La Compagnie blanche

Chapitre 13Comment la Compagnie Blanche partit pour la guerre

La fête de saint Luc était passée ; maisà la saint Martin, lorsque les bœufs sont conduits à l’abattoir, laCompagnie Blanche fut prête à se mettre en route. Les buglesd’airain sonnèrent du donjon et du portail. Les tambours de guerrebattirent allégrement. Les hommes se rassemblèrent dans le baileextérieur ; ils étaient munis de torches car le jour n’étaitpas encore levé. De la fenêtre de l’armurerie, Alleyne contemplaitles cercles de lumière jaune, les visages graves et barbus, lemiroitement des armes, les têtes fines des chevaux. En tête setenaient les archers, sur dix rangs, encadrés par dessous-officiers qui d’un mot bref réglaient les distances etl’alignement. Derrière étaient groupés les cavaliers vêtusd’acier ; les longues flammes de leurs lances droitesretombaient devant les hampes de chêne ; ils étaient immobileset silencieux ; on aurait dit des statues de métal, si parintermittence leurs montures n’avaient pas piaffé d’impatience. Ilsétaient précédés par Black Simon, le guerrier de Norwich, dont lasilhouette dégingandée était recouverte d’une armureimposante ; il portait sur son épaule droite le guidon de soieavec les cinq roses rouges. Tout autour des cercles de lumière, ily avait les serviteurs du château, les soldats de la garnison etquelques groupes de femmes sanglotant dans leurs tabliers etinvoquant tous les saints du paradis pour que soient protégés Wat,Will ou Peterkin qui s’en allaient à la guerre.

Le jeune écuyer s’était penché en avant pourne rien perdre d’un spectacle si nouveau pour lui. Il sentit unemain se poser sur son épaule. Il se retourna : la damoiselleMaude était là, appuyée contre le mur, une main sur le cœur, minceet blanche comme un lis à demi épanoui. Elle cachait son visage,mais à son souffle entrecoupé il devina qu’elle pleurait de toutson cœur.

– Mon Dieu ! s’exclama-t-ilbouleversé. D’où vient que vous êtes si triste, madame ?

– C’est de voir partir tous ces hommesbraves, répondit-elle, et de penser au petit nombre de ceux quireviendront. Beaucoup s’en vont, mais… Je me rappelle avoir déjàassisté à un départ, quand j’étais une petite fille, l’année de lagrande bataille du Prince. Je me souviens du rassemblement dans lebaile, pareil à celui d’aujourd’hui. Ma mère m’avait prise dans sesbras pour que je puisse regarder par cette même fenêtre.

– S’il plaît à Dieu, vous les verrez tousde retour avant la fin d’une année.

Elle secoua la tête et le regarda ; sesjoues avaient rosi et ses yeux étincelaient.

– Oh, je me hais d’être femme !cria-t-elle en tapant du pied. Que puis-je faire de bon ? Ilfaut que je reste ici, à parler, à coudre, à filer, et puis àfiler, à coudre et à parler. Toujours tourner en rond, avec rien aubout. Et maintenant vous partez, vous aussi ! Qui metransportera en pensée hors de ces murailles grises ? Quihaussera mon esprit au-dessus de la tapisserie et de laquenouille ? Que puis-je faire ? Je ne suis pas plusutile, je ne vaux pas davantage qu’un arc brisé.

– Pour moi vous valez tant, s’écria-t-ildans un tourbillon de mots passionnés, que tout le reste ne compteplus ! Vous êtes mon cœur, ma vie, ma seule et unique pensée.Oh, Maude, je ne peux pas vivre sans vous, je ne puis pas vousquitter sans un mot d’amour ! Tout s’est transformé depuis queje vous connais. Je suis pauvre, d’humble naissance, très indignede vous ; mais si un grand amour peut compenser de telsdéfauts, alors le mien en est capable. Donnez-moi un mot d’espoir,rien qu’une parole que je puisse emporter à la guerre ! Un motseulement… Ah, vous vous dérobez, vous frémissez ! Je vous aieffrayée.

Deux fois elle remua les lèvres ; deuxfois aucun son ne sortit de sa bouche. Enfin elle parla de la voixdure et mesurée de quelqu’un qui n’ose pas se fier à un langagetrop franc.

– C’est trop soudain, dit-elle. Il n’y apas longtemps, le monde ne comptait pas pour vous. Vous avez changéune fois. Qui m’assure que vous ne changerez pas encore ?

– Cruelle ! cria-t-il. Qui m’achangé ?

– Et puis, votre frère !poursuivit-elle avec un petit rire en dédaignant de répondre à saquestion. Je pense que c’est une coutume familiale chez lesEdricson… Non, pardonnez-moi : je ne voulais pas railler. Maisen vérité, Alleyne, ceci est si brusque que je ne sais quoidire.

– Dites-moi un mot d’espoir, mêmed’espoir lointain, un mot que je puisse chérir dans moncœur !

– Non, Alleyne, cette bonté-là seraitcruelle ; vous avez été pour moi un ami trop généreux et troployal pour que je veuille vous leurrer. Un lien plus étroit ne peutpas exister entre nous. Ce serait folie d’y penser. En admettantqu’il n’y ait pas d’autres raisons, il suffit de savoir que monpère et votre frère s’y opposeraient tous deux.

– Mon frère ! Qu’a-t-il à voirlà ? Quant à votre père…

– Allons, Alleyne ! N’était-ce pasvous qui vouliez que j’agisse loyalement envers tous et, bienentendu, envers mon père en particulier ?

– C’est vrai ! cria-t-il. Mais vousne me rejetez pas, Maude ? Vous me donnez bien un rayond’espérance ? Je ne réclame ni gage ni promesse. Ditesseulement que vous ne me haïssez pas, qu’en un jour plus heureuxj’entendrai peut-être de votre bouche des paroles plusdouces !

Elle porta sur lui un regard presque tendre,et une aimable réponse allait sans doute s’échapper de ses lèvresquand un cri rude, suivi d’un cliquetis d’armes et du piétinementdes chevaux, retentit dans le baile. En l’entendant son visage sedurcit, ses yeux brillèrent ; elle se redressa et rejeta latête en arrière : une âme de feu dans un corps de femme.

– Mon père est en bas, dit-elle. Votreplace est à son côté. Non, ne me regardez pas, Alleyne !L’heure n’est plus aux badinages. Gagnez l’affection de mon père,et tout peut suivre. C’est après avoir fait son devoir qu’un braveespère une récompense. Allez, et que Dieu soit avec vous !

Elle tendit sa longue main blanche, mais quandil voulut poser ses lèvres sur le poignet, elle s’échappa en luiabandonnant le voile vert qu’avait vainement sollicité le pauvrePeter Terlake. Des acclamations jaillirent du baile. Il entenditaussi le bruit de la herse qu’on relevait. Il enfouit son visagedans le voile, le cacha sous sa tunique, et se précipita pourrejoindre son maître.

La lumière du jour avait percé lesténèbres ; on servit à la ronde de la bière épicée pendant ques’échangeaient les derniers adieux. Un vent froid soufflait de lamer. Des nuages bas, déchiquetés, couraient à travers le ciel. Lesgens de Christchurch s’étaient réunis par petits paquets près dupont de l’Avon ; les femmes s’enveloppaient dans leurs châles.L’avant-garde de la petite armée descendit du château ; lespas résonnaient sur le sol gelé. Black Simon avec le pennon défilaen tête sur un destrier aussi maigre et puissant que son cavalier.Derrière lui, sur trois de front, venaient neuf hommesd’armes : c’étaient des soldats d’élite qui avaient déjàguerroyé en France et qui connaissaient les marches de Picardieaussi bien que les dunes de leur Hampshire natal ; ils étaientarmés jusqu’aux dents : lance, épée, masse d’armes, avec desboucliers carrés pourvus à l’angle droit supérieur d’une encochedestinée à soutenir la lance à l’horizontale ; pour laprotection individuelle, chacun portait une cotte de courroies decuir entrecroisées renforcée à l’épaule, au coude et surl’avant-bras par des bandes d’acier ; les jambières et lesgenouillères étaient aussi en cuir renforcé d’acier ;gantelets et souliers étaient constitués par des plaques de feradroitement jointes ; ainsi franchirent-ils, dans le fracasdes armures et des sabots, le pont de l’Avon sous les ovations desbourgeois qui saluaient les cinq roses et leur garde d’honneur.

Immédiatement après les chevaux, marchaientquarante robustes archers barbus, un petit bouclier rond sur le doset le long arc jaune (l’arme la plus meurtrière à cette époque)dépassant la ligne des épaules ; à la ceinture pendait unehache ou une épée selon le goût de chacun ; sur la hanchedroite le carquois de cuir projetait sa bosse garnie de plumesd’oie, de pigeon ou de paon. Derrière les archers deux tamboursbattaient, et deux trompettes bariolés soufflaient dans leursinstruments. Leur succédèrent vingt-sept chevaux de bât quiportaient des piquets de tente, des armes de rechange, des éperons,des coins, des marmites, des fers pour les chevaux, des sacs declous et cent autres objets dont l’expérience avait prouvé qu’ilsétaient utiles dans un pays dévasté et hostile. Un mulet blanc avecun caparaçon rouge était conduit par un valet : il étaitchargé du linge et des accessoires de table de Sir Nigel. Suivaientquarante archers, dix hommes d’armes et enfin une arrière-garde devingt archers avec le gros John plastronnant au premier rang à côtédu vétéran Aylward dont l’équipement bosselé et le surcot décolorécontrastaient singulièrement avec la tenue neuve de ses compagnons.Un feu croisé de compliments, de vœux et de questions (sans oublierles grosses plaisanteries saxonnes) mit aux prises les archers enmarche et la foule des badauds.

– Holà, vieil Higginson ! criaAylward en apercevant la silhouette imposante de l’aubergiste duvillage. Finie la bière brune, mon gars ! Nous t’abandonnonston poison.

– Par saint Paul, non ! répliqual’autre. Tu l’emportes avec toi. Il n’en reste plus une goutte dansle grand tonneau. Il était temps que tu partes !

– Si ton tonneau est léger, je gage queta bourse est lourde, mon bonhomme ! lança Hordle John. Veilleà ce que ta cave soit pleine pour notre retour.

– Veille, toi, à garder ta gorge pour laboire ! cria un autre sous les rires de la foule.

– Si tu garantis la bière, moi jegarantis la gorge ! fit John sans sourciller.

– Serrez les rangs ! commandaAylward. En avant, mes enfants ! Ah, par les os de mes dixdoigts, voici la douce Mary du moulin ! Mais elle estravissante ! Adieu, Mary, ma chérie ! Mon cœur esttoujours à toi. Remonte ta ceinture, Watkin, et balance tes épaulescomme un vrai compagnon franc. Par ma garde ! Vos justaucorpsseront aussi sales que le mien quand vous reverrez HengistburyHead.

La Compagnie était arrivée au tournant de laroute quand Sir Nigel Loring franchit le portail. Il montaitPommers, son grand destrier noir, dont le pas majestueux sur lebois du pont-levis répercuta des échos bruyants sous la voûtesombre qui l’enjambait. Sir Nigel était encore vêtu de son costumede temps de paix, avec une toque plate de velours et une plumed’autruche maintenue par une broche en or. (Pour ses trois écuyersqui chevauchaient derrière lui, c’était comme s’il portait l’œuf del’oiseau en même temps que sa plume, car sa nuque chauve luisaitcomme un globe d’ivoire.) Il avait pour seule arme l’épée longue etlourde qui était accrochée à sa selle ; mais Terlake portaitdevant lui le haut bassinet, Ford la lourde lance de frêne avec lepennon à pointe, Alleyne le bouclier armorié. Lady Loring sur sonpalefroi s’était placée à côté de son seigneur, car elle voulaitl’accompagner jusqu’à la lisière de la forêt ; elle tournaitfréquemment vers lui son visage aux traits tirés, et elleinspectait du regard son équipement.

– J’espère n’avoir rien oublié, dit-elleà Alleyne qu’elle invita à chevaucher à sa hauteur. Je vous leconfie, Edricson. Les chausses, les chemises, le linge sont dans lepanier brun sur le flanc gauche du mulet. Son vin, il le prendchaud quand les nuits sont froides, avec une quantité d’épices quirecouvrirait l’ongle du pouce. Veillez à ce qu’il se change s’ilrevient en sueur d’une joute. Là, il y a de la graisse d’oie dansune boîte, pour le cas où ses vieilles cicatrices se réveilleraientà un changement de temps. Il faut que ses couvertures soientsèches, et…

– Allons, cœur de ma vie !interrompit le petit chevalier. Ne vous souciez pas de cela pourl’instant. Pourquoi es-tu si pâlot, Edricson ? N’y a-t-il pasde quoi faire danser de joie un cœur viril ? Regarde cetteCompagnie, ses vaillants cavaliers, ses archers solides. Par saintPaul, je serais bien à plaindre si je n’étais pas satisfait d’unepareille escorte pour les roses rouges !

– Je vous ai déjà remis la bourse,Edricson, poursuivit Lady Loring. Il y a dedans vingt-trois marcs,un noble, trois shillings et quatre pence : un véritabletrésor. Et je vous prie de vous rappeler, Edricson, qu’il a deuxpaires de souliers : l’une en cuir rouge pour l’ordinaire,l’autre avec des chaînettes d’or pour le cas où il boirait du vinen compagnie du Prince ou de Chandos.

– Douce oiselle, intervint Sir Nigel, jesuis bien triste de me séparer de vous, mais nous sommes maintenantau bord de la forêt, et il ne serait pas séant que je retienne lachâtelaine trop loin de ce qui lui est confié.

– Mon cher seigneur, s’écria-t-elle enmordant sa lèvre, laissez-moi vous accompagner encore pendant unfurlong ou deux. Vous allez voyager seul pendant tant delieues !

– Venez donc, ma consolation !répondit-il. Mais je désire un gage de vous. J’ai pour coutume, machère, et cela depuis que je vous connais, de faire proclamationpar héraut dans tous les camps, places fortes ou villes où jeséjourne, que ma dame étant sans rivale pour la beauté et latendresse dans toute la Chrétienté, je serais très honoré si ungentilhomme courait trois fois contre moi à la lance pour le cas oùil voudrait soutenir les droits de la sienne. Je vous prie donc, mabelle colombe, de me confier l’un de ces gants de daim afin que jepuisse le porter en gage de celle dont je serai toujours leserviteur.

– Hélas pour la beauté et latendresse ! cria-t-elle. Belle et tendre je le seraisvolontiers pour vous, mon seigneur, mais je suis vieille et laide,et les chevaliers riraient si vous mettiez votre lance en arrêtpour une telle cause !

– Edricson, dit Sir Nigel, tu as des yeuxjeunes ; les miens sont un peu obscurcis. Si par hasard tuvois un chevalier rire, ou sourire, ou même arquer le sourcil ou semordre les lèvres ou manifester une surprise quelconque quand je meferai le champion de Lady Mary, tu prendras note de son nom, de sacotte d’armes et de son logement. Votre gant, désir de mavie !

Lady Mary Loring retira son gant de daim qu’iléleva avec respect et fixa sur le devant de sa toque develours.

– Je le place avec mes autres angesgardiens, dit-il en désignant les médailles de saints qui étaientaccrochées à côté du gant. Et maintenant, ma très chérie, vous êtesvenue suffisamment loin. Puisse la Vierge vous garder et vousfavoriser ! Un baiser !

Il se pencha de sa selle, puis enfonçant seséperons dans les flancs de son cheval, il partit au triple galopvers ses hommes ; ses trois écuyers le suivirent. Un kilomètreplus loin, quand la route escalada une colline, ils seretournèrent : Lady Mary sur son palefroi blanc était demeuréeà l’endroit où ils l’avaient laissée. Quand ils redescendirent lacôte, elle avait disparu.

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