Judex

Chapitre 4COCANTIN SAUVETEUR

– Allons, mon vieux Coco… ne fais pas latête comme ça. On va la retrouver, quoi… Une poule qui flotte commeun bouchon, c’est pas la mer à boire.

C’est en ces termes que le môme Réglisse quiavait pris place dans le canot de l’Aiglon, s’efforçait derassurer son grand ami sur le sort de l’intrépide Miss Daisy.

Mais le directeur de l’Agence Céléritas, àmesure que la barque gagnait le large, sentait ses inquiétudesgrandir.

En effet… les yeux rivés à la lorgnette, ilavait beau scruter l’horizon qu’éclairaient à présent les premiersrayons du soleil… il n’apercevait rien… absolument rien…

Pas la moindre Daisy…

Pas le plus petit sillage d’une ondine sur leseaux.

Pâle… le regard navré… tout transi d’angoisse,il exprimait :

– Pourvu qu’elle n’ait pas été entraînéevers la haute mer par quelque courant. Quelle chose atroce !Rien que d’y penser j’en suis malade. Je sens que je deviensfou !…

Puis, s’adressant aux matelots… ilinterrogeait avidement :

– Est-ce qu’il y a beaucoup de courantspar ici ?

L’homme de barre, un vieux marin à la peaubasanée et à l’œil malin, surmonté d’épais sourcils qui avaientpris les allures et la teinte d’une touffe d’algues marines,répondit en mâchonnant sa chique entre les trois ou quatre vieillesdents qui lui restaient au fond de la bouche :

– Il y en a… des fois… mais on peut s’engarer.

Cocantin, l’œil rond, inquiet, demanda tout entremblant :

– Et des poissons… des poissonsdangereux… Est-ce qu’il y a des poissons dangereux… des requins parexemple ?

Le vieux matelot, d’un air gouailleur,répondait :

– Des requins… dans la baie deSaint-Tropez, j’en ai jamais vu.

Et, s’adressant à un petit mousse qui maniaitdéjà l’aviron avec une vigueur remarquable, il fit :

– Et toi… Paulo… t’en as-t’y vu des foisdes requins… sur leur côte ?

– Non, jamais !

– Alors, qu’est-ce que t’as vu ?

– Des rascasses.

– Des rascasses ! s’écria Cocantinqui, soit qu’il eût complètement perdu la tête, soit qu’il n’eût,en pisciculture, que de très vagues connaissances, se sentit tout àcoup, rien qu’à ce nom à la fois sonore et agressif, envahi par unesueur froide, accompagnée de violents frissons.

Et tout de suite il ajouta, tandis que son nezimmense frémissait d’angoisse :

– C’est méchant, ça, unerascasse ?

Le mousse, auquel le vieux loup de mer avaitlancé un rapide coup d’œil d’intelligence, fit aussitôt :

– Si c’est mauvais !… Autant dire,mon bon monsieur, qu’il n’y a pas de plus sale bête dans toute laMéditerranée… Si c’est mauvais !

– Tant que ça ?

– Bien plus encore…

– Comment est-ce fait ?

– C’est pas beau à voir…, définissait lemousse. Ça vous a d’abord une grosse tête… avec des yeux quiressortent et qui sont tout hérissés de piquants, et puis… unegueule toujours ouverte… comme si elle voulait tout avaler à lafois.

– Ah ! mon Dieu ! soupiraitCocantin.

Le mousse poursuivait :

– Sur le dos, elles ont un gros paquetd’arêtes pointues… qu’elles redressent… quand elles sont encolère…

– Ne m’en dites pas davantage…,interrompait Prosper, bouleversé d’horreur par cette descriptionaussi exacte que pittoresque.

Et il ajouta :

– Ma pauvre Daisy… pourvu qu’elle n’aitpas été dévorée par une rascasse !

À ces mots, tous les matelots partirent d’unjoyeux éclat de rire.

– Non, mais… qu’est-ce qui vousprend ? s’indignait le détective malgré lui. Il n’y a rien dedrôle à cela… au contraire.

– Dévorée par une rascasse !répétait le loup de mer qui en avait lâché la barre. Dévorée parune rascasse !… Ah ! mon pauvre monsieur, vous n’avez pascela à craindre pour votre dame… Vous pouvez être bien tranquille.C’est plutôt elle qui l’aurait dévorée, la rascasse !

– Qu’est-ce que vous me racontezlà ? sursautait Cocantin que la colère commençait àenvahir.

Car il commençait à avoir l’impression trèsnette que, depuis un moment, les matelots de l’Aiglon sepayaient sa tête dans les grands prix.

Alors le matelot, tout en changeant sa chiquede place, questionna, tandis que son œil pétillait demalice :

– Dites-moi monsieur, avez-vous parfoismangé de la bouillabaisse ?

– De la bouillabaisse ?

Le loup de mer définit, avec une précisiondigne de l’auteur du parfait manuel de La Cuisinièrebourgeoise :

– C’est un plat du pays composé de pommescuites dans de l’eau… ou dans du vin blanc et dans lequel on metbeaucoup d’ail, de persil, de safran, de poisson, de laurier…

– J’y suis… j’y suis, reconnaissait ledirecteur de l’Agence Céléritas qui, faisant appel à ce qu’on estconvenu d’appeler des souvenirs d’estomac, formulait :

– Je me rappelle en avoir mangé àMarseille, sur le quai… C’était bon… c’était même très bon. J’en aimangé aussi à Nice… elle était non moins exquise… Mais qu’est-ceque la rascasse peut bien avoir affaire avec labouillabaisse ?

– Hé ! c’est que la bouillabaisseest faite avec la rascasse.

– C’est donc un petit poisson ?

– Un tout petit petit…

– Vous m’avez fait marcher !…s’écria Cocantin qui, doué d’un très bon caractère, eût été lepremier à rire de la facile plaisanterie des hommes du bord, s’iln’eût pas été si anxieux du sort de sa fiancée.

Et il allait reprendre sa jumelle au mômeRéglisse qui, depuis un instant déjà, s’en était emparé, lorsque lepetit s’exclama :

– Hé ! Coco, là-bas… un peu àdroite, je vois quelque chose qui remue… qui remue dans l’eau…

Brusquement… l’héritier du sieur Ribaudet…saisit la lorgnette et regarda à son tour…

Puis, au bout de quelques secondes d’unémouvant silence, il s’écria :

– C’est elle !… Je ne la reconnaispas bien… mais ça ne fait rien… j’en suis sûr… c’est elle… Mon cœurme l’a dit tout de suite.

Et, sans se douter un seul instant qu’ilparodiait le chevalier des Grieux dans Manon, il ajouta ense frappant la poitrine :

– Et mon cœur ne se trompe pas !…Ah ! Daisy… Daisy ! J’arrive à temps pour tesauver !…

Immédiatement… le canot se dirigea vers lepoint mouvant que l’on distinguait au loin… à la surface des eauxcalmées, et qui ne se ridaient plus que de quelques vagues légères…onduleuses, plutôt faites pour favoriser la nageuse que pour gênerses mouvements.

Peu à peu… le but se précisait…

Cocantin et le môme Réglisse n’avaient éténullement l’objet d’une erreur.

C’était bien Miss Daisy Torp qui… toujourssouple… gracieuse, bien que réellement fatiguée, se balançait surles flots.

En apercevant la barque qui venait à sonsecours, la jeune femme, redoublant d’efforts, voulut revenir verselle…

Mais… elle avait trop présumé de sesforces.

Visiblement épuisée elle battit l’air de sesmains… et, au moment où le môme Réglisse lui lançait :« Tenez bon, nous voici », la nageuse disparut sousl’eau… tandis que Cocantin désespéré s’exclamait :

– Trop tard ! nous sommes arrivéstrop tard ! C’est épouvantable ! Je ne m’en consoleraijamais… jamais !

Mais à peine avait-il prononcé cette phrasequ’un cri d’espoir et d’allégresse lui succédait.

– Elle… c’est elle. Je la vois. Daisy… mafiancée ! ma femme !

Il venait de voir reparaître tout près de labarque, flottant à portée de sa main, l’opulente chevelure de MissDaisy.

Brusquement, il avança le bras et empoignavigoureusement… une touffe de cheveux blonds… tandis que lesmatelots, se penchant hors de l’embarcation, parvenaient à saisirla jeune femme par un bras.

Daisy était sauvée !

En un clin d’œil elle fut remontée à bord.

Il était temps…

L’audacieuse ondine était privée de toutsentiment.

Tandis que le canot regagnait la terre,Cocantin, aidé du môme Réglisse qui s’y connaissait, se mit à lafrictionner avec une ardeur sans pareille, tout en lui murmurantles paroles les plus sincèrement admiratives et les plus doucementaffectueuses.

Au bout de quelques minutes, la jolieAméricaine revint à elle…

En apercevant Cocantin qui, penché sur elle,guettait avec impatience son premier regard, elle balbutia d’unevoix encore éteinte :

– Thank you very much !(Je vous remercie beaucoup)…

Et presque aussitôt elle ajouta :

– Cela va mieux… beaucoup mieux… J’auraistant voulu rattraper cette femme !

Et elle ajouta :

– Vous pouvez dire à votre ami Judexqu’elle ne viendra plus l’ennuyer… à présent… Je vous legarantis !

Puis… fermant les yeux… Miss Daisy Torp tombadans une sorte de torpeur, inévitable conséquence de la dépressionnerveuse qu’elle subissait à la suite de l’effort surhumain qu’ellevenait d’accomplir.

Nous n’attendrons pas que Miss Daisy Torp soitrevenue à elle pour narrer à nos lecteurs l’issue du combatterrible qui s’était passé en mer, et dont Diana Monti et la jolieondine avaient été toutes deux les protagonistes.

L’aventurière avait commencé par se cramponneravec l’énergie du désespoir au cou de la nageuse… cherchant àl’étrangler en un spasme de rage suprême, formidable.

Mais si elle était adroite et robuste,l’Américaine ne lui cédait en rien en vigueur et en agilité.

Vivement elle s’était dégagée…

Comprenant qu’il s’agissait d’un véritableduel à mort, d’une lutte sans merci… les deux adversaires, revenantà la surface, s’étaient empoignées à nouveau en une furieuseétreinte.

Mais, cette fois, Miss Daisy Torp, mieux surses gardes et complètement fixée sur les intentions de son ennemie,avait tout de suite pris l’initiative du combat.

Immobilisée… serrée comme dans un étau…incapable de réagir, entièrement dominée, annihilée par lavaleureuse Daisy, qui redoublait d’efforts, l’ex-institutrice desSablons avait promptement senti ses forces s’épuiser… et, tandisqu’un dernier cri de rage infernale s’échappait de ses lèvres, elleavait perdu connaissance, ne laissant plus entre les mains de lanageuse triomphante qu’une sorte de loque humaine que la mer nedemandait qu’à engloutir.

Mais Daisy Torp, toujours intrépide, avaitrésolu de ramener sa prisonnière à bord de l’Aiglon.

Elle voulait que son succès fût complet,décisif.

Et, tout en soutenant d’un bras, hors del’eau, la tête de la misérable, elle nagea vers le navire qu’elleapercevait au loin, et qui commençait sa manœuvre de retour. Maisbientôt elle s’aperçut qu’elle avait trop présumé d’elle.

Contrariée, gênée par les courants qui, sansprésenter aucun danger, n’en étaient pas moins une entravefatigante… en la forçant à chaque instant à modifier sa route et,tout en ralentissant son allure, l’écartaient sensiblement del’Aiglon, la fiancée de Cocantin comprit bientôt qu’ilserait plus que téméraire de persévérer dans son projet… et qu’elledevait assurer, avant tout, son propre salut.

Lâchant Diana Monti, qui n’avait pas reprisses sens et disparut aussitôt sous les flots, elle résolut deretourner seule à bord.

Mais comme elle s’orientait… une exclamationlui échappa.

L’Aiglon, toutes voiles dehors,s’éloignait rapidement vers Sainte-Maxime.

Quant à la barque que Judex avait envoyée ausecours de la nageuse, soit qu’elle se fût trompée de route, soitque Daisy, au cours de sa poursuite et de sa lutte, eût étéentraînée dans une autre direction, elle avait disparu.

Il ne restait plus à miss Torp, comme dernièreressource, que de gagner la terre à la nage.

En aurait-elle le pouvoir ?…

En tout cas, elle allait l’essayer avecl’énergie indomptable qui la caractérisait.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, fortheureusement pour elle, Cocantin était arrivé au moment où, malgréson indomptable courage et ses facultés physiques prodigieuses,elle allait couler à pic…

Et comme, au moment où la barque qui l’avaitrecueillie entrait dans le port, elle rouvrait les yeux, apercevantle môme Réglisse qui la regardait avec une expression d’admirationprofonde et d’irrésistible sympathie, elle demanda d’une voixencore un peu dolente :

– Quel est cet enfant ?

– C’est mon fils…, répliqua gravementl’excellent Cocantin en attirant le brave petit contre lui…

– Alors, sourit la gracieuse ondine, cesera aussi le mien.

– Mince de luxe ! s’exclama le mômeRéglisse en embrassant la nageuse. Un papa… une maman… tout ça dansla même journée. Il ne me manque plus maintenant que de faire unhéritage.

Et il ajouta en prenant un air de comiqueimportance :

– Ce que c’est, tout de même, que d’avoireu toujours une bonne conduite !

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