La Compagnie blanche

Chapitre 23Comment se comporta l’Angleterre sur la lice de Bordeaux

Les braves Bordelais étaient si habitués auxsports de la chevalerie et aux exhibitions martiales qu’une jouteou un tournoi ordinaire était pour eux d’une banalité quotidienne.La renommée et l’éclat de la cour du Prince avaient attiré sur lesbords de la Garonne les chevaliers errants et les poursuivantsd’armes de tous les pays d’Europe. Sur le long champ clos près dufleuve, à la porte du nord, de nombreux combats extraordinairesavaient eu lieu, par exemple quand des chevaliers teutoniques,frais émoulus de la conquête de la Prusse païenne, affrontèrent leschevaliers de Calatrava endurcis par leur lutte incessante contreles Maures, ou quand des gentilshommes du Portugal rompirent deslances avec des guerriers scandinaves descendus du pays le plusseptentrional. Bien des pennons étrangers arborant des blasons desrives du Danube, des forêts sauvages de Lituanie et des châteauxforts de Hongrie avaient flotté au vent de la Gascogne. Lachevalerie en effet n’était pas l’apanage d’un pays ni d’unerace.

Toutefois une grande fièvre s’empara de laville quand il fut annoncé que le troisième mercredi de l’Aventcinq chevaliers d’Angleterre tiendraient la lice contre n’importequels adversaires. Le grand rassemblement des nobles et des soldatscélèbres, le caractère national du défi, le fait qu’il s’agissaitd’une dernière épreuve avant ce qui promettait d’être une guerredifficile et meurtrière, tout concordait pour faire de l’événementl’un des plus exceptionnels et des plus brillants que Bordeaux eutjamais vus. La veille du tournoi, les paysans affluèrent de tout leMédoc ; au-delà des remparts les champs étaient couverts destentes blanches qui abritaient ceux qui n’avaient pu trouver delogement plus chaud. Du camp de Dax aussi, et de Blaye, de Bourg,de Libourne, de Saint-Émilion, de Castillon, de Saint-Macaire, deCadillac, de Rions, et de toutes les villes florissantes quiconsidéraient Bordeaux comme leur mère, coula un flot ininterrompude cavaliers et de piétons qui se dirigeaient tous vers la grandecité. Au matin du jour où les lances devaient être courues, il n’yavait pas moins de quatre-vingt mille personnes réunies autour dela lice et le long de la crête herbeuse qui dominait le champclos.

On imagine aisément les difficultés qu’ilfallut vaincre pour choisir, entre tant de gentilshommes réputés,les cinq qui, dans chaque camp, devaient avoir la préséance sur lesautres. Pour annuler une vingtaine de duels provoqués par lesrivalités et le dépit après la sélection des élus il ne fallut riende moins que l’autorité du Prince et la ténacité des barons plusâgés.

La veille du tournoi les écus furent enfinsuspendus pour l’inspection des hérauts et des dames : tout lemonde devait en effet connaître les noms des champions et avoir lapossibilité de dénoncer le moindre méfait ou crime qui auraitentaché l’honneur de l’un d’eux ; tout chevalier convaincud’une faute contre l’honneur aurait été disqualifié et n’aurait puprendre part à une cérémonie aussi noble et aussi honorable.

Sir Hugh Calverley et Sir Robert Knollesn’étaient pas encore rentrés de leur mission dans les marches deNavarre ; le camp anglais se trouva donc privé de deux de seslances les plus fameuses. Il restait pourtant tellement de nomsréputés que Chandos et Felton, à qui avait été dévolu le rôle desélectionneurs, tinrent de nombreuses conférences ; les faitsd’armes, les succès et les échecs de chaque candidat furentsoigneusement mis en balance. Lord Audley du Cheshire, le héros dePoitiers, et Loring du Hampshire, qui passait pour la deuxièmemeilleure lance de l’armée, furent désignés sans contestationpossible. Puis, parmi les plus jeunes, Sir Thomas Percy duNorthumberland, Sir Thomas West du Yorkshire et Sir WilliamBeauchamp du Gloucestershire furent finalement choisis poursoutenir l’honneur de l’Angleterre. Dans l’autre camp il y avait lecaptal de Buch, le sire Olivier de Clisson, le sire Perducasd’Albret, le baron de Mussidan et Sigismond von Altenstat,chevalier de l’Ordre Teutonique. Chez les Anglais les vieux soldatssecouaient la tête en contemplant les écus de ces guerriers, quiavaient tous passé leur vie en selle : la bravoure et la forcepèseraient peu contre l’expérience et la science de la guerre.

– Ma foi, Sir John, s’écria le Princetandis qu’il se rendait au tournoi, j’aurais été satisfait decourir une lance aujourd’hui. Vous m’avez vu tenir la lance depuisque j’en ai eu la force, et vous devriez savoir que je mérite uneplace dans cette honorable société.

– Personne ne se tient mieux en selle etn’est plus habile à la lance, monseigneur ! approuva Chandos.Mais, si je puis m’exprimer ainsi sans vous offenser, il n’étaitpas correct que vous vous exposassiez dans ce concours.

– Et pourquoi, Sir John ?

– Parce que, monseigneur, ce n’est pasvotre rôle de prendre parti pour les Gascons contre les Anglais, nipour les Anglais contre les Gascons, étant donné que vous êtes lemaître des Anglais et des Gascons. Nous ne sommes que médiocrementaimés des Gascons maintenant, et nous ne sommes plus liés avec euxque par l’anneau doré de votre couronne princière. Si cet anneau serompt, je me demande ce qui s’ensuivra.

– Se rompre, sir John ! s’écria lePrince dans les yeux duquel s’alluma une lueur mauvaise. Quellemanière de parler est-ce là ? Vous vous exprimez comme sil’allégeance de nos peuples pouvait se rejeter comme le capuchond’un faucon.

– Avec une haridelle on utilise le fouetet l’éperon, monseigneur ; mais avec un pur-sang un boncavalier est doux et gentil : il cajole plus qu’il ne châtie.Ce peuple est bizarre : il faut que vous conserviez sonaffection, même pour ce qu’elle vaut maintenant, car vousobtiendrez de ses sentiments ce que tous les pennons de votre arméeseraient impuissants à lui arracher de force.

– Vous êtes bien grave aujourd’hui,John ! répondit le Prince. Gardons ces questions pour notrechambre du conseil. Mais dites-moi, mes frères d’Espagne et deMajorque, ce que vous pensez de ce défi.

– J’aime les belles joutes, dit Don Pedroqui chevauchait avec le Roi de Majorque à la droite du Prince,tandis que Chandos était à sa gauche. Par saint Jacques deCompostelle, mais les bourgeois supporteraient de nouveauximpôts ! Regardez ce drap et ce velours que ces canaillesportent sur le dos. Ma foi, s’ils étaient mes sujets, je nelaisserais pas la laine pousser ainsi sans la tondre !

– Nous sommes fiers, répondit froidementle Prince, de régner sur des hommes libres et non sur desesclaves.

– Chacun son goût, fit Pedro avecinsouciance. Carajo ! Quel doux visage à cette fenêtre !Don Fernando, je vous prie de noter la maison, pour que cette jeunefille nous soit amenée à l’abbaye.

– Non, mon frère, non ! s’écria lePrince impatienté. J’ai déjà eu l’occasion de vous dire et de vousredire qu’en Aquitaine les choses ne se passaient pas ainsi.

– Mille pardons, cher ami ! réponditvivement l’Espagnol qui avait remarqué que le rouge de la colèreétait monté aux joues brunies du Prince. Vous avez si courtoisementaménagé mon exil que je me crois chez moi et que j’oublie parfoisque je ne suis pas encore de retour en Castille. Chaque pays a bienentendu ses mœurs et usages ; mais je vous promets, Édouard,que lorsque vous serez mon hôte à Tolède ou à Madrid vous nesoupirerez pas en vain après n’importe quelle fille sur laquellevous auriez jeté les yeux.

– Votre langage, sire, répliqua le Princeavec froideur, n’est pas celui que j’aime entendre habituellementtomber de vos lèvres. Je n’ai pas le goût de ce genre d’amours, etj’ai fait le serment que mon nom ne serait accouplé qu’avec celuide ma chère épouse.

– Toujours le miroir fidèle de lachevalerie ! s’exclama Pedro.

Jayme de Majorque, effrayé de la réprobationqu’exprimait leur protecteur tout-puissant tira fortement sur lamanche de son frère d’exil.

– Prenez garde, cousin ! luichuchota-t-il. Pour l’amour de la Vierge prenez garde ! vousl’avez fâché.

– Peuh, ne craignez rien ! réponditl’autre sur le même ton. Si je rate une courbette, je me rattrapeaussitôt. Tenez, vous allez voir… Beau cousin, poursuivit-il en setournant vers le Prince, je vois de magnifiques hommes d’armes etdes archers luisants de santé. Il doit être bien difficile derivaliser avec eux.

– Ils ont voyagé loin, sire, mais jamaisils n’ont trouvé de rivaux à leur taille.

– Et ils n’en trouveront jamais, j’ensuis sûr ! Quand je les regarde, il me semble que j’ai déjàreconquis mon trône. Mais dites-moi, cher cousin, que ferons-nousaprès avoir chassé du royaume ce bâtard d’Henri ?

– Ensuite ? Nous contraindrons leRoi d’Aragon à placer notre bon ami et frère Jayme de Majorque surle trône.

– Noble Prince ! GénéreuxPrince ! cria le petit monarque.

– Cela fait, ajouta le Roi Pedro enlançant un coup d’œil oblique vers le jeune conquérant, nousunirons les forces de l’Angleterre, de l’Aquitaine, de l’Espagne etde Majorque. Il serait honteux qu’une telle coalition n’accomplissepas de grandes choses !

– Vous parlez vrai, mon frère !s’écria le Prince dont le regard s’adoucit à cette perspective. Àmon avis, nous ne pourrions mieux plaire à Notre-Dame qu’enchassant les Maures païens de votre pays.

– Je suis avec vous, Édouard, aussifidèle et loyal que la garde à sa lame. Mais par saint Jacques,nous ne permettrons pas aux Maures de se moquer de nous de l’autrecôté de la mer. Il nous faudra équiper une flotte et débarquer enAfrique pour les en expulser.

– Oui, par le Ciel ! s’exclama lePrince. Le rêve de mon cœur est que nos pennons anglais flottentsur le mont des Oliviers, et que les lions et les lis protègent lacité sainte.

– Et pourquoi pas, cher cousin ? Vosarchers ont libéré la route de Paris ; pourquoi pas celle deJérusalem ? Une fois là-bas vous pourriez vous reposer.

– Non, il y a davantage à faire !murmura le Prince emporté par l’ambition de ses projets. Il reste àconquérir la ville de Constantin, à gagner la guerre contre lesultan de Damas. Plus loin, il faudrait lever un tribut sur le Khande Tartarie et sur le royaume de Cathay. Qu’en dites-vous,John ? Ne pouvons-nous avancer vers l’est aussi loin queRichard Cœur de Lion ?

– Le vieux John restera ici, monseigneur,répondit le vétéran. Sur mon âme, aussi longtemps que je seraiconnétable de l’Aquitaine, je ne manquerai pas d’ouvrage pourgarder les marches que vous m’avez confiées ! Ce serait pourle Roi de France un beau jour que celui où il apprendrait que lamer nous sépare de lui.

– Sur mon âme, John, je ne vousconnaissais pas traînard ! dit le Prince.

– Le limier qui aboie, monseigneur, n’estpas toujours le premier à l’hallali, répliqua le vieuxchevalier.

– Non, mon fidèle ! Je vous ai tropsouvent éprouvé pour l’ignorer. Mais, ma foi, je ne me rappelle pasavoir vu une foule pareille depuis le jour où nous avons faitdescendre Cheapside au Roi Jean !

De fait, toute la vaste plaine était noire demonde, des vignobles jusqu’au fleuve. Par la porte du nord, lePrince et ses compagnons contemplèrent cette mer de têtes, éclairéeici et là par les capelines colorées des femmes ou par les casquesétincelants des archers et des hommes d’armes. Au centre de cetimmense rassemblement, la lice paraissait n’être qu’une étroitebande de gazon délimitée par des bannières et des oriflammes ;aux deux extrémités, des taches blanches surmontées de pennonsindiquaient l’emplacement des tentes-marquises qui servaient devestiaires aux combattants. Un chemin avait été dégagé entre laporte de la ville et les tribunes qui avaient été érigées pour lacour et la noblesse. Acclamé par la multitude, le Prince s’yengagea au petit galop ; il était suivi des deux Rois, de sesgrands officiers de l’État, et d’une interminable escorte deseigneurs et de dames, de courtisans, de conseillers, desoldats ; les panaches s’agitaient ; les joyauxmiroitaient ; les soies chatoyaient ; l’or ruisselait surles robes et les uniformes ; la richesse du décor dépassaitl’imagination. L’avant-garde de la cavalcade avait atteint la liceavant que l’arrière eût franchi la porte de la cité : c’estqu’en effet les plus jolies femmes et les hommes les plus bravesétaient venus de toutes les vastes régions arrosées par la Dordogneet la Garonne. On pouvait reconnaître au passage des gentilshommesdu Sud brunis par le soleil, des guerriers farouches de laGascogne, de gracieux courtisans originaires du Limousin ou de laSaintonge et des jeunes sportifs d’Angleterre qui avaient traversél’Océan. On y admirait aussi les splendides brunettes de laGironde, dont le regard surpassait en éclat celui des bijoux, etque côtoyaient leurs sœurs blondes d’outre-Manche au visageaquilin, enveloppées d’hermine et de duvet de cygne car l’air étaitvif bien que le soleil fût clair.

Les chevaux furent confiés aux valets deservice ; les seigneurs et les dames prirent place dans lestribunes qui bordaient chaque côté du champ clos et qui étaientdécorées de tapisseries, de velours et d’armoiries.

Les tenants de la lice occupaient l’extrémitéla plus proche de la porte de la cité. Là, devant leurs tentesrespectives, flottaient les merlettes d’Audley, les roses deLoring, les barres écarlates de Wake, le lion de Percy, et lesailes d’argent de Beauchamp ; chaque pennon était porté par unécuyer vêtu d’une étoffe verte symbolisant un triton ; dans samain gauche il tenait un énorme coquillage. Derrière les tentes lesgrands destriers tout harnachés mâchonnaient leurs mors etpiaffaient, tandis que leurs maîtres étaient assis devant leurporte, le heaume sur les genoux, et discutaient paisiblement duprogramme de la journée. Les hommes d’armes et les archers anglaisétaient rassemblés aux deux bouts de la lice ; mais bien plusnombreux étaient les spectateurs qui accordaient leurs faveurs aucamp des attaquants, car la popularité des Anglais avait déclinédepuis l’âpre querelle qui s’était élevée au sujet du Roi de Franceaprès la bataille de Poitiers. Voilà pourquoi les applaudissementsfurent clairsemés quand le héraut d’armes proclama, après unesonnerie de trompettes, les noms et titres des chevaliers quiétaient disposés, pour l’honneur de leur pays et l’amour de leursdames, à tenir le champ contre tous ceux qui pourraient leur fairela faveur de courir une lance avec eux. Par contre un tonnerred’ovations accueillit le héraut de l’autre camp quand, s’avançantde l’extrémité la plus éloignée de la lice, il annonça les titresbien connus des cinq fameux guerriers qui avaient relevé ledéfi.

– Je crois, John, fit le Prince, que toutà l’heure vous aviez raison. Ah, cher duc d’Armagnac, il me sembleque nos amis des environs ne seraient pas contrariés si leschampions anglais étaient aujourd’hui battus !

– C’est possible, monseigneur, réponditle noble gascon. Je ne doute d’ailleurs pas qu’à Smithfield ou àWindsor une foule anglaise ne favorise ses compatriotes.

– Par ma foi, c’est vérifiable icimême ! dit le Prince en riant. Quelques douzaines d’archersanglais s’égosillent là-bas, comme s’ils voulaient crier plus fortque cette foule innombrable. Je crains qu’ils n’aient pas beaucoupd’occasions de s’enrouer, car mon vase d’or a peu de chances detraverser la mer. Quel est le règlement du tournoi. John ?

– Chaque rencontre se dispute en troiscourses si nécessaire, monseigneur, et la victoire finale seraattribuée au camp qui en aura gagné le plus grand nombre ; lescombats doivent se poursuivre jusqu’à ce que l’un des deuxadversaires prenne l’avantage. Le meilleur des vainqueursremportera le vase d’or ; le meilleur de l’autre camp recevraune agrafe ornée de bijoux. Commanderai-je aux trompettes desonner, monseigneur ?

Le Prince acquiesça de la tête. Les trompetteslancèrent vers le ciel pur leurs notes stridentes, et les deuxpremiers champions s’avancèrent à cheval pour se trouver face àface au centre de la lice. Sir William Beauchamp s’inclina devantla lance exercée du captal de Buch, Sir Thomas Percy pritl’avantage sur le baron de Mussidan, et Lord Audley fit tomber lesire d’Albret de sa selle. Le robuste de Clisson, toutefois,raffermit les espoirs des attaquants en expédiant à terre SirThomas West du Yorkshire. Jusque-là, il était difficile de trancheren faveur de l’un ou l’autre camp.

– Par saint Jacques de Santiago !s’exclama Don Pedro dont les joues pâles avaient pris un peu decouleur. Gagnera qui pourra, mais c’est une belle lutte !

– Qui se présente maintenant pourl’Angleterre, John ? s’enquit le Prince dont la voix tremblaitd’excitation.

– Sir Nigel Loring du Hampshire,monseigneur.

– Ah ! C’est un homme d’un grandcourage, et habile à se servir de n’importe quelle arme.

– En effet, monseigneur. Mais ses yeux,comme les miens, ne valent plus grand-chose pour la guerre.Cependant il peut courir une lance ou pratiquer le combat de prèsavec un égal bonheur. C’est lui, monseigneur, qui a remporté lacouronne d’or que la Reine Philippa, votre royale mère, avait miseen jeu entre tous les chevaliers d’Angleterre après le sac deCalais. J’ai entendu dire qu’au château de Twynham un buffet gémitsous le poids des prix qu’il a gagnés.

– Je prie pour que mon vase leur tiennecompagnie ! dit le Prince. Mais voici le gentilhomme germainet, sur mon âme, il donne l’impression d’un homme de grande valeur.Qu’ils courent donc leurs trois courses, car l’issue est tropimportante pour dépendre d’une seule.

Tandis que le Prince parlait à Chandos, ledernier des « défiants » s’élança sur la lice ; lestrompettes sonnèrent ; les Gascons hurlèrent et trépignèrent.C’était un homme de haute taille revêtu d’une armure noire sansblason ni ornement car le moindre étalage des honneurs de ce mondeétait interdit par les règles de l’Ordre militaire auquel ilappartenait. Aucun panache ne flottait au-dessus de sa salademassive, et sa lance était privée de la flamme habituelle. Une capeblanche se soulevait derrière lui ; sur le côté gauche étaitdessinée la large croix noire rehaussée d’argent qui étaitl’emblème bien connu de l’Ordre Teutonique. Monté sur un chevalaussi austère que lui, il avança au petit galop, sans sacrifier auxcaracoles et aux fringants exercices qu’affectionnaient lesgentilshommes désireux d’exhiber leurs talents de cavalier. Ilinclina gravement la tête devant le Prince et prit sa place au boutdu champ clos.

À ce moment Sir Nigel sortit de l’enclosréservé aux tenants et galopa d’une course folle sur la lice ;il s’arrêta devant le Prince en imprimant aux rênes une secoussequi rejeta son cheval sur l’arrière-train. Avec son armure blanche,son écu blasonné et un panache de plumes d’autruche sur le casque,il avait l’air si désinvolte et si gai que des applaudissementséclatèrent dans l’assistance. Comme l’aurait fait un invité sehâtant vers un joyeux festival, il inclina sa lance pour saluer et,sans permettre à son cheval de poser sur le sol ses pattesantérieures, il le fit pivoter pour regagner son poste.

Un grand silence tomba sur la foule. Un doubleenjeu s’attachait au duel des deux champions : leur réputationpersonnelle et l’honneur de leur camp. Ils étaient l’un et l’autredes guerriers célèbres, mais comme ils avaient accompli leursprouesses dans des régions diamétralement opposées, ils nes’étaient encore jamais affrontés. Entre de tels hommes une courseaurait soulevé par elle-même un grand intérêt ; celui-cis’accroissait du fait qu’elle allait décider des vainqueurs de lajournée. Pendant un moment ils attendirent. Le Germain était sombreet calme. Sir Nigel frémissait par toutes ses fibres d’unerésolution farouche. Enfin, pendant que les spectateurs retenaientleur souffle, le gant tomba de la main du maréchal du tournoi.Couverts d’acier les deux cavaliers se heurtèrent dans un bruit detonnerre en face de la tribune royale. Le Germain, bien qu’il eûtchancelé un instant sous la pointe de l’Anglais, frappa sonadversaire sur la visière avec une telle précision que lestourillons cédèrent et que le heaume empanaché vola enéclats : Sir Nigel continua à galoper sur la lice ; soncrâne chauve luisait au soleil. Des milliers d’écharpes et detoques s’agitèrent pour annoncer que la première manche avait étégagnée par le camp le plus populaire.

Le chevalier du Hampshire n’était pas homme àse laisser abattre par un revers. Il regagna sa tente et enressortit un peu plus tard avec un heaume neuf. La deuxième coursefut si égale que les juges se refusèrent à départager les deuxantagonistes. Chacun fit jaillir des étincelles sur l’écu del’autre, et tous deux demeurèrent rivés sur leurs chevaux comme descentaures. Dans la reprise finale, Sir Nigel porta un coup si biendirigé que la pointe de sa lance frappa entre les barres de lavisière et arracha le devant du heaume. Le Germain, visantlégèrement trop bas et étourdi par le choc, eut la malchance detoucher son adversaire à la cuisse ; non seulement c’était uneentorse aux règles du tournoi (entorse qui suffisait pour luiretirer toutes chances de se voir attribuer la victoire) maisencore il risquait de perdre son cheval et son armure si lechevalier anglais les réclamait. Un tonnerre d’applaudissementss’éleva du côté des archers et des hommes d’armes, tandis que lesilence de la foule massée autour de la lice annonçait que labalance avait penché du côté des tenants. Déjà les dix championsétaient réunis devant le Prince pour la remise de la récompense,quand une sonnerie de bugle à un bout de la lice attira tous lesregards vers un nouvel arrivant imprévu.

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