La Compagnie blanche

Chapitre 11Comment un jeune berger se vit confier un troupeau dangereux

L’entrée du château de Twynham était sombre,malgré les deux torches qui brûlaient de l’autre côté du portail.Les voyageurs purent néanmoins distinguer au-dessus de la grillel’écu des Montacute, gueules de chevreuil sur champ d’argent,flanqué à droite et à gauche d’armoiries plus petites où l’onreconnaissait les roses rouges du connétable. Quand ils passèrentsur le pont-levis, Alleyne vit briller des armes. À peineavaient-ils posé le pied dans le baile extérieur qu’une sonnerie debugle retentit : dans un grand bruit de charnières grinçanteset de chaînes qui cliquetaient, le pont se releva, halé par desmains invisibles. Au même instant la grande herse descendit etintercepta les dernières lueurs du jour. Sir Nigel et son épouserentrèrent au château. Un sous-intendant prit en charge les troiscamarades et les mena à l’office où il y avait toujours du pain, dubœuf et de la bière réservés aux voyageurs. Après un repas cordialet quelques ablutions dans un baquet, ils flânèrent dans lebaile ; là, l’archer scruta l’obscurité pour s’intéresser auxmurailles et au donjon, avec l’œil critique du soldat qui a vuquelques sièges et qui est difficile à satisfaire ; Alleyne etJohn trouvaient que le château était une forteresse formidable.

Construit par les soins de Sir Baldwin deRedvers au début du XIIe siècle, à une époque où leshommes songeaient plus à la guerre qu’au confort, le château deTwynham avait été conçu pour servir uniquement de place forte. Ilne ressemblait donc nullement aux palais magnifiques quicombinèrent plus tard la robustesse avec la somptuosité. Au tempsdes Édouard, des châteaux comme ceux de Conway et de Caernarvon(pour ne rien dire de celui de Windsor) administrèrent la preuvequ’il était possible de s’assurer le luxe pendant la paix aussibien que la sécurité dans les périodes troublées. Twynham, quiavait été commis à la garde de Sir Nigel, dominait les eaux clairesde l’Avon de sa masse imposante et sombre, comme l’avaient voulules premiers Anglo-Normands. Il y avait deux bailes (extérieur etintérieur) non pavés et ensemencés d’herbe pour les moutons et lebétail qui en cas de danger devaient être ramenés dans l’enceinte.Tout autour se dressaient de hauts murs à tourelles ; dansl’angle un donjon carré, farouche et sans fenêtres, s’élevaitau-dessus d’un monticule qui le rendait pratiquement inaccessiblepour un assaillant. Adossées en ligne le long des murs des bailes,des maisons de bois et des écuries abritaient les archers et leshommes d’armes de la garnison. La plupart des portes de ces humblesdemeures étaient ouvertes ; la faible lumière qui régnait àl’intérieur permit à Alleyne d’apercevoir des hommes barbus entrain de fourbir leur équipement, tandis que les femmes bavardaientsur le pas des portes, un travail d’aiguille à la main. L’air étaitplein de leur caquet ainsi que du babil joyeux des enfants :contraste bizarre avec le miroitement des armes et le belliqueuxdéfi des murailles.

– M’est avis qu’une compagnie d’écolierspourrait tenir cette place contre une armée ! fit John.

– Je pense comme toi, dit Alleyne.

– Hé bien, vous vous trompez !déclara l’archer. Par ma garde ! J’ai vu une forteresse plusredoutable enlevée en une soirée d’été. Je m’en souviens d’une enPicardie, qui avait un nom aussi long qu’un pedigree de Gascon.C’était quand je servais sous Sir Robert Knolles, avant l’époque dela Compagnie. Nous en avons fait le sac et ramassé un gros butin.Moi-même j’ai gagné un grand hanap en argent, deux gobelets, et unecuirasse en acier d’Espagne. Pasques Dieu ! Les jolies femmesne manquent pas par ici ! Mort de ma vie ! Vous voyezcelle qui se tient sur le seuil ? Je vais lui dire deux mots.Mais que nous veut celui-ci ?

– Y a-t-il parmi vous un archer du nom deSam Aylward ? demanda un homme d’armes grand et maigre, quiavait traversé la cour pour aller vers eux.

– C’est mon nom, répondit l’archer.

– Alors, je n’ai nul besoin de te dire lemien, fit l’inconnu.

– Par la sainte croix ! Mais c’estBlack Simon de Norwich ! s’exclama Aylward. Sur mon cœur,camarade ! Viens sur mon cœur ! Ah, que je suis contentde te revoir !

Tous deux tombèrent dans les bras l’un del’autre et s’étreignirent comme des ours.

– Et d’où viens-tu, vieux paquet de sanget d’os ? s’enquit l’archer.

– Je me suis engagé ici. Dis-moi,camarade, est-il exact que nous allions en découdre encore une foisavec ces Français ? On le dit dans la salle des gardes, et onajoute que Sir Nigel va repartir.

– C’est assez vraisemblable, mon gars, autrain où vont les choses.

– Alors, que Dieu soit loué ! crial’autre. Cette nuit même je vais mettre de côté un calice en orpour l’offrir à l’autel de mon saint patron. Je me suis langui detoi, Aylward, comme une jeune fille se languit de son amoureux.

– L’envie de piller t’aurait doncrepris ? Ta bourse est-elle si légère qu’il n’y en a pas assezpour une tournée ? J’ai un sac à ma ceinture, l’ami, et tun’as qu’à y plonger ta main et prendre ce que tu veux. Entre nous,le partage a toujours été de règle.

– Non, camarade. Ce n’est pas de l’orfrançais qu’il me faut, mais du sang français. Je m’agiterais dansmon tombeau, cousin, si je mourais avant de disputer un autretournoi avec eux. Car en France nous avons toujours fait la guerreloyalement et proprement : pour l’homme le poing fermé, maisle genou ployé devant la femme, n’est-ce pas ? Or que s’est-ilpassé à Winchelsea quand leurs galères ont débarqué il y a quelquesannées ? J’avais là ma vieille mère, qui était descendue desMidlands pour se rapprocher de son fils. On l’a trouvée plus tardprès de son âtre, transpercée par la hallebarde d’un Français. Masœur cadette, la femme de mon frère et ses deux enfants n’étaientplus que des tas de cendres dans les ruines fumantes de leurmaison. Je ne dirai pas que nous avons tout respecté enFrance ; mais au moins nous avons épargné les femmes et lesenfants ! Voilà pourquoi, vieil ami, j’ai le sang enébullition, pourquoi il me tarde d’entendre le vieux cri de guerre.Par la vérité de Dieu, si Sir Nigel déploie son pennon, j’enconnais un qui sera heureux de sentir des battants de selle entreses jambes.

– Nous avons fait ensemble du bonouvrage, vieux chien de guerre ! dit Aylward. Par ma garde,nous pouvons espérer en faire encore un peu plus avant demourir ! Mais c’est plutôt la bécasse espagnole que le héronfrançais que nous chasserons. Il est vrai que Du Guesclin et lesmeilleures lances de France se sont mis, paraît-il, au service deslions et des tours de Castille. Mais, dis-moi, camarade, j’ai dansl’idée qu’une petite affaire entre nous deux n’a jamais étéréglée.

– Pardieu, tu dis vrai ! s’écrial’autre. Je l’avais oublié. Le grand prévôt et ses hommes nousavaient séparés à notre dernière rencontre.

– Sur quoi, mon ami, nous avions fait vœude vider notre querelle à la première occasion. Je vois que tu aston épée ; la lune brille suffisamment pour deux oiseaux denuit comme nous. En garde, mon gars ! Il y a un bon mois queje n’ai pas entendu le cliquetis de l’acier.

– Sortons de l’ombre, acquiesça l’autreen dégainant. Un vœu est un vœu ; on ne s’en délie pas à lalégère.

– Un vœu à des saints, intervint Alleyneà voix haute, doit être respecté ; mais celui-ci est un vœu audiable et, tout clerc que je sois, je suis l’interprète de lasainte Église quand je vous déclare que c’est un péché mortel derégler ainsi un différend. Quoi ! Deux hommes mûrs segarderont-ils rancune pendant des années et se sauteront-ils à lagorge comme deux roquets ?

– Pas de rancune, jeune clerc ! Pasla moindre ! s’écria Black Simon. Je n’ai pas une goutted’amertume dans le cœur contre mon vieux camarade ; mais laquerelle, comme il l’a dit, n’est pas vidée. En garde,Aylward !

– Pas tant que je pourrai m’interposerentre vous deux ! cria Alleyne en bondissant devant l’archer.C’est une honte, c’est un péché de voir deux chrétiens d’Angleterredégainer pour se battre l’un contre l’autre comme deux païensassoiffés de sang.

– Et j’ajoute, déclara Hordle John quiapparut soudain sur la porte de l’office en tenant un gros rouleauà pâtisserie, que si l’un de vous deux lève son épée, je l’aplatiscomme une pâte molle. Par la croix noire ! Je taperais dessuscomme sur un clou dans une porte, mais je ne vous laisserai pasvous couper la gorge.

– Pardieu, voilà une étrange manière deprêcher la paix ! s’emporta Black Simon. Tu pourrais bien tefaire égorger toi-même, mon gros, si tu t’approches de moi avec tamassue. Mieux vaudrait que le pont-levis du château retombe sur matête !

Alleyne étendit les bras pour séparer les deuxantagonistes et se tourna vers l’archer.

– Dis-moi, Aylward, quelle est la causede cette querelle afin que nous examinions si un règlementhonorable ne peut pas intervenir.

L’archer considéra d’abord ses pieds, puis lalune.

– Parbleu ! s’écria-t-il. La causede notre querelle ? Eh bien ! mon petit, elle remonte àplusieurs années. Nous étions dans le Limousin. Comment veux-tu queje me la rappelle exactement ? Simon l’a sûrement sur le boutde la langue.

– Ma foi non ! répliqua l’autre.J’ai eu depuis d’autres choses en tête. Nous nous étions disputés àpropos de dés, ou de vin, ou peut-être d’une femme, hé ?

– Tu as mis le doigt dessus ! ditAylward. C’était bien à propos d’une femme. Et nous allons vidernotre querelle car je n’ai pas changé d’avis.

– Mais quelle femme ? demanda BlackSimon. Que la peste m’étouffe si je me rappelle quoi que ce soit àson sujet !

– C’était Blanche-Rose, la servante des« Trois Corbeaux » à Limoges. Que son joli cœursoit béni ! Eh bien, mon gars, je l’aimais !

– Tu n’étais pas le seul, dit Simon. Jem’en souviens maintenant. Le jour même où nous nous battîmes pourcette petite friponne, elle partit avec Evan ap Price, ce Galloisaux longues jambes. Ils sont à présent propriétaires d’unehôtellerie quelque part sur les bords de la Garonne, et le Galloisboit tellement de liqueurs qu’il en reste peu pour laclientèle.

– Alors n’en parlons plus, fit Aylward enremettant son épée au fourreau. Un Gallois ! Quel mauvaisgoût, camarade ! D’autant plus mauvais qu’elle pouvait choisirentre un bel archer et un grand homme d’armes !

– Tu as raison, vieil ami !D’ailleurs il vaut mieux que nous ayons réglé pacifiquement notredifférend, car Sir Nigel serait sorti au premier cliquetis d’épées,et il a juré que s’il éclatait une querelle dans la garnison iltrancherait la main droite des adversaires. Tu le connais, et tusais qu’il tient parole !

– Mort-Dieu oui ! Mais il y a de labière, de l’hydromel et du vin à l’office, et l’intendant est unjoyeux coquin qui ne fera pas de difficultés pour un verre ou deux.Buvons, mon gars, car ce n’est pas tous les jours que deux vieuxamis se retrouvent.

Les soldats et Hordle John se dirigèrent versl’office. Alleyne allait les suivre quand il sentit une main surson épaule : un jeune page se tenait près de lui.

– Le seigneur Loring commande, ditl’enfant, que vous me suiviez dans la grande salle et que vousl’attendiez là.

– Et mes camarades ?

– Son ordre ne concernait que vous.

Alleyne accompagna donc le messager ; àl’extrémité est de la cour, de larges marches conduisaient àl’entrée du grand château dont le mur extérieur était baigné parl’Avon. Les plans primitifs n’avaient rien prévu pour le logementdu seigneur et de sa famille en dehors du sous-sol sombre etsinistre du donjon. Mais une génération plus civilisée (ou plusefféminée) avait refusé de se laisser parquer dans une cave, etelle avait édifié au flanc du donjon le château avec ses salles quise faisaient suite, pour lui servir de demeure décente. En haut desmarches Alleyne fut introduit dans la grande salle. Il regardaautour de lui ; comme il ne vit personne, il resta debout, sonbonnet à la main, et il examina les lieux. Les temps n’étaient plusoù la grande salle d’un seigneur ressemblait, avec de la paille parterre, à une grange où flânaient et mangeaient tous les habitantsdu château. Les Croisés avaient rapporté l’expérience du luxedomestique, le souvenir des tapis de Damas et des nattesd’Alep ; ils n’avaient pu supporter plus longtemps l’odieuxinconfort et l’absence de toute vie privée qu’ils retrouvèrent enrentrant dans les places fortes de leurs aïeux. Plus importanteencore fut l’influence des grandes guerres contre la France :les deux nations pouvaient en effet rivaliser d’égal à égal dansles exercices militaires, mais nos voisins nous étaientincontestablement supérieurs dans les arts de la paix. Un flot dechevaliers regagnant leur pays, de soldats blessés, se déversaitdepuis un quart de siècle en Angleterre ; il s’ensuivit unplus grand raffinement dans la mode anglaise. D’autre part desbateaux chargés de marchandises françaises pillées à Calais, àRouen et dans d’autres villes mises à sac avaient fourni à nosartisans des modèles sur lesquels ils pouvaient épanouir leurstalents. Voilà pourquoi dans de nombreux châteaux anglais, et auchâteau de Twynham en particulier, on pouvait trouver des sallesqui ne manquaient ni de grandeur ni de confort.

Dans la vaste cheminée de pierre, un feu debois crépitait ; des lueurs rougeâtres dansaient autour de lapièce. Une lanterne était allumée dans chaque angle, la salle étaitdonc claire et gaie. Au-dessus de la cheminée s’étalaient desguirlandes de blasons qui remontaient jusqu’aux corniches duplafond en chêne sculpté ; de chaque côté du feu, deux grandsfauteuils surmontés d’un dais étaient destinés au maître de maisonet à son hôte d’honneur. Devant les murs pendaient des tapisseriescompliquées et richement colorées qui représentaient les exploitsde Sir Bevis de Hampton ; des bancs et les tréteaux desbanquets se dissimulaient derrière cet écran de luxe. Le plancherétait un carrelage verni ; un tapis flamand carré rouge etnoir s’étalait au centre ; de nombreux canapés, des coussins,des chaises pliantes, des banquettes sculptées meublaient encore lasalle. Tout au bout un long buffet noir était couvert de coupes enor, de plateaux d’argent et d’autres pièces de valeur. Mais ce quiintéressa le plus Alleyne fut une petite table en bois d’ébène toutprès de lui ; à côté d’un échiquier dont les pièces étaientencore posées, un manuscrit était ouvert ; l’écriture étaitparfaitement moulée ; dans la marge de gracieuses enjolivuresétaient dessinées. Vainement Alleyne tenta-t-il de se rappeler lelieu où il se trouvait, ainsi que les règles de la bonne éducationqui auraient dû le retenir : ces lettrines coloriées et leslignes noires si bien tracées l’attirèrent comme la pierre d’aimantattire l’aiguille. Presque sans s’en rendre compte il se déplaça etapprocha du roman de Garin de Montglane ; alors il s’absorbasi profondément dans sa lecture qu’il oublia où il se trouvait etpourquoi il était venu.

Il fut rappelé aux réalités, cependant, par unpetit rire féminin. Consterné il laissa tomber le manuscrit surl’échiquier et se retourna. La salle était vide et silencieuse. Ilallongea le bras pour reprendre le Roman ; mais derechef lepetit rire joyeux se fit entendre. Il regarda le plafond, la portefermée, les plis rigides de la tapisserie immobile, puis il aperçutune sorte de reflet derrière l’angle d’une banquette à haut dossierqui lui faisait face ; il fit un pas sur le côté : unemince main blanche tenait un miroir d’argent de telle manière quel’observateur pouvait voir sans être vu. Il s’arrêta, se demandas’il allait avancer ou s’il ferait semblant de n’avoir rienremarqué. Mais pendant qu’il hésitait, le miroir disparut et unejeune femme, grande et gracieuse, se leva derrière le paravent dechêne ; ses yeux pétillaient de malice. Alleyne tressaillit enreconnaissant la damoiselle qu’il avait arrachée aux violences deson frère. Elle ne portait plus sa charmante tenue d’écuyère, maisune longue robe en velours noir de Bruges qu’ornaient de finesdentelles blanches au col et aux poignets. Elle lui avait déjà parubien belle, mais à présent le charme qui émanait de sa silhouettedélicate et de son fier maintien se trouvait rehaussé par la richesimplicité de ses atours.

– Ah, vous sursautez ! fit-ellegaiement. Je ne saurais m’en étonner. Vous ne pensiez pas revoirjamais la damoiselle en détresse ? Oh, si j’étais ménestrel,que j’aimerais mettre tout ce roman en vers et en musique ! Lajeune étourdie, le méchant seigneur, et le clerc vertueux… Ainsinotre renommée s’établirait dans l’histoire, et vous seriez citéavec Sir Percival ou Sir Galahad et tous les autres libérateurs dedames opprimées.

– Ce que j’ai fait, déclara Alleyne, estune trop petite chose pour mériter des remerciements ; etcependant, si je puis le dire sans vous offenser, l’affaire mesemble trop sérieuse, elle était trop pressante pour devenir unsujet de gaieté et de raillerie. J’avais compté sur l’affection demon frère, mais Dieu a voulu qu’il en ait été autrement. C’est unejoie de vous revoir, madame, et de savoir que vous êtes rentréechez vous sans incidents, si toutefois ce château est bien votredemeure.

– Oui, le château de Twynham est mademeure, et Sir Nigel Loring est mon père. J’aurais dû vous le direce matin, mais quand j’ai appris que vous alliez vous rendre ici,j’ai aussitôt pensé vous faire la surprise. Oh, mon Dieu, commec’était amusant de vous observer !…

Elle éclata de rire une fois encore, une mainsur le côté, et ses yeux mi-clos brillant de plaisir.

– … Vous avez reculé, puis vous êtesrevenu, attiré par mon livre, comme la souris qui sent le fromagemais qui a peur du piège.

– Je suis honteux, répondit Alleyne, del’avoir touché.

– Non, cela m’a fait chaud au cœur devous voir faire. J’ai été si heureuse que j’ai ri de plaisir. Monbeau prêcheur peut donc être tenté ? me suis-je dit. Il n’estpas d’une autre argile que la nôtre.

– Que Dieu m’aide ! Je suis le plusfaible des faibles ! gémit Alleyne. Je prie pour avoir plus deforce.

– Et pourquoi faire ?interrogea-t-elle âprement. Si vous devez, comme je le suppose,vous enfermer pour toujours dans une cellule entre les quatre mursd’une abbaye, à quoi servirait que votre prière soitexaucée ?

– À mon salut.

Elle se détourna et haussa légèrement lesépaules.

– Est-ce tout ? dit-elle. Alors vousn’êtes pas meilleur que le Père Christopher et tous les autres.Votre salut ! Vous ! Toujours vous ! Mon père est lesujet du Roi ; quand il chevauche au plus fort de la mêlée ilne pense pas à sauver son propre corps ; il se soucie peu dele laisser sur le champ de bataille ! Pourquoi dès lors vous,qui êtes soldats de l’esprit, vous ennuieriez-vous et vivriez-voussempiternellement dans une cellule ou dans une caverne, avec latête pleine de vos soucis égoïstes, tandis que le monde, que vousdevriez guérir, va son chemin sans vous voir ni vousentendre ? Si vous tous vous vous préoccupiez aussi peu devotre âme que le soldat de son corps, les âmes des autres s’enporteraient sans doute mieux.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,madame ! répondit Alleyne. Et cependant je discerne mal ce quevous voudriez voir faire par le clergé et l’Église.

– Je voudrais les voir vivre comme lesautres, faire dans le monde des travaux d’hommes, prêcher en acteset non pas en paroles. Je voudrais les voir sortir de leurs lieuxde retraite, se mêler à la foule, éprouver les peines et lesplaisirs, les soucis et les récompenses, les tentations et lesémotions des gens ordinaires. Qu’ils travaillent ! Qu’ilspeinent, qu’ils labourent le sol ! Qu’ils prennent femme…

– Hélas ! cria Alleyne épouvanté.Vous avez sûrement goûté au poison de ce Wicliffe, dont j’aientendu dire tant de mal !

– Non, je ne le connais pas. Ce que jeviens de vous dire, je l’ai appris toute seule en regardant par lafenêtre de ma chambre et en observant ces pauvres moines duprieuré, en assistant à leur vie assommante, à leur train-traind’inutilités. Je me suis demandé si ce qu’on pouvait faire de mieuxavec la vertu consistait à l’enfermer entre des hauts murs commeune bête sauvage. Si les bons se cloîtrent et si les méchants sepromènent en liberté, alors tant pis pour le monde !

Alleyne la contempla avec stupéfaction :ses joues avaient rosi, elle avait les yeux brillants, et toute sonattitude exprimait une conviction éloquente. Mais aussitôt ellereprit sa première expression malicieuse.

– Feriez-vous ce que je vousdemanderais ? interrogea-t-elle.

– Que me demandez-vous, madame ?

– Oh, clerc peu galant ! Un vraichevalier n’aurait jamais posé votre question, mais il aurait jurétout de suite. Il s’agit de confirmer ce que je dirai à monpère.

– Confirmer quoi ?

– Confirmer, s’il le demande, que c’estau sud de la route de Christchurch que je vous ai rencontré. Sinonje serai enfermée avec les demoiselles d’atour, et j’aurai huitjours de travaux d’aiguille, alors que je préférerais faire galoperTroubadour jusqu’à Wilverley Walk, ou lâcher mon petit Roland surles hérons de Vinney Ridge.

– S’il me pose la question, je nerépondrai pas.

– Vous ne répondrez pas ? Mais ilvoudra que vous lui répondiez ! Il ne faut pas que vous metrahissiez ; autrement cela ira mal pour moi.

– Mais madame, s’écria le pauvre Alleynedésespéré, comment pourrais-je dire que nous nous sommes rencontrésau sud de la route alors que je sais parfaitement que c’était à sixkilomètres au nord ?

– Vous ne voulez pas le dire ?

– Mais vous ne le diriez pas, vous nonplus, puisque vous savez que ce n’est pas vrai.

– Oh, je suis lasse de vos prêches !s’écria-t-elle.

Et elle sortit de la salle en secouant sajolie tête. Alleyne demeura seul, aussi abattu et honteux que s’ilavait lui-même proposé quelque chose d’infâme. Mais elle revint aubout d’une minute, d’une humeur différente.

– Écoutez, mon ami ! dit-elle. Sivous aviez été enfermé aujourd’hui dans une abbaye ou dans unecellule, vous n’auriez pas pu apprendre à une jeune fille fantasquede respecter la vérité, n’est-ce pas ? Que vaut le berger quiabandonne ses moutons ?

– C’est un triste berger ! fithumblement Alleyne. Mais voici votre noble père.

– Vous allez voir quelle bonne élève jesuis… Père, je suis grandement redevable à ce jeune clerc, qui m’arendu service et m’a secourue ce matin dans les bois de Minstead, àsix kilomètres au nord de Christchurch, où je n’aurais pas dû êtrepuisque vous m’aviez ordonné de ne pas aller par là.

Elle avait débité cette longue phrase d’unevoix forte, puis elle lança à la dérobée un regard interrogateur àAlleyne pour quêter son approbation.

Sir Nigel, qui était entré dans la salle etqui prêtait l’appui de son bras à une vieille dame aux cheveuxargentés, parut stupéfait de cette soudaine explosion defranchise.

– Maude, Maude ! fit-il en hochantla tête. Il m’est plus malaisé de me faire obéir de vous que desdeux cents archers pris de vin qui me suivirent en Guyenne.Cependant, n’en parlons plus ! Votre noble mère, ma petite, vavenir ici d’un moment à l’autre, et il n’est pas indispensablequ’elle soit au courant. Ce soir, nous ne vous remettrons pas entreles mains du grand prévôt. Regagnez votre chambre, ma douce, etréjouissez-vous, car celle qui avoue est pardonnée. Et maintenant,bonne Dame, poursuivit-il quand sa fille se fut retirée,asseyez-vous auprès du feu ; votre sang est moins vifqu’autrefois. Alleyne Edricson, je voulais te dire un mot, car jedésirerais t’avoir à mon service. Et voici qu’arrive juste à tempsma chère épouse, dont l’opinion m’est si précieuse que je ne décidejamais d’une chose importante sans son conseil. Mais en véritéc’est elle qui a eu l’idée que je t’emmène.

– Parce que vous m’avez fait une bonneimpression et que je crois qu’on peut avoir confiance en vous,expliqua Lady Loring. Or mon cher seigneur a besoin d’une personnede confiance qui ne le quitte pas, car il se soucie si peu de sapersonne qu’il lui faut constamment quelqu’un qui pourvoie à sesbesoins. Vous avez vu un couvent. Il serait bon que vous voyiez lemonde aussi, avant de choisir entre les deux.

– C’est justement la raison pour laquellemon père voulait qu’à ma vingtième année je sortisse dans le monde,répondit Alleyne.

– Votre père était un sage, dit-elle.Vous ne pourriez mieux accomplir sa volonté qu’en suivant la voieoù vous aurez pour compagnons tout ce qui est noble et brave enAngleterre.

– Sais-tu monter à cheval ?interrogea Sir Nigel en examinant le jeune homme de ses yeuxclignotants.

– Oui, je suis beaucoup monté àl’abbaye.

– Encore y a-t-il une différence entre larosse d’un moine et le destrier d’un guerrier. Sais-tu chanter etjouer d’un instrument de musique ?

– Je connais la citole, la flûte et lerebec.

– Bien ! Peux-tu déchiffrer lesblasons ?

– N’importe lesquels.

Sir Nigel lui désigna un des écus dumur ; Alleyne le lut sans faire de faute.

– Pas mal pour un jeune homme élevé parles religieux. J’espère que tu es modeste et serviable ?

– J’ai toujours servi, messire.

– Sais-tu sculpter, graver,ciseler ?

– Je le faisais deux jours par semainepour les frères.

– Un modèle, en vérité ! Tu seras unécuyer parfait. Mais dis-moi, je te prie, si tu sais friser lescheveux ?

– Non, noble seigneur, mais je pourraiapprendre.

– C’est important, fit-il. Car j’aimegarder mes cheveux bien en ordre : le poids du casque depuistrente ans a légèrement dégarni mon crâne…

Il retira sa toque de velours et exhiba uncrâne aussi chauve qu’un œuf, qui luisait sous la lumière du feu.Il pivota et montra une petite bande où des cheveux clairsemés,semblables à des derniers survivants sur un champ de bataille,tentaient d’échapper au destin de leurs camarades.

– … Vois-tu, reprit-il, ces boucles ontbesoin d’être un peu graissées et frisées. Je crois que si turegardes avec attention, là où la lumière éclaire bien ma tête, tut’apercevras qu’il y a des endroits où le cheveu se fait rare.

– Et ce sera à vous aussi de porter labourse, dit Lady Loring. Car mon doux seigneur est d’un tempéramentsi généreux qu’il la donnerait gaiement au premier qui luidemanderait l’aumône. Toutes ces choses, jointes à quelquesconnaissances en vénerie, en chasse à courre ou au faucon, enéquitation, ainsi qu’à la grâce, à l’intrépidité et à la courtoisiequi conviennent à votre âge, feront de vous un parfait écuyer pourSir Nigel Loring.

– Hélas, madame ! répliqua Alleyne.Je mesure bien le grand honneur que vous m’avez fait en m’estimantdigne de servir un chevalier si réputé ; mais je suistellement conscient de ma propre faiblesse que j’ose à peineaccepter des devoirs que je pourrais être bien maladroit àremplir.

– La modestie et l’humilité d’esprit,fit-elle, sont les premières et les plus rares qualités d’un pageou d’un écuyer. Vos paroles prouvent que vous les possédez ;tout le reste viendra en son temps. Mais il n’y a nulle nécessitéde se hâter. Réfléchissez bien cette nuit, et demandez en prières àêtre guidé. Nous connaissons votre père et nous ne demandons pasmieux que d’aider son fils, bien que nous n’ayons guère de motifspour aimer votre frère qui est le plus grand faiseur d’histoires dupays.

– Nous pouvons difficilement espérer, ditNigel, être prêts avant la fête de saint Luc, car il reste beaucoupde choses à faire. Tu auras donc des loisirs s’il te plaît d’entrerà mon service, et tu pourras t’initier aux devoirs qui t’incombent.Bertrand, le page de ma fille, souhaite passionnément mesuivre ; mais pour dire vrai il est bien jeune pour le rudetravail qui nous attend sans doute.

– Et j’ai une faveur, moi, à vousdemander, ajouta Lady Loring au moment où Alleyne allait seretirer. Vous avez, je crois, reçu une solide instruction àBeaulieu ?

– Je sais bien peu de choses, madame, parcomparaison avec ceux qui furent mes maîtres.

– Suffisamment pour ce que je désire,j’en suis sûre. Je voudrais que vous consacriez une heure ou deuxpendant votre séjour au château à causer avec ma fille Maude ;car elle est un peu en retard, je le crains, et elle n’a aucun goûtpour les belles lettres, sauf pour ces pauvres romans qui ne fontque remplir sa tête vide de rêveries à propos de damoiselles ravieset de chevaliers errants. Le Père Christopher vient du prieuréaprès none, mais il est accablé d’ans, il parle lentement, et ellene tire qu’un maigre profit de son enseignement. Je voudrais quevous fassiez ce que vous pourrez avec elle, ainsi qu’avec Agatha,ma jeune demoiselle d’atour, et avec Dorothy Pierpoint.

Voici comment Alleyne se trouva choisi pourservir, non seulement d’écuyer à un chevalier, mais aussi d’écuyerà trois demoiselles ; rôle qu’il n’avait guère songé à jouersur la scène du monde. Comme il ne pouvait pas refuser de faire cequ’il pourrait, il sortit de la salle du château la tête en feu,assailli par un tourbillon de pensées qui lui représentaient leschemins aussi étranges que périlleux sur lesquels il était destinéà aller de l’avant.

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