La Compagnie blanche

Chapitre 14Comment, sur sa route, Sir Nigel chercha l’aventure

Pendant quelque temps Sir Nigel parut trèstriste et abattu ; il gardait les yeux fixés sur le pommeau desa selle. Edricson et Terlake chevauchaient à sa suite sans plus degaieté, tandis que Ford, jeune étourneau insouciant, adressait dessourires à ses compagnons mélancoliques et faisait des moulinetsavec la lourde lance de son maître ; il poussait une pointe àgauche, une autre pointe à droite, comme s’il luttait contre unearmée d’assaillants. Une fois Sir Nigel se retourna sur saselle ; instantanément Ford redevint aussi rigide que s’ilavait été frappé de paralysie. Les archers se trouvaient derrièreun virage ; tous quatre avançaient dans la solitude.

– Venez à ma hauteur, amis, je vous enprie ! commanda le chevalier en tirant sur ses rênes.Puisqu’il vous a plu de me suivre à la guerre, il serait bon quevous sachiez comment me servir le mieux. Je suis sûr, Terlake, quetu te montreras le digne fils d’un vaillant père, et que toi aussi,Ford, tu seras digne du tien. Quant à toi. Edricson, je pense quetu te souviens de cette vieille famille dont tu es issu. En premierlieu je voudrais que vous vous mettiez bien dans la tête que nousne partons absolument pas pour amasser du butin ou pour exiger desrançons, quoique cette éventualité ne soit pas à écarter. Nous nousrendons en France et de là, je crois, en Espagne, pour quêterhumblement des occasions de gagner de l’honneur et peut-êtrepartager un peu de gloire. Je vous avertis donc que ma volonté estde courir toute chance de cet ordre. Je désire que vous nel’oubliiez jamais et que vous me teniez au courant de tous cartelsou défis, des torts, des tyrannies, des infamies et nuisances dontdes damoiselles seraient victimes. Aucune occasion n’est àdédaigner : j’ai vu des bagatelles comme faire tomber un gantou donner une chiquenaude à une miette de pain qui, convenablementpoussées, aboutissaient à une très noble joute à la lance. Mais,Edricson, n’aperçois-je pas là-bas un gentilhomme qui traverse lestaillis ? Il conviendrait que tu lui présentes mes complimentset, s’il est de sang noble, peut-être consentira-t-il à échangeravec moi quelques coups de pointe.

– Ma foi, messire, dit Ford en sedressant sur ses étriers et en abritant ses yeux, c’est le vieuxHob Davidson, le gros meunier de Milton !

– Ah, c’est lui ? fit Sir Nigel enplissant les joues. Mais il ne faut pas mépriser les aventures deroute. Je n’ai jamais vu de plus belles passes d’armes que dans cesrencontres de hasard, quand des gentilshommes veulent sedistinguer. Je me rappelle qu’à deux lieues de la ville de Reimsj’ai croisé un gentilhomme français, très brave et trèscourtois ; j’ai eu avec lui une fort honorable contestationpendant plus d’une heure ; j’ai toujours regretté de n’avoirpas su son nom, car il m’a frappé d’une masse d’armes et a continuéson chemin avant que je fusse en état de lui répliquer ; maisje me rappelle son écu : un alérion sur fasce d’azur. J’ai étéaussi transpercé à l’épaule en une occasion similaire par Lyon deMontcourt, que j’avais rencontré sur la grand-route entre Libourneet Bordeaux. Je ne l’ai vu qu’une fois, mais je lui porte la plusprofonde estime et affection. La même chose m’est également arrivéeavec l’écuyer Le Bourg Capillet, qui aurait été un très vaillantcapitaine s’il avait survécu.

– Il est donc mort ? demandaAlleyne.

– Hélas ! Mon mauvais destin a vouluque je le tue au cours d’une dispute qui a éclaté dans un champprès de Tarbes. Je ne me souviens pas de la cause de notrequerelle, car elle a eu lieu l’année de la grande chevauchée duPrince à travers le Languedoc, et il y a eu quantité d’escarmouchespendant notre progression. Par saint Paul ! Je ne crois pasqu’un honorable gentilhomme ait jamais eu plus de chances de sedistinguer qu’en galopant en tête de l’armée et en arrivant auxportes de Narbonne, ou de Bergerac, ou du mont Giscar ; il yavait toujours un seigneur courtois qui l’attendait et se mettait àsa disposition pour lui permettre d’accomplir son vœu. J’en airencontré un à Ventadour ; il a couru trois fois contre moientre l’aube et le lever du soleil pour l’exaltation de sadame.

– Et vous l’avez tué aussi,messire ? interrogea Ford avec respect.

– Je ne l’ai jamais su. Il a ététransporté à l’intérieur des murs et, comme j’avais eu la malchancede me briser l’os d’une jambe, j’éprouvais de graves difficultés àme tenir à cheval ou même debout. Pourtant grâce à la bonté du cielet à la pieuse intercession du vaillant saint Georges, j’ai pum’asseoir sur mon destrier le jour de la grande bataille qui sedéroula peu après. Mais que vois-je là ? Une très belle ettrès imposante jeune fille, si je ne me trompe ?

C’était en effet une grande et forte fille dela campagne, un panier d’épinards sur la tête et un copieux morceaude lard sous son bras. Elle esquissa une révérence épouvantée quandSir Nigel se découvrit et ralentit son cheval.

– Dieu soit avec toi, belle jeunefille ! dit-il.

– Dieu vous garde, noble seigneur !répondit-elle en se balançant, incertaine, d’une jambe surl’autre.

– Ne crains rien, jolie demoiselle !fit Sir Nigel. Mais dis-moi si par hasard un pauvre et très indignechevalier peut te rendre service. Pour le cas où tu aurais étémaltraitée, je pourrais te faire rendre justice.

– Oh non, mon bon seigneur !répondit-elle en serrant contre elle son morceau de lard comme sicette offre chevaleresque masquait un noir dessein. Je trais lesvaches chez le fermier Arnold, et c’est un maître qui a le meilleurcœur du monde.

– Très bien ! fit-il en secouant sabride. Je désire que vous ayez toujours en tête, poursuivit-il ens’adressant à ses écuyers, que la courtoisie et la gentillesse nes’adressent pas seulement, comme le font bassement tant de fauxchevaliers, à des jeunes filles d’une haute naissance : il n’ya pas de femme si humble qu’un vrai chevalier ne doive aider quanddu tort lui a été fait. Mais voici un cavalier qui a l’air pressé.Il serait bon de lui demander où il se dirige, car peut-êtresouhaite-t-il se distinguer en chevalerie.

La route morne, balayée par le vent,s’enfonçait devant eux dans une petite vallée, puis, remontant lapente de la lande de l’autre côté, se perdait ensuite parmi lespins. Au loin, à travers des rangées de troncs maigres, lescintillement de l’acier indiquait la position de la Compagnie.Vers le nord le paysage boisé étendait sa monotonie ; maisvers le sud, entre deux dunes, la mer grise apparaissait ; àl’horizon se dessinait la voile blanche d’une galère. Juste en facedes voyageurs un cavalier pressait sa monture pour gravir lacôte ; il la cravachait et l’éperonnait comme s’il se hâtaitvers une destination précise. Alleyne observa bientôt que le chevalrouan était gris de poussière, couvert d’écume ; il avait dûgaloper pendant plusieurs lieues. Le cavalier avait une figureénergique, la bouche dure, l’œil perçant ; une lourde épéecliquetait à son côté ; un paquet blanc et rigide enveloppé dedrap se balançait en travers du pommeau de sa selle.

– Messager du Roi ! hurla-t-il enarrivant sur eux. Dégagez la chaussée pour le serviteur duRoi !

– Pas si fort, l’ami ! dit le petitchevalier en faisant pivoter son cheval pour barrer la route. J’aimoi-même été le serviteur du Roi pendant trente années, mais jen’ai jamais vociféré ainsi sur une route paisible.

– Je galope pour son service, crial’autre. Et je porte cela qui lui appartient. Vous me barrez lechemin à vos risques et périls.

– J’ai déjà vu des ennemis du Roiproclamer qu’ils galopaient pour son service, répondit Sir Nigel.Le démon des ténèbres peut se cacher sous un habit de lumière. Ilfaut nous montrer un signe ou un ordre de mission.

– Alors je vais me frayer lepassage ! cria l’inconnu en posant une main sur la garde deson épée. Je ne me laisserai pas arrêter, moi au service du Roi,par le premier passant venu.

– Si vous êtes gentilhomme à quartiers età cotte d’armes, zézaya Sir Nigel, je serai ravi d’approfondir cedébat. Sinon, j’ai trois écuyers fort dignes ; n’importelequel prendra l’affaire à son compte et la débattra avec vous trèshonorablement.

L’homme dévisagea les quatre cavaliers, et samain lâcha la garde de son épée.

– Vous me demandez un signe, dit-il. Jevais vous en montrer un, puisque vous y tenez.

À ces mots il découvrit l’objet qui étaitcouché en travers de sa selle ; à leur profonde horreur ilsreconnurent une jambe d’homme fraîchement sciée.

– … Par la dent de Dieu !poursuivit-il avec un rire bestial. Vous me demandez si je suishomme à quartiers ? C’est exact ; je suis officier autribunal des verdiers de Lyndhurst. Cette jambe de voleur serapendue à Milton ; l’autre est déjà en place àBrockenhurst ; tout le monde saura ce qu’il en coûte de tropaimer le pâté de venaison.

– Pouah ! cria Sir Nigel. Passe surl’autre bord de la route, mon garçon, et détale pour que nous ne tevoyions plus ! Quant à nous, amis, mettons nos chevaux au trotpour traverser cette jolie vallée car, par Notre Dame, un soufflede l’air pur de Dieu sera le bienvenu après un tel spectacle…

Il reprit bientôt :

– … Nous espérions attraper un faucon,mais c’était un charognard. Ma foi, il existe des hommes dont lecœur est plus dur que du cuir d’ours ! En ce qui me concerne,j’ai pratiqué le vieux jeu de la guerre depuis que j’ai du poil aumenton, et j’ai vu en une seule journée dix mille visages de bravestournés vers le ciel, mais je jure par mon Créateur que je ne peuxpas supporter l’ouvrage du boucher.

– Et cependant, noble seigneur, ditEdricson, cet ouvrage-là n’était pas rare, paraît-il, enFrance !

– Il y en a eu trop, beaucoup trop !répondit-il. Mais j’ai toujours remarqué que les meilleurs sur lechamp de bataille étaient ceux qui se refusaient à maltraiter unprisonnier. Par saint Paul, ce ne sont pas ceux qui ouvrent labrèche qui pillent une ville, mais les immondes coquins quisurviennent quand la voie est dégagée pour eux ! Qu’est ceciparmi les arbres ?

– Une chapelle de Notre Dame, expliquaTerlake, et un mendiant aveugle qui vit des aumônes desfidèles.

– Une chapelle ! s’écria lechevalier. Alors disons une oraison…

Il se découvrit et, joignant les mains, ilpsalmodia d’une voix aiguë :

– … Benedictus dominus Deus meus, quidocet manus meas ad prœlium, et digitos meos ad bellum…

À ses trois écuyers il offrait vraiment unspectacle étrange : perché sur son grand cheval, yeux levésvers le ciel, crâne nu luisant sous le soleil d’hiver.

– … C’est une noble prière, dit-il en serecouvrant. Elle m’a été enseignée par le seigneur Chandos enpersonne. Mais comment te portes-tu, père ? Je n’éprouve quede la compassion pour toi, puisque je suis moi-même comme quelqu’unqui regarderait par une fenêtre embuée tandis que mes voisinsvoient à travers du pur cristal. Cependant, par saint Paul, il y aune grande différence entre l’homme qui a une vue brouillée etcelui qui ne voit rien du tout.

– Hélas, beau sire ! s’exclamal’aveugle. Je n’ai pas vu le bleu béni du ciel depuis quaranteans.

– Tu as été aveugle à beaucoup de chosesbonnes et belles, dit Sir Nigel. Mais tu as évité beaucoup delaideurs et beaucoup de mal. Nos yeux viennent justement d’êtreimpressionnés par un objet qui t’aurait laissé insensible. Parsaint Paul, il faut que nous partions ; sinon, notre Compagniecroirait avoir perdu son capitaine au début de son aventure !Jette ma bourse à cet homme, Edricson, et allons-nous-en.

Alleyne, qui flânait derrière, se souvint dela recommandation de Lady Loring ; il réduisit le généreuxprésent du chevalier à un penny que le mendiant enfouit dans sabesace en marmonnant force bénédictions. Puis le jeune écuyeréperonna sa monture et rattrapa ses compagnons à l’endroit où lalande succédait aux arbres et où le hameau de Hordle dispersait sesmaisons des deux côtés de la route. La Compagnie avait déjà faitson entrée dans le village. Quand le chevalier et ses écuyers serapprochèrent, ils entendirent une voix stridente, à laquellerépondait un grand rire dans les rangs des archers. Une minute plustard ils avaient rejoint l’arrière-garde : les hommesavançaient la barbe sur l’épaule et la figure hilare. Sur le flancde la colonne marchait un archer gigantesque aux cheveux roux, quiagitait les bras et discourait ferme, tandis qu’une petite femmeridée l’accablait d’injures agrémentées de coups de bâton. Elleaurait pu frapper aussi bien un arbre de la forêt, à en juger parl’effet produit.

– J’espère, Aylward, dit gravement SirNigel, que ceci ne signifie pas que cette femme a été rudoyée. Sijamais violence était commise à l’égard d’une femme, je déclare quele responsable sera pendu, même s’il était le meilleur archer de laterre !

– Non, mon noble seigneur, réponditAylward avec un large sourire. C’est un homme qui subit en cemoment des violences. Il est natif de Hordle, et cette femme est samère ; voilà comment elle l’accueille.

– Lourdaud, bon à rien ! criait-elleen tapant sur John de toutes ses forces. Je vais t’apprendre,moi ! Je vais te bâtonner ! Oui, par ma foi !

– Allons, mère ! répondait John. Jevais en France comme archer pour donner des coups et enrecevoir.

– En France, tu dis ? Reste plutôtici avec moi, et je te promets plus de coups que tu n’en recevrasjamais en France. Si tu cours après les coups, inutile d’aller plusloin !

– Par ma garde, la bonne dame ditvrai ! fil Aylward. C’est le paradis des coups, parici !

– De quoi te mêles-tu, galérien ?cria la farouche vieille dame en prenant l’archer à parti. Nepuis-je pas causer avec mon fils sans entendre le claquet de talangue ? Un soldat sans un poil de barbe ! J’ai vu demeilleurs soldats que toi : ils tétaient encore leur mère etpour tout équipement ils avaient des langes !

– Prends cela pour toi, Aylward !crièrent les archers dans un grand éclat de rire.

– Ne la contrarie pas, camarade !dit le gros John. Elle a bon cœur, mais elle ne souffre pas d’êtrecontredite. Il m’est bon et agréable d’entendre sa voix et desentir qu’elle est derrière moi. Mais il faut que je vous quittemaintenant, mère, car la route est trop mauvaise pour vos pieds. Jevous rapporterai une robe de soie, si j’en trouve une en France ouen Espagne, et j’apporterai à Jinny un penny en argent. Bonsoir,mère, et que Dieu vous garde !

Il enlaça la petite vieille, la soulevalégèrement pour l’embrasser, puis alla reprendre sa place dans lesrangs.

– Il a toujours été comme ça !cria-t-elle en prenant à témoin Sir Nigel qui avait arrêté soncheval et l’écoutait avec la plus exquise politesse. Il en atoujours fait à sa tête, en dépit de tout ce que j’ai pu lui dire.D’abord il devait se faire moine, à cause d’une fille qui a étéassez sage pour lui tourner le dos. Puis le voilà qui s’engage dansune troupe de bandits, et il s’en va à la guerre ; mais moi jen’aurai personne pour entretenir le feu si je sors, ou soigner lavache si je reste à la maison. Cependant j’ai été une bonne mèrepour lui ! Trois volées de coudrier par jour, je luiadministrais sur les épaules ! Il s’en souciait aussi peuqu’aujourd’hui.

– Soyez sûre qu’il vous reviendra sain,sauf et prospère, bonne dame, répondit Sir Nigel. En attendant jeregrette d’avoir déjà remis ma bourse à un mendiant sur la route,et je…

– Non, messire, interrompit Alleyne. Ilme reste quelques pièces de monnaie.

– Alors je vous prie de les remettre àcette très digne, femme.

Il s’éloigna au petit trot. Alleyne déboursaencore deux pence et il laissa la vieille dame au bout duhameau ; sa voix perçante ne maudissait plus ; ellemultipliait à présent les bénédictions.

Il y avait deux carrefours avant le gué deLymington ; au premier et au second Sir Nigel arrêta soncheval et guetta en se tordant le cou une aventure possible. Lescarrefours, expliqua-t-il, étaient des endroits rêvés pour desjoutes à la lance entre chevaliers ; dans sa jeunesse il avaitvu parfois des gentilshommes attendre là pendant des semaines, etsoutenir des controverses courtoises avec les premiers venus en vuede se distinguer personnellement et pour le plus grand honneur deleur dame. Toutefois les temps avaient évolué ; les pistes àtravers la forêt étaient désertes et silencieuses ; aucunmartèlement de sabots, aucun cliquetis d’armures ne signalaitl’approche d’un adversaire éventuel. Sir Nigel poursuivit donc sonchemin fort déçu. Arrivés devant la rivière de Lymington, leshommes s’ébrouèrent au passage du gué, puis firent halte surl’autre rive afin de manger le pain et la viande salée queportaient les chevaux de bât. Avant que le soleil fût parvenu à sonzénith, ils s’étaient remis en route et leurs deux cents piedsmarchaient comme deux.

Un troisième carrefour était situé à l’endroitoù la piste de Boldre descendait vers le village de pêcheurs quis’appelle Pitt’s Deep. Quand la troupe s’engagea dans la descente,elle croisa deux hommes qui avançaient l’un derrière l’autre. Lescavaliers ne purent s’empêcher de ralentir leurs montures car cettepaire de voyageurs n’était pas ordinaire. Le premier étaitdifforme, sale ; il avait des yeux rusés, cruels, et unetignasse rousse ; il tenait à la main une petite croix en boisblanc qu’il élevait si haut que tous les soldatsl’aperçurent ; il semblait être parvenu à la dernièreextrémité de l’épouvante, car son visage était couleur de terre etil tremblait de tous ses membres. Derrière lui marchait un homme àbarbe noire ; son regard était implacable, et il avait labouche crispée. Il portait sur l’épaule un grand bâton noueux munide trois clous à la pointe. De temps à autre il le balançait enl’air comme s’il avait du mal à se retenir de l’abattre sur lecrâne de son compagnon. Ainsi déambulaient-ils en silence sous lesbranches qui bordaient le sentier herbeux de Boldre.

– Par saint Paul ! s’écria lechevalier. Voici un curieux spectacle. Il se peut qu’une aventureaussi dangereuse qu’honorable nous soit offerte. Je te prie,Edricson, d’aller au-devant d’eux et de t’enquérir du motif de cemanège.

Il n’eut pas besoin de bouger, car les deuxhommes approchèrent jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus qu’à unelongueur de lance. Celui qui portait la croix s’assitlamentablement sur un tertre moussu, tandis que l’autre demeuradebout derrière lui avec son gourdin en l’air ; il était siabsorbé et il regardait si férocement son compagnon qu’il ne levapas les yeux vers le chevalier et ses trois écuyers.

– Je te prie, ami, dit Sir Nigel, de nousrenseigner sur ton nom, et sur la raison qui te fait poursuivre cethomme d’une telle inimitié.

– Tant que je me maintiendrai dans leslimites de la loi du Roi, répondit l’inconnu, je ne vois paspourquoi je te rendrais des comptes.

– Tu n’es pas un raisonneur très logique,fit le chevalier. Car s’il est légal que tu le menaces de tongourdin, il n’est pas moins légal que je te menace de mon épée.

L’homme qui portait la croix tomba sur lesgenoux, leva les mains et son visage s’illumina d’espoir.

– Pour l’amour du Christ, noble seigneur,s’écria-t-il, j’ai à ma ceinture un sac qui contient centnobles ; je vous le remettrai volontiers si vous passez votreépée dans le corps de cet homme.

– Comment, coquin ? s’exclama SirNigel. Penses-tu que le bras d’un chevalier s’achète comme unemarchandise de colporteur ? Par saint Paul ! La haine decet homme ne doit pas être sans fondements !

– En vérité, messire, vous avezraison ! déclara l’homme au gourdin pendant que l’autre serasseyait sur le bord de la route. Car cet individu est PeterPeterson, vide-gousset et meurtrier célèbre, qui a causé beaucoupde dégâts dans les environs de Winchester. Juste avant-hier, pourla fête des saints Simon et Jude, il a tué mon jeune frère Williamdans la forêt de Bere. Rien que pour cela j’irais à l’autre bout dela terre pour avoir le sang de son cœur.

– Mais si c’est exact, s’étonna SirNigel, pourquoi marches-tu derrière lui à travers laforêt ?

– Parce que je suis un honnête Anglais etque je ne prends que ce que m’accorde la loi. Une fois le crimecommis, ce monstre s’est enfui au sanctuaire de laSainte-Croix ; je l’y ai suivi. Le prieur, toutefois, aordonné que tant qu’il tiendrait la croix personne ne pourrait luimettre la main au collet sous peine d’excommunication, ce dont meprotège le ciel ! Mais s’il pose la croix un instant, s’il nese rend pas à Pitt’s Deep où il doit s’embarquer pour l’étranger,s’il ne prend pas le premier bateau en partance, si jusqu’à ce quele bateau soit prêt il ne se baigne pas chaque jour dans la mer àhauteur des reins, alors il devient un hors-la-loi, et je peux luifracasser la cervelle.

Sur quoi l’homme à terre gronda ; onaurait dit un rat ; l’autre serra les dents, secoua songourdin et le considéra avec des yeux meurtriers. Le chevalier etses écuyers regardèrent le bandit puis le vengeur, mais comme ils’agissait d’une affaire qu’ils étaient incapables de régler, ilsne s’attardèrent pas plus longtemps et reprirent leur route.Alleyne, s’étant retourné, vit que l’assassin avait tiré de sabesace du pain et du fromage et qu’il mangeait en silence avec lacroix protectrice posée sur sa poitrine, tandis que l’autre, sombreet menaçant, debout sur le chemin ensoleillé, l’écrasait de sonombre noire.

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