Judex

Chapitre 2LE « ROI DU COTILLON »

Celui qui venait ainsi de décréter avec tantde cynique désinvolture la conquête ou plutôt le déshonneur deJacqueline n’était autre que le jeune marquis César de Birargues,vice-président du Polo-Club, trésorier du cercle des Sports et desArts, champion de golf, prince du tennis et « roi ducotillon » !

Tous ces titres, d’ailleurs, ne l’empêchaientnullement d’être le snob le plus insupportable et le personnage leplus inutile de la terre.

Le duc, son père, excellent gentilhomme, avaiten vain cherché à éveiller dans l’âme de son fils les sentimentsd’honneur chevaleresque de tradition dans la famille. La duchesse,noble femme toute de vertu souriante et de charme captivant, avaitdû, elle aussi, renoncer à lui prodiguer ses excellentsconseils.

À sa majorité, quittant la somptueuse demeureque, depuis le XVIIe siècle, les Birargues occupaient aufaubourg Saint-Germain, César s’était installé avenue Henri-Martin,dans un luxueux appartement de garçon… où il menait depuis près dedeux ans… l’existence la plus désordonnée, ne rendant aux siens quedes visites rapides et intéressées.

Aussi, grandes furent la surprise et la joiede sa sœur, la jolie et délicate Gisèle, lorsque, vers dix heuresdu matin, elle vit entrer le marquis dans le vaste salon où, depuisun moment déjà, elle s’exerçait sur un magnifique piano aux gammeschromatiques et aux arpèges les plus ardus.

– Bonjour, César ! s’écria-t-elle encourant embrasser son frère qu’elle ne pouvait juger qu’à traversla limpidité de son cœur virginal.

– Bonjour, mignonne, répondit le championde tennis… Tu es en train d’étudier… Aussi, je te laisse.

– Non, reste…, suppliait gentimentGisèle. Les instants que tu nous consacres sont si rares que jem’en voudrais de te les disputer même pour Beethoven ou pourMozart.

César ripostait, cherchant à se mettre àl’unisson :

– J’en suis d’autant plus charmé que tuadores la musique.

– C’est un art si admirable.

– Es-tu en progrès ?

– Mme Bertin m’affirmeque oui.

– Mme Bertin ?questionnait le « roi du cotillon » avec l’hypocrisied’un « roué ».

– Mon nouveau professeur…, expliquaitGisèle. Je l’attends d’un moment à l’autre… et je suis persuadéequ’elle se fera un plaisir de te dire elle-même ce qu’elle pense demoi…

– Je suis très pressé…, affirmait Césarde Birargues.

– Oh ! Reste un peu, insistaitGisèle, je tiens beaucoup à ce que tu voiesMme Bertin… C’est une personne très distinguée,très douce… qui a eu, paraît-il, de gros revers de fortune… Ellenous a été recommandée par M. l’abbé Villetot… le premiervicaire de Saint-Philippe-du-Roule. Si tu pouvais lui procurerquelques leçons, je t’assure que tu ferais une bonne action… carcette jeune femme est tout à fait intéressante.

– Oh ! moi, les leçons de piano, cen’est guère mon affaire, ripostait le « roi du cotillon »d’un air d’indifférence affectée… lorsqu’une porte s’ouvrit,livrant passage à une femme de chambre qui annonça :

– Mme Bertin.

Simplement… modestement… Jacquelines’avançait, vite rejointe par Gisèle qui, gracieusement,présentait :

– Mon frère le marquis César deBirargues… Mme Bertin, mon professeur.

Saluant avec déférence, César fitaussitôt :

– Ma sœur, madame, m’a tant dit de biende vous que je ne puis être que très flatté de faire votreconnaissance.

– Mlle Gisèle me connaîtdepuis très peu de temps, répliquait la fille du banquier… Jecrains qu’elle ne s’aperçoive très tôt combien elle exagère mesmérites.

– Je suis sûr, au contraire, protestaitCésar, que ma sœur ne se trompe pas et que chaque heure que vouslui consacrez lui permettra de découvrir en vous de nouvelles etprécieuses qualités.

À ce compliment, un peu trop direct pour unepremière rencontre, Jacqueline rougit légèrement ; et, aprèss’être inclinée avec une aisance discrète qui révélait une parfaiteéducation mondaine, elle s’en fut déposer son carton de musique surle piano.

– C’est cela, travaillons ! s’écriajoyeusement Mlle de Birargues.

– Suis-je de trop ? demanda César,en esquissant un geste de sortie.

– Pas du tout ! lança Gisèle.

– Alors, commençons, fit gracieusement lafille du banquier.

Jacqueline, qui avait suivi jadis en bénévoleles cours du Conservatoire, se montra non seulement excellentemaîtresse, mais aussi véritable et vibrante artiste, achevantainsi, sans s’en douter, d’exacerber la passion qu’elle avaitinspirée à César.

La leçon était presque terminée, lorsque lafemme de chambre reparut, prévenant que la baronne d’Orseldemandait Mlle Gisèle au téléphone.

La jeune fille déclara :

– C’est pour notre vente de charité… Vouspermettez, madame Bertin ?

– Certainement, mademoiselle.

– Mon frère va vous tenir compagnie.

À peine avait-elle disparu que César,incapable de se maîtriser davantage, se levait brusquement, s’enallait droit à Jacqueline, et attaquait d’une voix que le désirfaisait trembler :

– Madame, vous allez dire que je suis leplus maladroit et le plus insensé des hommes… mais je suisincapable de vous dissimuler plus longtemps le sentiment que vousm’avez inspiré.

À cette déclaration, aussi brutalequ’inattendue, Jacqueline était restée toute interdite.

– Monsieur, balbutia-t-elle, en se levantà son tour, je vous prie de cesser une plaisanterie qui m’estd’autant plus pénible…

Elle n’acheva pas…

Cédant à la fougue d’un tempéramentnaturellement emporté, César s’emparait de force des mains de lajeune femme et s’écriait avec un accent de passion véritablementinsultante et sans vergogne :

– Écoutez-moi… je vous en supplie. Lepremier jour où vous êtes venue ici… vous avez produit sur moi uneimpression tellement foudroyante que j’ai attendu que vous sortiez…Alors, je vous ai suivie, sans que vous vous en doutiez, jusquelà-bas, à Neuilly… oui, jusqu’au seuil de cette pension de familleoù vous demeurez, dans une chambre dont se contenterait à peine uneouvrière… Toujours à votre insu, je me suis attaché à vos pas… J’aivécu avec vous ce véritable enfer qu’est l’existence à Paris d’unefemme jeune, jolie, dénuée de ressources et qui se croit obligée degagner sa vie par son travail… Votre courage tranquille, votrerésignation touchante n’ont fait que grandir l’irrésistiblesentiment que vous m’avez inspiré… Car je vous aime, madame, jevous adore à un point que je ne saurais vous exprimer…c’est-à-dire… à en devenir fou… à en perdre la tête… Voilàpourquoi, puisque les préjugés du monde auquel j’appartiens ne mepermettent pas de vous donner mon nom, je vous conjure de melaisser faire de vous la femme la plus heureuse et la plusadorée.

Superbe d’honnêteté sereine, Jacqueline avaitécouté sans un mot, sans un geste, la tirade classiquementenflammée du snob. Ce fut seulement quand il eut terminé qu’ellereprit, non plus de sa voix si naturellement douce et enveloppante,mais sur un ton de mépris glacial :

– Vous êtes gentilhomme, monsieur deBirargues ?

– De vieille race et je m’en vante.

– Alors, pourquoi vous conduisez-vouscomme un manant ?

– Vous dites ? s’exclama César,cinglé par cette virulente apostrophe.

– Je dis, monsieur, qu’en abusant de masituation pénible pour me faire une déclaration aussi outrageante,et cela dans la maison de vos parents, vous avez agi d’une façonindigne d’un homme d’honneur.

– Ne soyez pas implacable, etlaissez-moi…

– Retirez-vous, monsieur… ou c’est moiqui m’en vais !

Intimidé par l’autorité souverainequ’exprimaient le verbe et l’attitude de Jacqueline, César deBirargues balbutia :

– Je n’insiste pas, madame, mais rien nem’empêchera de penser à vous, et d’espérer quand même.

Gisèle revenait souriante… César, reprenantinstantanément sa physionomie habituelle, fit d’un airdégagé :

– Cette fois, petite sœur, je te laisse.Mais je tiens à te dire que le peu de temps que j’ai passé auprèsde Mme Bertin n’a fait que grandir en moi le désirde la connaître davantage.

Et il s’en fut, un mauvais sourire aux lèvres,tandis que Gisèle, s’installant à son piano, modulait les premiersaccords de l’adorable « Clair de lune », deWerther, où Massenet, notre Musset lyrique, semble avoirvoulu faire passer en un frissonnement divin toute la douceur et latendresse humaine… À mesure que les notes s’égrenaient et que sonélève, toute à la musique, laissait errer sur ses lèvres un sourirede joie contemplative et chaste, Jacqueline, dont le visagereflétait une indicible tristesse, demeurait penchée vers sonélève, au-dessus du clavier ; et comme deux larmes tombaientsur les touches blanches, Gisèle releva la tête.

Effrayée par cette manifestation subite dedéchirante détresse, elle eut un cri d’effroi… Instinctivement, sesbras se nouèrent autour du cou de la jeune femme, et plongeant sonregard clair dans les yeux noyés de la malheureuse, elleinterrogea :

– Qu’avez-vous, chère madame ?

– Je pense à mon fils ! murmuraJacqueline en laissant retomber sa tête sur l’épaule de sonélève.

*

* *

Ce soir-là, Jacqueline, après avoir couru lecachet toute la journée, rentrait à Neuilly, vers sept heures dusoir… Avant de descendre à la table d’hôte prendre son repas dusoir, elle monta dans sa chambre.

Comme elle ouvrait sa porte, un cri desurprise lui échappa. Sur une table, au milieu de la pièce, dansune cage en osier, deux jolis pigeons blancs la saluaient d’unroucoulement de bon augure.

La jeune femme s’aperçut qu’une lettre étaitattachée à l’un des barreaux de la cage… Elle la décacheta, et lutces quelques mots, qui la plongèrent aussitôt dans la stupéfactionla plus vive :

Madame, si quelqu’un vous menace, rendezla liberté à ces pigeons… J’accourrai à votre secours… Je veillesur vous !

JUDEX.

– Judex. Encore Judex !… murmuraitla fille du banquier, oppressée. Quel est ce nouveau mystère ?Oh ! savoir ! Oui, tout savoir !… Mais, à quoibon ?… Mieux vaut oublier ! Le coupable a subi unchâtiment terrible… Je n’ai plus qu’à prier pour lui… Quant à cejusticier inconnu qui, après avoir frappé mon père, se faitaujourd’hui mon défenseur, je ne veux et ne dois rien accepter delui… Quoi qu’il puisse m’arriver, ces oiseaux resteront à jamaisenfermés dans leur cage.

Et, tout en enveloppant d’un regard de bontéattendrie les deux pigeons qui, simultanément, eurent un léger etgracieux battement d’ailes, Jacqueline se prit àmurmurer :

– C’est étrange ! Il me semble queme voilà plus tranquille !

Et joignant les mains, elle ajouta, sublime ensa résignation de martyre volontaire :

– Merci, mon Dieu. Faites que mon filssoit heureux. Je n’ai pas le droit de vous en demanderdavantage !

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