La Compagnie blanche

Chapitre 29Comment dame Tiphaine eut son heure bénie de voyance

Messire Tristan de Rochefort, sénéchald’Auvergne et seigneur de Villefranche, était un guerrier réputéqui avait blanchi sous les guerres contre l’Angleterre. Comme ilavait la garde d’un pays exposé, il ne savait guère ce qu’était lerepos, même en ce temps dit de paix ; il consacrait sesjournées à lutter contre les Brabançons, les Tardvenus, lesÉcorcheurs, les Compagnons Francs et les archers pirates quimaraudaient sur sa province. Tantôt il rentrait en triomphateur, etune douzaine de cadavres se balançant au haut de son donjonavertissaient les malfaiteurs que la loi n’était pas lettre morte.Tantôt ses expéditions étaient moins heureuses, et il se hâtaitalors de se réfugier, lui et ses soldats, derrière le pont-levistandis que sifflaient à ses oreilles les flèches de sespoursuivants. Il était dur de poigne et de cœur, haï de sesennemis, détesté de ses protégés car il avait été capturé deux foiset deux fois sa rançon avait été arrachée, sous les coups et lestortures, aux paysans affamés et aux fermiers ruinés.

Le château de Villefranche était aussirébarbatif et farouche que son propriétaire. Le clair de lunemontra aux voyageurs une large douve, une haute muraille extérieuregarnie de tourelles aux angles, et un grand donjon noir quidominait l’ensemble. Grâce à deux flambeaux allumés aux étroitesouvertures pratiquées de chaque côté du pesant portail, ilsaperçurent les têtes menaçantes et les armes du corps de garde.Toutefois l’aigle à deux têtes de Du Guesclin était un passeportqui ouvrait toutes les forteresses de France. À peine avaient-ilsfranchi le portail que le vieux chevalier accourut les bras ouvertspour accueillir son illustre camarade. Il ne fut pas moins contentde voir Sir Nigel quand il apprit le but de sa mission, car lesarchers de la Compagnie Blanche lui tenaient la dragée haute etavaient mis en déroute deux expéditions qu’il avait organiséescontre eux. Ce serait un vrai jour de fête pour le sénéchald’Auvergne quand le dernier archer anglais aurait quitté lesmarches.

Il y avait toujours de quoi préparer un festindans un château, à une époque où la chère était si maigre dans leschaumières. En moins d’une heure les hôtes du sénéchal setrouvèrent assis autour d’une table qui craquait sous le poids despâtés et des quartiers de viande, qu’accompagnaient ces platsdélicats où excellent les Français et qui s’appelaient ortolans auxépices et bécasses farcies. Madame de Rochefort, une blonde quiaimait à rire, était placée à la gauche de son guerrier de mari etdame Tiphaine à la droite. Ensuite venaient Du Guesclin et SirNigel, ainsi que le sire Amory Monticourt, de l’Ordre desHospitaliers, et le seigneur Otto Harnit, chevalier errant deBohême. Ces convives, auxquels s’ajoutaient Alleyne et Ford, quatreécuyers français et le chapelain du château, constituaient lasociété rassemblée ce soir-là au château de Villefranche pourfestoyer. Un grand feu de bois brûlait dans la cheminée, desfaucons encapuchonnés dormaient sur leurs perchoirs, des lévriersaux yeux interrogateurs étaient couchés sur le plancher ; despages en costume lilas se tenaient près des invités. Rires etplaisanteries fusaient de tous côtés ; l’ambiance était à laconcorde et au confort. Ils songeaient peu aux hommes des sous-boisqui étaient couchés dans leurs haillons à la lisière des forêts etqui regardaient de leurs yeux hagards, sauvages, les lumièresdorées qui éclairaient les hautes fenêtres du château.

Lorsque le souper fut achevé, les tablesdisparurent comme par enchantement, et des banquettes furentdisposées devant le feu, car il faisait froid. Dame Tiphaines’était enfoncée dans les coussins d’un fauteuil, et ses longs cilsnoirs étaient retombés sur ses yeux brillants. Alleyne, regardantdans sa direction, remarqua que son souffle était devenu rapide etbref, et que ses joues avaient pris la pâleur du lis. Du Guesclinl’observait par instants, et il passait ses larges doigts brunis àtravers ses boucles noires avec un air de perplexité.

– Le peuple par ici, disait le chevalierde Bohême, ne me semble pas trop bien nourri.

– Ah, la canaille ! s’écria leseigneur de Villefranche. Vous le croirez à peine, mais quand j’aiété fait prisonnier à Poitiers, ma femme et mon frère de lait ontété obligés de prélever l’argent de ma rançon : eh bien, ceschiens auraient préféré subir deux tours de chevalet, ou lespoucettes pendant une heure, plutôt que de payer un denier pourleur suzerain et seigneur ! Cependant il n’y en a pas un quin’ait caché quelque part un vieux bas rempli de piècesd’or !

– Alors pourquoi n’achètent-ils pas dequoi manger ? demanda Sir Nigel. Par saint Paul, on dirait queles os risquent de traverser leur peau !

– C’est leur mauvais esprit qui les rendmaigres. Nous avons un dicton, Sir Nigel, qui court le pays :« Oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, ilvous oindra ! » Ce doit être la même chose enAngleterre.

– Ma foi non ! répondit Sir Nigel.Dans mon escorte j’ai deux Anglais de cette classe populaire, quisont en ce moment, j’en suis sûr, aussi pleins de votre vin que lestonneaux de votre cave. Celui qui se hasarderait à les poindrepourrait se faire oindre d’une manière dont il se souviendraittoute sa vie.

– Je ne comprends pas cela, dit lesénéchal, car les chevaliers et les nobles anglais que j’ai connusn’étaient pas hommes à tolérer l’insolence des mal-nés.

– Peut-être, mon beau seigneur, lesvilains d’Angleterre ont-ils le caractère plus doux et unemeilleure contenance ! dit en riant madame de Rochefort. MonDieu ! Vous ne pouvez pas imaginer comme ici ils sontlaids ! Ils n’ont plus de cheveux, plus de dents, ils sonttordus et voûtés ; je me demande comment le bon Dieu a pucréer de tels êtres. Je ne peux pas supporter de les voir,moi ! Et mon fidèle Raoul me précède toujours avec une triquepour les chasser de mon chemin.

– Et cependant, belle dame, et cependantils ont une âme ! murmura le chapelain.

– Je vous ai entendu le leur dire, fit leseigneur du château. Et pour ma part, mon Père, bien que je sois unfils loyal de la sainte Église, je pense que vous emploieriez plusutilement votre temps en disant votre messe et en instruisant lesenfants de mes hommes d’armes qu’en vous promenant dans la campagnepour mettre dans la tête de ces gens des idées qu’ils n’auraientjamais eues si vous ne vous en étiez pas mêlé. Il paraît que vousleur avez dit que leurs âmes valaient les nôtres et que dansl’autre vie ils pourraient être placés au même rang que le plusvieux sang d’Auvergne. À mon avis, il y a au Ciel tant de digneschevaliers et de vaillants gentilshommes qui savent commentarranger ces choses-là que nous avons peu à craindre de noustrouver mélangés avec ces bas roturiers et ces gardiens de cochons.Récitez vos prières, chapelain, et égrenez votre rosaire, mais nevous interposez pas entre moi et ceux que le Roi m’a donnés.

– Que Dieu les aide ! s’écria lechapelain. Un plus haut Roi que le vôtre me les a donnés à moi, etje vous dis bien haut dans votre propre château, messire Tristan deRochefort, que vous avez grandement péché dans votre comportement àl’égard de ces pauvres gens, et que l’heure viendra (elle estpeut-être toute proche) où la main de Dieu s’abattra lourdement survous à cause de ce que vous avez fait.

Il s’était levé ; à pas lents il sortitde la pièce.

– La peste l’emporte ! cria lechevalier français. À présent, comment doit-on agir avec un prêtre,messire Bertrand ? On ne peut ni le rosser comme un homme nile cajoler comme une femme !

– Hé, messire Bertrand le sait bien, leméchant ! s’écria madame de Rochefort. Tous ici nousn’ignorons pas comment il est allé en Avignon pour extorquercinquante mille couronnes au Pape.

– Ma foi ! s’exclama Sir Nigel enregardant Du Guesclin avec une admiration non dépourvue d’horreur.Votre cœur n’a pas frémi de crainte ? Vous n’avez pas senti lamenace d’une malédiction suspendue au-dessus de votretête ?

– Je n’ai rien remarqué, réponditnégligemment le Français. Mais, par saint Yves, votre chapelain,Tristan, me paraît être un fort digne homme, et vous devriezécouter ses propos, car moi qui ne me soucie guère de lamalédiction d’un mauvais Pape, je serais fâché d’être privé de labénédiction d’un bon prêtre !

– Prenez garde, mon beau seigneur !s’écria madame de Rochefort. Prenez garde, je vous en supplie, carje ne tiens pas à ce qu’un mauvais sort me soit jeté : lapeste ou une paralysie des membres. Je me rappelle qu’une fois vousavez mis en colère le Père Étienne, et ma dame d’atours m’a ditensuite qu’en sept jours j’avais perdu plus de cheveux que jamaisauparavant en un mois.

– Si c’est là un signe de péché, alorspar saint Paul je dois être grand pécheur ! fit Sir Nigelparmi les rires. Mais en vérité, messire Tristan, si j’oseaventurer un avis personnel, je vous conseillerais de faire votrepaix avec ce brave homme.

– Je lui donnerai quatre chandeliersd’argent, murmura le sénéchal rembruni. Et pourtant je voudraisbien qu’il laisse le peuple tranquille ! Vous ne pouvez pasconcevoir le degré de stupidité et d’entêtement auquel les manantssont arrivés. Les mulets et les cochons sont pleins de raison àcôté d’eux. Dieu sait pourtant si je suis patient ! Tenez, pasplus tard que la semaine dernière, j’ai eu à leur soutirer un peud’argent. J’ai convoqué au château Jean Goubert qui, comme chacunle sait, a une petite cassette remplie de pièces d’or cachée dansun tronc creux. Je vous donne ma parole que je ne lui ai même pascaressé le dos de mon fouet. Je lui ai parlé, je lui ai ditpourquoi j’avais besoin d’argent, et je l’ai enfermé dans mondonjon pour qu’il réfléchisse pendant la nuit. Que pensez-vous qu’afait ce chien ? Au matin, nous l’avons trouvé pendu à unbarreau de la fenêtre : il s’était confectionné une corde avecdes morceaux de son justaucorps en cuir !

– Cette méchanceté estincompréhensible ! s’écria madame de Rochefort.

– Et il y a eu aussi Gertrude LeBœuf ; c’était une servante aussi jolie qu’on pouvait lesouhaiter, mais méchante et aigrie comme les autres. Quand le jeuneAmory de Valence est venu ici, le 1er août dernier, il agentiment regardé cette jeune fille et il lui a même proposé de laprendre à son service. Qu’a-t-elle fait, elle et son chien depère ? Hé bien, ils se sont attachés ensemble et ils se sontjetés dans l’étang qui a deux mètres de fond. Je vous jure, lejeune Amory en a eu beaucoup de chagrin, et il a fallu plusieursjours pour le consoler ! Comment voulez-vous bien servir desgens qui sont aussi ingrats que déraisonnables ?

Pendant que le sénéchal d’Auvergne narrait parle menu les actes répréhensibles de ses serfs, Alleyne s’étaitlaissé captiver par le visage de dame Tiphaine. Elle s’étaitenfoncée davantage dans son fauteuil ; elle avait fermé sespaupières ; le sang s’était retiré de sa figure. Alleyne crutd’abord que la fatigue du voyage était la cause de cettetransformation, et qu’une faiblesse l’avait prise. Mais un nouveauchangement se produisit bientôt : la couleur reparut sur sesjoues, les paupières se soulevèrent lentement, et ses yeuxbrillèrent d’un éclat extraordinaire ; ils fixaient leurregard non sur l’assemblée, mais sur une tapisserie sombre quiétait accrochée à un mur. Son expression était devenue éthérée.Rêvant à des archanges ou à des séraphins, Alleyne n’avait jamaisimaginé un visage plus doux, plus féminin, et cependant plus sage.Il regarda Du Guesclin : lui aussi surveillait sa femme ;le tiraillement de ses traits, des gouttes de sueur sur son fronttraduisaient son émoi devant la métamorphose qu’il observait.

– Comment vous sentez-vous, madame ?interrogea-t-il d’une voix frémissante.

Elle n’abaissa pas son regard qui demeura posésur la tapisserie, et il s’écoula un long moment avant qu’elle luirépondît. Sa voix qui avait été si chantante, si claire, retentitétrangement étouffée et basse, comme si elle venait de loin.

– Je me sens très bien, Bertrand. L’heurebénie de la voyance approche encore.

– Je la voyais approcher ! Oui, jela voyais ! s’exclama-t-il en promenant ses doigts dans sachevelure. Il s’agit d’un incident fortuit, messire Tristan, et jeme demande comment vous l’expliquer en termes clairs, à vous, àvotre noble épouse, à Sir Nigel et à ces autres chevaliersétrangers. Ma langue est brusque : elle est plus apte à donnerdes ordres qu’à vous éclaircir une affaire de ce genre dontmoi-même je comprends peu de choses. Ce que je sais toutefois,c’est que ma femme est issue d’une très sainte race et que Dieudans Sa sagesse l’a dotée de grandes vertus : TiphaineRaguenel était célèbre dans toute la Bretagne avant que je la vissepour la première fois à Dinan. Ces vertus, ces pouvoirs ne sontutilisés que pour le bien ; ils sont un don de Dieu et non pasun présent du diable ; voilà toute la différence entre lamagie blanche et la magie noire.

– Peut-être devrions-nous faire quérir lePère Étienne ? suggéra messire Tristan.

– Il vaudrait mieux qu’il vienne !cria le chevalier de l’Ordre des Hospitaliers.

– Et qu’il apporte de l’eau bénite,ajouta le chevalier de Bohême.

– Non, messires ! répondit BertrandDu Guesclin. Il n’est nullement nécessaire de faire venir ceprêtre ; j’ai d’ailleurs dans l’idée qu’en réclamant saprésence, vous jetez une ombre, voire une tache sur le bon renom demon épouse, comme si vous vous demandiez d’où elle détient cepouvoir, d’en haut ou d’en bas. Pour peu que vous ayez un doute, jevous prie de bien vouloir m’en informer, afin que nous endiscutions d’une manière appropriée.

– En ce qui me concerne, dit Sir Nigel,j’ai entendu tomber de la bouche de cette dame de telles parolesque je crois qu’il n’existe aucune femme, sauf une seule, quipuisse lui être comparée sous le double rapport de la beauté et dela bonté. Si l’un des gentilshommes présents est d’un avisdifférent, je considérerais comme un grand honneur de courir unepetite lance avec lui, ou de discuter de l’affaire de la manièrequi lui conviendrait le mieux.

– Il serait malséant de ma part, déclarale sénéchal d’Auvergne, de douter d’une dame qui est à la fois moninvitée et la femme de mon compagnon d’armes. Je vois d’autre partsur sa capeline une croix d’argent : ce signe suffirait à meconvaincre qu’il n’y a aucune diablerie dans les pouvoirsextraordinaires que selon vous elle possède.

Cet argument du seigneur de Villefrancheimpressionna le Bohêmien et l’Hospitalier qui convinrent tout desuite que leurs objections avaient été mal fondées. Quant à madamede Rochefort, qui s’était signée à plusieurs reprises en tremblant,elle cessa de regarder du côté de la porte, et la curiositél’emporta sur ses frayeurs.

– Parmi les dons qui ont été accordés àmon épouse, dit Bertrand Du Guesclin, figure celui, merveilleux, delire dans l’avenir ; mais il ne s’exprime que fort rarement,et il s’enfuit aussi vite, car personne ne peut le commander.L’heure bénie de la voyance, comme elle l’a appelée, ne lui estvenue que trois fois depuis que je la connais, et je puis jurer quetout ce qu’elle m’a annoncé s’est vérifié : par exemple, ausoir de la bataille d’Auray, elle m’a dit que le lendemain seraitun mauvais jour pour moi et Charles de Blois : or avant que lesoleil se fût couché une deuxième fois il était tué, et moiprisonnier de Sir John Chandos. Toutefois elle ne peut pas répondreà n’importe quelle question, mais simplement à celles…

– Bertrand, Bertrand ! cria la damede la même voix lointaine. L’heure bénie est là. Profitez-en,Bertrand, pendant que vous le pouvez !

– Je vais le faire, ma douceur !Dites-moi donc quelle fortune m’attend ?

– Du danger, Bertrand ! Un dangermortel, pressant, qui rampe autour de vous et que vous nesoupçonnez pas.

Le guerrier français éclata de rire, et sesyeux verts pétillèrent de gaieté.

– Quel jour depuis vingt ans celan’a-t-il pas été vrai ? s’écria-t-il. L’air que je respires’appelle danger ! Mais celui-ci est-il proche,Tiphaine ?

– Ici. Maintenant. Tout proche devous !

Les mots avaient jailli, tandis que le masquesi beau de dame Tiphaine se contractait, se tordait comme devantune vision horrible qui arrache au spectateur des paroles brèves,entrecoupées. Du Guesclin regarda la salle, les tapisseries, lestentures, les tables, la crédence, le buffet avec son aiguièred’argent, et le demi-cercle des visages amicaux qui l’entouraient.Un silence tomba ; on n’entendait plus que le souffle oppresséde dame Tiphaine et le doux murmure du vent à l’extérieur, quedominait l’appel intermittent d’une trompe de porcher.

– Le danger peut attendre, fit-il enhaussant ses larges épaules. Et maintenant, Tiphaine, dites-moi cequi sortira de cette guerre d’Espagne ?

– Je ne discerne pas grand-chose,répondit-elle en écarquillant les yeux et en plissant le front. Ily a des montagnes, des plaines arides, des armes qui scintillent,des cris de guerre. Pourtant il m’est chuchoté à l’oreille quec’est par un échec que vous réussirez.

– Ah, Sir Nigel, que dites-vous decela ? fit Bertrand en hochant la tête. C’est l’hydromel et levinaigre, demi-doux et demi-acide. Mais y a-t-il une question quevous désireriez poser à ma dame ?

– Certes il y en a une. J’aimeraissavoir, noble dame, comment vont les choses au château de Twynham,et par-dessus tout comment s’occupe ma chère épouse.

– Pour vous répondre, je voudrais poserma main sur quelqu’un dont les pensées s’orientent fixement vers cechâteau que vous avez nommé. Non, seigneur Loring, il m’est dit àl’oreille que quelqu’un d’autre ici y pense plus profondément quevous.

– Qui pense plus que moi aux miens ?s’écria Sir Nigel. Madame, je crains que sur ce point au moins vousne soyez dans l’erreur.

– Ne le croyez pas, Sir Nigel. Venez là,jeune homme, jeune écuyer anglais aux yeux gris ! Maintenantdonnez-moi votre main et posez-la en travers de mon front afin queje puisse voir ce que vous avez vu. Qu’est-ce qui se lève devantmoi ? De la brume, du brouillard, de la brume qui roule avecune grande tour noire au-dessus. Je la vois qui s’étend, qui sesoulève : il y a un château dans une plaine verte, avec la merau-dessous, et une grande église à une portée de flèche. Il y adeux rivières qui coulent à travers champs, et entre elles sedressent les tentes des assiégeants.

– Des assiégeants ! se récrièrentAlleyne, Ford et Sir Nigel d’une même voix.

– Oui, réellement. Ils exercent sur lechâteau une forte pression, car ils sont nombreux et pleins decourage. Voyez comme ils se jettent contre le portail, tandis quederrière eux des gens du peuple arrosent de flèches les murailles.Il y a plusieurs chefs qui crient et qui commandent : j’envois un, de haute taille avec une barbe dorée, qui se tient devantle portail en tapant du pied et en encourageant ses hommes, commeun piqueur ses chiens. Mais les défenseurs du château se battentcourageusement. Il y a une femme, deux femmes, qui sont debout surles remparts et qui donnent l’exemple aux hommes d’armes. Ellesdéversent des flèches, des traits, de grosses pierres. Ah, ellesont abattu le grand chef, et les autres reculent. La brumes’épaissit, je ne vois plus rien.

– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel. Je ne pense pas que de telles choses puissent se passer àChristchurch, et je suis fort tranquille sur le sort de ma placeforte tant que ma chère épouse suspend la clef du baile extérieur àla tête de son lit ! Cependant je ne nie point que vous ayezdécrit le château aussi bien que j’aurais pu le faire moi-même, etje suis émerveillé de tout ce que j’ai entendu.

– Je voudrais, dame Tiphaine, s’écriamadame de Rochefort, que vous utilisiez votre grand pouvoir pour medire ce qui est arrivé au bracelet d’or que je portais quand j’aichassé au faucon le deuxième dimanche de l’Avent, et que je n’aijamais retrouvé depuis.

– Non, madame ! intervint BertrandDu Guesclin. Il ne convient pas à une si grande et merveilleusevertu de chercher et fouiller et jouer au valet même pour plaire àla belle châtelaine de Villefranche. Posez une question valable et,avec la bénédiction de Dieu, vous aurez une réponse valable.

– Alors je désirerais savoir, s’écrial’un des écuyers français, quelle conquête peut être espérée dansces guerres entre nous et les Anglais.

– Les deux camps feront desconquêtes ; chacun conservera sa part.

– Alors nous conserverons la Gascogne etla Guyenne, s’écria Sir Nigel.

La dame secoua la tête.

– Terre de France, sang de France, languede France, répondit-elle. Elles sont françaises, la France lesreprendra.

– Mais Bordeaux ? s’exclama SirNigel avec passion.

– Bordeaux aussi reviendra à laFrance.

– Mais Calais ?

– Calais aussi.

– Alors malheur à moi ! Si Bordeauxet Calais sont perdus, que restera-t-il à l’Angleterre ?

– Il me semble que votre pays vaconnaître des heures pénibles, dit Bertrand Du Guesclin. Nousn’osions jamais espérer, même au fond de notre cœur, reprendreBordeaux ! Par saint Yves, ces nouvelles me réchauffent !Notre cher pays sera grand dans l’avenir, Tiphaine.

– Grand, et riche, et beau !s’écria-t-elle. Loin dans le cours du temps, je vois la France à latête des nations, souveraine parmi les peuples, grande pour laguerre, plus grande encore dans la paix, prompte d’esprit, habile àl’action, avec tous ses fils rassemblés autour d’un monarqueunique, depuis les sables de Calais jusqu’aux mers bleues dusud !

– Ah ! cria Du Guesclin dont lesyeux flamboyaient de triomphe. Vous l’avez entendue, SirNigel ? Et elle n’a jamais prédit en vain !

Le chevalier anglais secoua tristement latête.

– Et mon pauvre pays ? demanda-t-il.Je crains, madame, que vous n’ayez de sombres présages àm’annoncer.

La dame s’assit avec les lèvresentrouvertes ; son souffle s’accéléra soudain.

– Mon Dieu ! cria-t-elle. Quevois-je ? D’où viennent-ils, ces peuples, ces nationspuissantes, ces pays qui se lèvent devant mes yeux ? Jeregarde plus loin, et d’autres apparaissent, et encore d’autres,jusqu’aux extrémités de la terre. Ils sont une foule ! Ils serépandent ! Le monde leur est donné ; et il résonne dubruit de leurs marteaux et de leurs sonneries de cloches. On lesappelle par des noms différents, ils se gouvernent chacun à saguise, mais ils sont tous Anglais, car j’entends leurs voix. Jevais plus loin, je vois un grand pays de l’autre côté des mers oùn’a encore jamais abordé aucun homme, et je vois une grande terresous de nouvelles étoiles et un ciel inconnu, et pourtant cetteterre est anglaise. Où ne sont pas allés les enfants del’Angleterre ? Que n’ont-ils accompli ? Sa bannière estplantée sur la glace. Sa bannière est inondée de soleil.L’Angleterre s’étire sur le monde entier, et son ombre se profilesur toutes les mers. Bertrand, Bertrand ! Nous sommessurpassés car les bourgeons de son bourgeon valent notre fleur laplus épanouie !

Sa voix s’était élevée jusqu’à une sorte decri sauvage ; elle tendit les bras avant de retomber blancheet inanimée dans le fauteuil.

– C’est fini, expliqua Bertrand DuGuesclin en lui soulevant la tête. Du vin pour ma dame,écuyer ! L’heure bénie de la voyance est passée.

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