La Compagnie blanche

Chapitre 2Comment Alleyne Edricson s’en alla dans le monde

Jamais la paisible atmosphère de la vieillemaison cistercienne n’avait été pareillement troublée. Jamaisn’avait éclaté une révolte aussi soudaine, aussi brève, aussiréussie. Mais l’abbé Berghersh devait veiller à ce que cetterébellion unique en son genre ne mît point en péril l’ordre établi.En quelques phrases acides et brûlantes, il compara la sortie dufaux Frère à l’expulsion de nos premiers parents du paradisterrestre, et il affirma que s’ils ne se réformaient pas, d’autresmembres de la communauté pourraient se trouver dans le même mauvaiscas. Ayant ainsi ramené la docilité au sein de son troupeau, ilrenvoya les moines à leurs travaux et se retira dans sonappartement privé pour chercher les secours spirituels nécessairesà l’accomplissement de sa haute mission.

L’Abbé était encore agenouillé quand quelquescoups légers frappés à sa porte interrompirent ses oraisons. Il sereleva et commanda d’entrer. Mais l’humeur causée par cetteinterruption s’adoucit quand il reconnut le visiteur, et saphysionomie s’éclaira d’un sourire paternel.

C’était un jeune homme mince d’une taillelégèrement au-dessus de la moyenne, il avait des cheveux blonds etdes traits enfantins ; il était bien bâti et d’un extérieuravenant. Des yeux gris clairs et pensifs, ainsi qu’une délicatevivacité d’expression, indiquaient une nature qui s’étaitdéveloppée loin des joies et des tristesses bruyantes du monde. Ledessin de la bouche et un menton volontaire interdisaient de luiattribuer de la mollesse de caractère. Il pouvait être impulsif,enthousiaste, sensible, souple, et cherchant à plaire ; maisun observateur attentif aurait juré que ses manières douces dejeune moine masquaient une fermeté et une résolutionnaturelles.

Il n’était pas revêtu de la robemonastique ; il avait un costume de laïque ; cependantson justaucorps, son manteau et ses chausses étaient d’une couleursombre, décente pour quelqu’un ayant vécu à l’intérieur d’uneenceinte sacrée. Il portait en bandoulière une besace de voyage.D’une main il serrait un gros bâton pointu et ferré ; del’autre il tenait son bonnet qu’ornait sur le devant une grandemédaille d’étain frappée à l’image de Notre-Dame de Rocamadour.

– Êtes-vous prêt, beau fils ? ditl’Abbé. Ce jour est décidément celui des départs. En douze heuresl’abbaye a dû arracher son herbe la plus nocive, et se séparer desa fleur préférée.

– Vous êtes trop bon, mon Père !répondit le jeune homme. Si je pouvais disposer de moi à mon gré,je ne partirais jamais et je terminerais mes jours ici à Beaulieu.L’abbaye a été ma demeure depuis que je suis en âge de me souvenir,et j’ai chagrin à la quitter.

– La vie apporte beaucoup de croix, ditdoucement l’Abbé. Qui n’en a pas ? Votre départ nous affligeautant que vous. Mais rien ne peut l’empêcher. J’ai donné ma paroleà votre père Edric que lorsque vous auriez vingt ans vous iriezdans le monde afin d’en goûter les saveurs par vous-même.Asseyez-vous sur ce siège, Alleyne, car il se peut que vous ne vousreposiez pas avant longtemps.

Le jeune homme obéit, mais avec une répugnanceet un manque d’assurance visibles. L’Abbé se tenait près de lafenêtre étroite ; sa longue ombre noire tombait obliquementsur le plancher.

– Il y a vingt ans, reprit-il, votrepère, le seigneur de Minstead, est mort en laissant à l’abbaye deriches terres et aussi son enfant, à condition que nous l’élevionsjusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge d’homme. Il l’a fait en partieparce que votre mère était morte, et en partie parce que votrefrère aîné, l’actuel seigneur de Minstead, avait déjà manifesté unenature grossière et farouche et qu’il n’aurait pas été pour vous uncompagnon convenable. Il manifesta toutefois sa volonté que vous neresteriez pas au couvent et que, parvenu à maturité, vousretourneriez dans le monde.

– Mais, mon Père, interrompit le jeunehomme, n’ai-je pas déjà franchi quelques degrés dans lacléricature ?

– Si, beau fils, mais pas assez pour vousempêcher de porter le costume laïque ni pour vous interdire legenre d’existence que vous allez mener. Vous avez étéportier ?

– Oui, mon Père.

– Exorciste ?

– Oui, mon Père.

– Lecteur ?

– Oui, mon Père.

– Acolyte ?

– Oui, mon Père.

– Mais vous n’avez pas prononcé de vœuxde fidélité et de chasteté ?

– Non, mon Père.

– Vous êtes donc libre de vivre dans lesiècle. Mais avant que vous partiez, faites-moi savoir quelstalents vous emportez de Beaulieu. J’en connais quelques-uns. Voussavez jouer de la citole et du rebec. Sans vous notre chœur seramuet. Vous sculptez aussi, je crois ?

La pâle figure du jeune homme s’enflamma d’unefierté d’artiste.

– Oui, Révérend Père ! Grâce au bonFrère Bartholomew, je sculpte le bois et l’ivoire, et je puiségalement travailler l’argent et le bronze. Du Frère Francis j’aiappris à peindre sur parchemin, sur verre et sur métal, et jeconnais les colorants et les essences qui préservent la couleur del’humidité ou d’un air trop vif. Le Frère Luc m’a initié audamasquinage et à l’émaillage des châsses, des tabernacles, desdiptyques et des triptyques. Pour le reste je sais un peu faire dela tapisserie, tailler des pierres précieuses et fabriquer desoutils.

– Une belle liste, en vérité !s’exclama le Supérieur en souriant. Quel clerc de Cambridge oud’Oxenford pourrait se prévaloir d’autant ? Mais pour lalecture ? Je crains que vous ne soyez moins disert.

– En effet, mon Père ; mon bagageest léger. Pourtant, grâce à notre bon procureur, je ne suis pastotalement illettré. J’ai lu Ockham, Bradwardine et d’autres del’École, ainsi que le savant Duns Scott et la Somme du saintd’Aquin.

– Mais qu’avez-vous retenu de voslectures sur les choses de ce monde ? De cette haute fenêtrevous pouvez apercevoir la pointe boisée et la fumée deBucklershard, l’embouchure de l’Exe et le scintillement de la mer.Je vous demande maintenant, Alleyne, où arriverait un homme quiembarquerait et traverserait cette mer.

Le jeune homme réfléchit et dessina un planavec son bâton sur les nattes de jonc qui recouvraient une partiedu plancher.

– Révérend Père, dit-il, il arriveraitdans ces régions de la France qui sont tenues par sa MajestéRoyale. Mais s’il tendait vers le sud il pourrait atteindrel’Espagne et les États barbaresques. Vers le nord il gagnerait lesFlandres, et les pays des Orientaux et des Moscovites.

– Exact ! Et si, après avoir atteintles possessions du Roi, il prolongeait son voyage versl’est ?

– Dans ce cas il arriverait dans cettepartie de la France qui est encore en litige, et il pourraitespérer atteindre la célèbre cité d’Avignon où s’est établi notrePère bénit, le pilier de la Chrétienté.

– Et ensuite ?

– Ensuite il traverserait le pays desAlemans et le grand Empire romain, et puis il irait vers le paysdes Huns et des païens de Lithuanie, au-delà duquel est située lagrande ville de Constantin et s’étend le royaume des impurssectateurs de Mahomet.

– Et ensuite, beau fils ?

– Au-delà il y a Jérusalem et la TerreSainte, ainsi que le grand fleuve qui a sa source dans le jardin del’Éden.

– Et ensuite ?

– Non, Révérend Père, je n’en sais pasdavantage. À mon avis le bout du monde n’est pas loin.

– Alors nous pouvons encore trouverquelque chose à vous apprendre, Alleyne ! fit l’Abbé aveccomplaisance. Sachez que beaucoup de peuples étranges s’interposentavant le bout du monde. Il y a le pays des Amazones et le pays desnains, et le pays des femmes jolies mais mauvaises qui tuent d’unregard comme le basilic. Plus loin il y a le royaume de PresterJohn et du Grand Khan. Tout cela je le sais de source sûre, puisqueje le tiens du pieux et vaillant chevalier du Christ, Sir John deMandeville, qui s’arrêta deux fois à Beaulieu en allant àSouthampton et en revenant : du pupitre du réfectoire, il nousfit un discours sur ce qu’il avait vu, et il se trouva plus d’unbon Frère pour s’arrêter de boire et de manger tant ces étrangescontes étaient saisissants.

– Je voudrais bien savoir, mon Père, cequi peut exister à l’extrémité du monde.

– L’approfondissement de certains sujets,répondit l’Abbé avec gravité, ne nous a jamais été recommandé. Maisvous avez une longue route devant vous. Où irez-vousd’abord ?

– Chez mon frère à Minstead. Puisqu’ilest vraiment impie et violent, il faut que je le voie et que jecherche à le ramener dans la bonne voie.

L’Abbé hocha la tête.

– Le seigneur de Minstead s’est tailléune fâcheuse réputation, fit-il. Si vous vous rendez chez lui,veillez au moins à ce qu’il ne vous détourne pas de la routeétroite où vous avez appris à marcher. Mais vous êtes sous la gardede Dieu, et Dieu vous protégera toujours dans le péril ou lessoucis. Par-dessus tout, évitez les pièges des femmes ; ellesen tendent constamment pour y prendre de jeunes aveugles. À genoux,mon enfant, et recevez la bénédiction d’un vieil homme.

Alleyne Edricson baissa la tête pendant quedans son cœur l’Abbé suppliait le Ciel de protéger cette âmeinnocente qui s’engageait dans les ténèbres et les dangers dusiècle. Ce n’était une formule vide ni pour l’un ni pour l’autre.Tous deux considéraient la vie extérieure comme une source deviolence et de péché, environnée de dangers physiques et surtoutspirituels.

À cette époque le ciel était proche deshommes. Les interventions directes de Dieu se manifestaient dans letonnerre et l’arc-en-ciel, la tempête et les éclairs. Pour lecroyant, des nuées d’anges et de confesseurs ou de martyrs, desarmées de saints et de sauvés se penchaient toujours vers leursfrères de l’Église militante : ils les relevaient, lesencourageaient, les aidaient. Ce fut donc d’un cœur raffermi que lejeune homme quitta la chambre de l’Abbé. Celui-ci l’accompagnajusqu’en haut de l’escalier et le recommanda à la protection desaint Julien, patron des voyageurs.

En bas, sous le porche de l’abbaye, les moiness’étaient rassemblés pour un dernier adieu. Beaucoup avaientapporté un petit cadeau afin qu’il se souvînt d’eux. Le FrèreBartholomew était là avec un crucifix d’ivoire sculpté, et aussi leFrère Luc avec un psautier dont le dos blanc était décoréd’abeilles d’or, et encore le Frère Francis qui lui offrit« Le massacre des Innocents » admirablement dessiné surparchemin. Tous ces objets furent soigneusement glissés au fond dela besace du voyageur, et recouverts par les soins du FrèreAthanasius d’un paquet de pain et de fromage et d’un petit flacondu célèbre vin cacheté de bleu de l’abbaye. Voilà comment,s’arrachant aux mains qui se tendaient vers lui, parmi des éclatsde rire et des bénédictions, Alleyne Edricson quitta Beaulieu.

Au tournant de la route il s’arrêta pourregarder derrière lui. L’immense bâtiment qu’il connaissait si biens’étendait baigné du miel du soleil couchant : il contempla lamaison de l’Abbé, l’église allongée, le cloître ogival. Et puis ily avait aussi le large ruban de l’Exe, le vieux puits de pierre, lepetit autel de la Vierge dans une niche et, surtout, le groupe desrobes blanches avec ces mains qui s’agitaient dans sa direction. Unbrouillard embua les yeux du jeune homme, qui se mit en route, lagorge serrée et le cœur lourd.

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