La Compagnie blanche

Chapitre 35Comment Sir Nigel prit un faucon pour un aigle

Au sud de Pampelune, dans le royaume deNavarre, s’étendait un haut plateau désolé, aride, brun ou gris,parsemé de gros rocs de granit. Sur le versant gascon des Pyrénéesil y avait des gaves, des champs, des forêts et de petits villagesnichés ici ou là ; par contre, sur le versant espagnol, il n’yavait que des rochers nus, de rares pâturages maigres et desdéserts de pierres. Des défilés sinistres ou barrancasentrecoupaient ce pays sauvage, ainsi que des torrents quidéferlaient en cascades écumantes entre leurs rives escarpées. Lefracas des eaux, le cri des aigles, le hurlement des loups étaientles seuls bruits qui rompaient le silence.

C’était dans cette région terriblementinhospitalière qu’avançaient Sir Nigel et sa Compagnie ;tantôt ils chevauchaient dans de vastes défilés entre des montagnesbrunes, où le ciel n’était qu’une mince ligne bleue ; tantôtils menaient leurs chevaux sur les sentiers muletiers quilongeaient des précipices profonds de plusieurs centaines demètres. Pendant deux jours ils s’enfoncèrent ainsi enNavarre : ils dépassèrent Fuente, ils franchirent l’Ega, ilstraversèrent Estella. Enfin, par une soirée d’hiver, les montagness’abaissèrent devant eux et ils aperçurent l’Èbre large quiserpentait entre des villages. Cette nuit-là les pêcheurs de Vianafurent réveillés par des voix rudes qui parlaient une langueétrangère ; avant le matin Sir Nigel et ses hommes avaientpassé la rivière en bac et se trouvaient en terre d’Espagne.

Tout le lendemain ils campèrent dans un boisde pins proche de la ville de Logrono ; leurs chevaux avaientbesoin de repos. Un conseil se réunit. Sir Nigel avait étéaccompagné par Sir William Felton, Sir Oliver Buttesthorn, le vieilet robuste Sir Simon Burley, le chevalier errant écossais, comted’Angus et Sir Richard Causton, qui comptaient tous parmi les plusvaillants chevaliers de l’armée. Il avait avec lui soixante hommesd’armes éprouvés et trois cent vingt archers. Des espions envoyésen mission dès le matin étaient revenus le soir pour annoncer quele Roi d’Espagne campait à vingt kilomètres de là en direction deBurgos, et qu’il avait à sa disposition vingt mille cavaliers etquarante-cinq mille fantassins.

Un feu de bois sec avait été allumé ;autour de ses flammes les chefs s’accroupirent, tandis que lesarchers bavardaient auprès des chevaux.

– Pour ma part, dit Sir Simon Burley, jepense que nous avons déjà accompli notre mission. Ne savons-nouspas où se tient le Roi et de quelles forces il dispose, ce quiétait le but de notre expédition ?

– C’est vrai, répondit Sir WilliamFelton. Mais j’ai voulu participer à cette entreprise parce qu’il ya longtemps que je n’ai pas rompu de lances au cours d’uneguerre ; aussi ne prendrai-je pas le chemin du retour avantd’avoir couru contre un gentilhomme d’Espagne. Ceux qui veulentrentrer n’ont qu’à rentrer. Moi je veux voir de plus près cesEspagnols.

– Je ne vous abandonnerai pas, SirWilliam, répliqua Sir Simon Burley. Et cependant, en ma qualité devieux soldat et de vétéran des guerres, je me vois contraint desouligner que c’est une bien mauvaise chose pour quatre centshommes de se trouver entre une armée de soixante mille hommes d’uncôté et un large fleuve de l’autre.

– Et cependant, dit Sir Richard Causton,nous ne pouvons pas, pour l’honneur de l’Angleterre, fairedemi-tour sans avoir frappé un coup !

– Ni pour l’honneur de l’Écosse !s’écria le comte d’Angus. Par saint André, que je ne revoie jamaisl’eau de la Leith si je tourne bride avant de m’être rapproché deleur camp !

– Par saint Paul, vous avez très bienparlé ! dit Sir Nigel. J’ai d’ailleurs toujours entendu direqu’il y avait de très dignes gentilshommes parmi les Écossais, etqu’on pouvait faire d’intéressantes rencontres près de leursfrontières. Réfléchissez, Sir Simon, que nous tenons nosrenseignements d’espions ordinaires, qui ne sont guère en mesure denous dire de l’ennemi et de ses forces autant de choses que ledésirerait le Prince.

– Vous êtes le chef de cette expédition,Sir Nigel, répondit l’autre. Je ne fais que chevaucher sous votrepennon.

– Pourtant je désire avoir votre opinionet votre conseil, Sir Simon. Mais à propos de ce que vous avez ditconcernant le fleuve, nous pouvons nous arranger pour ne pasl’avoir derrière nous. Le Prince en effet a avancé maintenantjusqu’à Salvatierra et vers Vittoria : si nous tombions surleur camp par l’autre côté, nous pourrions opérer une bonneretraite.

– Que nous proposez-vous alors ?demanda Sir Simon en hochant sa tête grisonnante comme quelqu’unqui ne serait qu’à demi convaincu.

– Que nous avancions jusqu’à ce qu’ilsapprennent que nous avons franchi le fleuve. De cette façon nouspourrons voir de plus près leur armée, et peut-être trouverl’occasion d’un petit exploit.

– Qu’il en soit ainsi ! fit SirSimon.

Les autres membres du conseil ayant approuvéla suggestion de Sir Nigel, un repas hâtif fut préparé, puisl’avance reprit sous le couvert de l’obscurité. Toute la nuit ilsmenèrent leurs chevaux, trébuchant et peinant dans des défiléssauvages et des vallées escarpées, sous la conduite d’un paysanépouvanté dont le poignet était attaché au cuir de l’étrier deBlack Simon. À l’aube ils se trouvèrent dans un ravin noir, aumilieu d’autres ravins qui dévalaient de chaque côté ; toutautour d’eux, des rochers bruns s’étageaient en longues terrassesbalayées par le vent.

– S’il vous plaît, noble seigneur, ditBlack Simon à Sir Nigel, cet homme s’est moqué de nous ; commeil n’y a pas d’arbre où le pendre, nous pourrions le jeter dans ceprécipice.

Aux accents rudes de la voix du soldat lepaysan avait deviné le sens des paroles ; il tomba à genoux etimplora miséricorde.

– Comment cela se fait-il, chien ?demanda en espagnol Sir William Felton. Où est ce camp où tu avaisjuré de nous conduire ?

– Par la douce Vierge ! Par la Mèrebénie de Dieu ! cria le paysan tout tremblant. Je vous jureque dans la nuit je me suis perdu !

– Qu’on le jette dans le précipice !s’écrièrent une demi-douzaine de voix.

Mais avant que les archers eussent pul’arracher au roc auquel il se cramponnait, Sir Nigel étaitintervenu.

– Que veut dire ceci, messeigneurs ? Tant que le Prince me fait l’honneur de me confiercette expédition, c’est à moi seul de donner des ordres ; et,par saint Paul, je serais très heureux d’approfondir complètementl’affaire avec celui d’entre vous qui prendrait ombrage de mesparoles ! Qu’en dites-vous, Sir William ? ou vous,messire d’Angus ? ou vous, Sir Richard ?

– Non, Nigel ! s’écria Sir William.Ce vil paysan est un trop petit motif de dispute pour de vieuxcamarades. Mais le fait est qu’il nous a trahis, et qu’il a méritéla mort d’un chien.

– Écoute-moi, l’homme ! dit Nigel.Nous t’accordons encore une chance pour trouver ton chemin. Nousnous disposons à gagner beaucoup d’honneur, Sir William, dans cetteentreprise et il serait affligeant que le premier sang versé soitcelui d’un rustre. Disons nos oraisons du matin ; peut-êtreavant que nous ayons fini aura-t-il repéré sa route.

La tête inclinée et le casque à la main, lesarchers se tinrent immobiles et silencieux à côté de leurs chevaux,tandis que Sir Simon Burley répétait le Pater,l’Ave Maria, et le Credo. LongtempsAlleyne garda cette scène en mémoire : le groupe deschevaliers dans leur armure couleur de plomb, le visage rougeaud deSir Oliver, les traits anfractueux du comte écossais, le crâneluisant de Sir Nigel, le cercle dense des visages barbus etfarouches, les longues têtes brunes des chevaux, avec pour décorles montagnes et les précipices. À peine le dernier Amenavait-il été prononcé par la Compagnie que cent bugles sonnèrent,des tambours battirent, des cymbales s’entrechoquèrent. Chevalierset archers bondirent sur leurs armes ; ils croyaient qu’unegrande armée fondait sur eux ; mais le guide s’agenouilla pourrendre grâces au Ciel de sa miséricorde.

– Nous les avons trouvés,caballeros ! cria-t-il. C’est leur appel du matin. Si vousdaignez me suivre, je vais vous les faire voir avant que vous ayezle temps d’égrener un chapelet.

Il dégringola l’un des ravins, escaladaensuite une crête basse, et les conduisit dans une courte valléequ’arrosait un ruisseau en son milieu et que bordaient de chaquecôté d’épais fourrés de sureaux et de buis. Se frayant un passage àtravers les arbustes, ils aperçurent un panorama qui fit battreplus vite leurs cœurs.

Devant eux s’étalait une grande plaineparcourue par deux cours d’eau et couverte d’herbe ; elles’étendait jusqu’à l’endroit où, très loin sur l’horizon, sedressaient contre la lumière bleue les tours de Burgos. Sur toutecette vaste prairie une grande cité de tentes s’étaitédifiée ; il y en avait des milliers formées en carrés et quidessinaient des rues comme une ville bien ordonnée. De hautestentes de soie, des marquises bariolées dominaient la masse deshabitations moins somptueuses ; elles indiquaient lesemplacements où les grands seigneurs et les barons du Léon et de laCastille avaient déployé leurs bannières, tandis qu’au-dessus destoits blancs, et jusqu’à la limite du visible, l’agitation despavillons, pennons et banderoles ruisselant d’or et de couleursvives proclamait que toute la chevalerie d’Espagne étaitrassemblée. Au milieu du camp, un grand palais de soie blanche etrouge au-dessus duquel flottaient les armes de la Castilleconfirmait la présence du brave Henri de Transtamare parmi sessoldats.

Les Anglais, derrière l’écran des buissons,contemplaient ce spectacle merveilleux ; toute l’armée qu’ilsavaient sous les yeux était déjà debout. La première lueur rose del’aurore fit scintiller les casques d’acier et les cuirasses desépais bataillons d’arbalétriers et de frondeurs qui faisaientl’exercice dans des champs de manœuvres. Un millier de colonnes defumée grimpaient dans l’air pur du matin. Des essaims de cavalierslégers galopaient à découvert en lançant des javelots et en sepenchant de côté, comme les Maures le leur avaient enseigné. Toutle long des cours d’eau des pages menaient boire les chevaux deleurs maîtres, tandis que les chevaliers vêtus de clair bavardaiententre eux devant la porte de leurs tentes, ou s’en allaientcaracolant, un faucon sur le poignet et suivi de limiers, en quêtede cailles ou de levrauts.

– Par ma garde, mon gars ! chuchotaAylward à l’oreille d’Alleyne, nous les avons cherchés toute lanuit, mais maintenant que nous les avons trouvés, je me demande ceque nous allons en faire !

– Tu as raison, Samkin, dit le vieuxJohnston. Je voudrais bien que nous soyons de retour du côté del’Èbre, car je ne vois ni honneur, ni profit à gagner ici. Qu’endis-tu, Simon ?

– Par la Croix ! s’écria le farouchevieil homme d’armes. Je verrai la couleur de leur sang avant detourner la tête de ma jument en direction des montagnes. Suis-je unenfant qu’on mène chevaucher pendant trois jours dans les montagnespour rien d’autre que des mots ?

– Bien dit, tendre chèvrefeuille !approuva Hordle John. Je suis avec toi, comme le manche à la lame.Si je pouvais seulement mettre la main sur l’un de ces fringantspersonnages, je suis sûr que je tirerais de lui une rançon assezforte pour acheter une nouvelle vache à ma mère !

– Une vache ? dit Aylward. Displutôt dix acres et une maison de campagne sur les bords del’Avon !

– Tu crois ? Alors, par Notre-Dame,je choisis celui qui a le justaucorps rouge.

Il était sur le point de s’avancertranquillement à découvert, quand Sir Nigel en personne s’élança etl’arrêta.

– Arrière ! dit-il. Notre heuren’est pas encore venue. Nous nous cacherons là jusqu’à ce soir.Retirez vos casques et vos cuirasses, de peur qu’ils n’aperçoiventleurs reflets, et attachez les chevaux au milieu des rochers.

L’ordre fut rapidement exécuté ; dixminutes plus tard les archers s’étaient allongés au bord duruisseau, mangeaient le pain et le lard qu’ils avaient apportésdans leurs sacs, et tendaient le cou pour guetter le moindrechangement sur la scène qu’ils dominaient. Ils demeurèrentsilencieux, exception faite de quelques plaisanteries à mi-voix oud’un ordre chuchoté, car deux fois pendant cette longue matinée ilsentendirent des sonneries de bugle dans les montagnes et autourd’eux, ce qui tendait à indiquer qu’ils s’étaient infiltrés entreles avant-postes ennemis. Les chefs s’étaient assis dans lesfourrés de buis, et ils tinrent conseil sur l’opération àentreprendre, pendant que montait vers eux le concert des voixbourdonnantes, des cris, des chevaux qui hennissaient, et de tousles bruits d’un grand camp.

– À quoi bon attendre ? disait SirWilliam Felton. Fonçons sur leur camp avant qu’ils nous aientdécouverts !

– J’opine dans le même sens !s’écria le comte écossais. Car ils supposent qu’ils n’ont pasd’ennemis dans un rayon de trente lieues.

– Pour ma part, dit Sir Simon Burley, jepense que c’est une folie, car vous ne pouvez pas espérer mettre endéroute cette grande armée ; et où irez-vous, et queferez-vous quand ils se tourneront contre vous ? Qu’enpensez-vous, Sir Oliver Buttesthorn ?

– Par la pomme d’Ève ! s’écria legros chevalier. Il me semble que ce vent nous apporte une odeurtrès savoureuse d’ail et d’oignons qui émane de leurs marmites. Jesuis donc disposé à foncer immédiatement sur les dites marmites, simon vieil ami et camarade partage cette opinion.

– Non, répondit Sir Nigel. J’ai un autreplan. Nous pourrons tenter un petit fait d’armes contre eux etpourtant, avec l’aide de Dieu, nous retirer sans mal : ce qui,comme l’a exposé Sir Simon Burley, est assez difficile.

– Quel est votre plan, Sir Nigel ?interrogèrent plusieurs voix.

– Nous allons demeurer cachés ici tout lejour ; il serait bien extraordinaire qu’ils nous repèrent.Puis, quand le soir sera venu, nous prendrons notre élan et nousverrons si nous ne pourrons pas nous distinguer très honorablementcontre eux.

– Mais pourquoi ce soir et pasmaintenant ?

– Parce que nous bénéficierons du couvertde la nuit pour battre en retraite, et que nous pourrons rentrerpar les montagnes. Je mettrai ici en faction une vingtained’archers dans le défilé, avec tous nos pennons plantés dans leroc, avec tous les bugles et les tambours que nous avons, afin queceux qui nous poursuivront dans la lumière déclinante puissentpenser que c’est toute l’armée du Prince qui arrive, et qu’ilsn’osent pas aller plus loin. Que dites-vous de mon plan, SirSimon ?

– Ma foi, j’en dis beaucoup debien ! s’écria le vieux chef prudent. Si quatre cents hommesdoivent s’attaquer à soixante mille, je ne crois pas qu’il existede meilleur plan avec autant de chances de succès.

– Et je l’approuve moi aussi ! criaFelton avec chaleur. Mais je voudrais que le jour soit tombé, carce serait un désastre s’ils nous découvraient.

Il venait de terminer sa phrase quand ilsentendirent un bruit de pierres qui roulaient et le martèlement dequatre sabots : un gentilhomme très brun, monté sur un chevalblanc, traversa le rideau des fourrés et descendit dans lavallée ; il avait débouché par l’extrémité la plus éloignée ducamp espagnol. Il n’avait qu’une armure légère ; sa visièreétait levée ; un faucon était perché sur son poignet gauche,et il le regardait avec l’air insouciant de l’homme qui ne pensequ’à son plaisir et qui ignore la présence d’un danger. Tout à coupcependant, il aperçut les visages farouches qui l’observaient entreles buissons. Alors il poussa un cri de terreur, enfonça seséperons dans les flancs de son cheval et se rua vers l’étroiteouverture de la gorge. Il faillit l’atteindre, car il avaitrenversé ou évité les archers qui s’étaient jetés au-devant delui ; mais Hordle John le saisit par un pied ; de sapoigne de fer il le tira de sa selle, tandis que deux autressoldats maîtrisaient le cheval effrayé.

– Oh, oh ! rugit le grand archer.Combien de vaches achèteras-tu à ma mère si je te libère ?

– Faites taire ce buffle ! s’écriaSir Nigel impatienté. Qu’on m’amène cet homme. Par saint Paul, cen’est pas la première fois que nous nous rencontrons ! Si jene me trompe, vous êtes Don Diego Alvarez, autrefois familier de lacour du Prince.

– C’est moi en effet, dit l’Espagnol enfrançais. Et je vous serais reconnaissant de me passer le fil devotre épée en plein cœur. Car comment pourrais-je vivre, moi, uncaballero de Castille, après avoir été arraché de mon cheval parles mains sales d’un archer ?

– Que cela ne vous contrarie pas,répondit Sir Nigel. S’il ne vous avait pas fait tomber, votre corpsserait transpercé d’une douzaine de flèches.

– Par saint Jacques, j’aurais préférémourir plutôt que d’avoir été pollué par son contact ! affirmal’Espagnol dont les yeux noirs étincelaient de rage et de haine.J’espère que je suis maintenant le prisonnier d’un honorablechevalier ou gentilhomme ?

– Vous êtes le prisonnier de l’homme quivous a capturé, messire Diego, déclara Sir Nigel. Et je puis vousdire que de meilleurs hommes que vous et moi ont déjà été capturéspar des archers anglais.

– Quelle rançon demande-t-il ?interrogea l’Espagnol.

Le gros John se gratta la tête, mais sourit detoutes ses dents quand cette question lui fut répétée.

– Dites-lui, répondit-il, qu’il me fautdix vaches et un taureau, même si ce n’est qu’un petit taureau. Ilme faut aussi une robe de cendal bleu pour ma mère et une en rougepour Joan ; avec cinq acres de pâturages, deux faux, et unebelle meule. De même une petite maison, avec des étables pour lesvaches, et trente-six gallons de bière pour la saison sèche.

– Tut, tut ! s’écria Sir Nigel enriant. Ces choses-là s’expriment en argent. Je crois, messireDiego, que cinq mille couronnes ne représentent pas une sommeexcessive pour un chevalier de votre renommée.

– Elle lui sera payée en temps voulu.

– Pendant quelques jours nous devronsvous garder avec nous ; et je dois vous prier de nous accorderla permission d’utiliser votre bouclier, votre armure, et votrecheval.

– Mon équipement vous appartient selonles lois de la guerre, dit lugubrement l’Espagnol.

– Je ne vous demande qu’un emprunt. J’enai besoin aujourd’hui, mais il vous sera dûment restitué. Installedes gardes, Aylward, avec la flèche sur la corde, aux deuxextrémités de ce col ; car il se pourrait que d’autresgentilshommes viennent nous rendre visite avant que l’heure soitvenue.

Toute la journée les Anglais demeurèrent dansla gorge abritée et contemplèrent les différents mouvements deleurs ennemis inconscients du péril qui les menaçait. Peu aprèsmidi, de nombreux cris et des applaudissements retentirent danstout le camp ; il y eut des rassemblements, des sonneries debugles. Escaladant les rochers, les chefs aperçurent un long nuageroulant de poussière le long de l’horizon de l’est ; unscintillement de lances et une agitation, de pennons annoncèrentbientôt qu’un nombreux corps de cavalerie approchait. Pendantquelques instants ils espérèrent que le Prince avait avancé plusvite que prévu, qu’il avait franchi l’Èbre, et que son avant-gardese préparait à attaquer.

– Je suis sûr que je vois la pile degueules de Chandos en tête du premier escadron ! cria SirRichard Causton.

– Non ! répliqua Sir Simon Burleydont le visage s’assombrit. C’est exactement ce que je craignais.C’est l’aigle à deux têtes de Du Guesclin.

– Vous avez raison ! s’exclama lecomte d’Angus. Ce sont les troupes qu’il a levées en France. Jereconnais l’emblème du maréchal d’Andreghen, celui du barond’Antoing et de Briseuil, et d’autres qui viennent de Bretagne etd’Anjou.

– Par saint Paul, je suis ravi de cesbonnes nouvelles ! fit Sir Nigel. Je ne sais rien de cesEspagnols ; mais les Français sont de très dignesgentilshommes : ils feront tout ce qu’ils pourront pour quenous nous distinguions.

– Ils sont au moins quatre mille, et tousdes hommes d’armes ! s’écria Sir William Felton. Tenez, voiciBertrand en personne, à côté de sa bannière, et voici le Roi Henriqui galope pour l’accueillir. Maintenant ils rentrent tous ensembledans le camp.

Tout au long du jour le bruit desdivertissements et des réjouissances monta du camp en liesse auxoreilles des Anglais qui voyaient les soldats des deux nationss’embrasser et danser la main dans la main autour des feux. Lesoleil venait de disparaître derrière un banc de nuages à l’ouestquand Sir Nigel fit transmettre l’ordre aux hommes de reprendreleurs armes et de tenir leurs chevaux prêts. Lui-même avaitdélaissé son armure personnelle, et il s’était habillé de pied encap avec l’équipement de l’Espagnol capturé.

– Sir William, dit-il, j’ai l’intentiond’essayer une petite chose ; je vous demande donc de commandercette expédition sur le camp. Quant à moi, je pénétrerai àl’intérieur du camp avec mon écuyer et deux archers. Je vous priede ne pas me quitter des yeux, et de vous élancer seulement quandje serai arrivé au milieu des tentes. Vous laisserez vingt hommesici derrière vous, comme nous l’avons projeté ce matin, et vousregagnerez cette gorge après vous être aventuré aussi loin qu’ilvous plaira.

– Je ferai comme vous me l’ordonnez,Nigel. Mais que vous proposez-vous d’accomplir ?

– Vous le verrez bientôt. Il ne s’agitque d’une plaisanterie. Alleyne, tu viendras avec moi, et tuconduiras un cheval de rechange par la bride. J’emmènerai aussi lesdeux archers qui nous ont accompagnés à travers la France, car cesont des fidèles et des braves… Laissez vos arcs ici dans lesbuissons, car je ne souhaite pas qu’on sache trop tôt que noussommes Anglais. Pas un mot à quiconque, en cas de rencontre, et sil’on vous adresse la parole, agissez comme si vous n’aviez rienentendu. Êtes-vous prêts ?

– Je suis prêt, mon noble seigneur,répondit Alleyne.

– Moi aussi ! crièrent d’une seulevoix Aylward et John.

– J’abandonne donc le reste à votresagesse, Sir William ; si Dieu est avec nous, vous nousretrouverez dans cette gorge avant la nuit.

Sur ces mots, Sir Nigel enfourcha le chevalblanc du gentilhomme espagnol et sortit paisiblement de sacachette, suivi de ses trois compagnons. Alleyne menait par labride le destrier de son maître. Il y avait tellement de petitsgroupes de cavaliers français et espagnols disséminés dans lesenvirons que celui-ci n’éveilla pas l’attention. Au petit trot SirNigel et ses compagnons débouchèrent dans la plaine et arrivèrentjusqu’au camp sans avoir été questionnés ni arrêtés. Ils entrèrentalors dans les interminables files de tentes autour desquellesbavardaient cavaliers et fantassins, puis ils aperçurent en faced’eux le pavillon royal. Ils étaient parvenus à ses abords quandéclata soudain un vacarme fait de cris de guerre et de tous lesbruits d’un combat dans une partie éloignée du camp. Des soldatssortirent de leurs tentes avec leurs armes ; des chevaliershélaient leurs écuyers ; le désordre fut bientôt à son comble.Devant la tente royale une foule de serviteurs somptueusement vêtuscouraient dans une panique indescriptible, car les soldats de gardes’étaient déjà précipités dans la direction de l’alarme. De chaquecôté de la porte se tenait un homme d’armes : ils étaient lesseuls protecteurs de la résidence royale.

– Je suis venu pour le Roi !chuchota Sir Nigel. Par saint Paul, je le ramènerai ou je resteraiici !

Alleyne et Aylward sautèrent à bas de leursmontures et bondirent sur les deux sentinelles qui furent désarméeset abattues sur-le-champ. Sir Nigel se rua dans la tenteroyale ; Hordle John le suivit dès que les chevaux furentattachés. De l’intérieur jaillirent des hurlements sauvages,accompagnés d’un cliquetis d’épées. Sir Nigel et Johnreparurent ; ils avaient du sang jusqu’au coude. John portaitsur ses épaules le corps inanimé d’un homme dont le surcot orné deslions et des tours de Castille attestait qu’il appartenait à lamaison royale. Une foule de serviteurs et de pages décomposés lessuivait ; les derniers poussaient en avant les premiers, maisceux-ci reculaient devant les épées anglaises. Le corps inanimé futjeté en travers du cheval de rechange ; les quatre compagnonssautèrent en selle, et s’enfuirent au galop à travers le camp eneffervescence.

Mais la confusion et le désordre continuaientde régner parmi les Espagnols, car dans leur élan Sir WilliamFelton et ses hommes avaient parcouru une bonne moitié du camp, etils avaient jalonné leur route d’une longue traînée de morts et demourants. Ne sachant pas qui étaient leurs agresseurs, incapablesde distinguer leurs ennemis anglais de leurs alliés nouvellementarrivés, les chevaliers espagnols caracolaient en vain dans unefureur aveugle. Le désordre, le mélange des races, la lumière quifaiblissait, tout favorisa les quatre chevaliers. Deux fois avantde sortir du camp ils durent se frayer le passage à travers depetits détachements de cavalerie ; une fois ils entendirentsiffler des flèches et chanter des pierres à leurs oreilles. Mais,sans interrompre leur course, ils se trouvèrent bientôt hors destentes et rejoignirent leurs camarades qui battaient en retraitevers les montagnes. Après cinq minutes de galop furieux dans laplaine, tous avaient regagné la gorge ; leurs poursuivantss’arrêtèrent quand ils entendirent les tambours et les trompettesqui semblaient annoncer que toute l’armée du Prince émergeait descols de la montagne.

– Sur mon âme, Nigel cria Sir Oliver enbrandissant un gros jambon, je suis tombé sur quelque chose que jepourrai manger avec mes truffes ! J’ai dû livrer un durcombat, car ils étaient trois avec la bouche ouverte et le couteauà la main, assis pour leurs agapes, quand je me suis présenté. Quediriez-vous, Sir William, de tâter de ce pourceau d’Espagne, bienque nous n’ayons que l’eau du ruisseau pour l’arroser ?

– Plus tard, Sir Oliver ! réponditle vieux soldat en s’essuyant le visage. Il faut que nous nousenfoncions dans l’intérieur des montagnes pour avoir un peu desécurité. Mais qui avez-vous avec vous, Nigel ?

– Un prisonnier que j’ai capturé. À vraidire il vient de la tente royale, porte les armes royales sur sonsurcot. Je pense que c’est le Roi d’Espagne.

– Le Roi d’Espagne ! crièrent lescompagnons stupéfaits.

– Non, Sir Nigel ! dit Felton en sepenchant vers le prisonnier. J’ai vu deux fois Henri deTranstamare ; cet homme ne lui ressemble nullement.

– Mais, par la lumière du Ciel… ?Alors je retourne le chercher ! fit Sir Nigel.

– Non. Le camp est en alerte ; ceserait folie pure. Qui es-tu ? ajouta-t-il en espagnol. Etcomment se fait-il que tu oses porter les armes de laCastille ?

Le prisonnier commençait à se remettre du chocqu’il avait éprouvé quand la poigne de Hordle John s’étaitappesantie sur lui.

– S’il vous plaît, répondit-il, je suis,avec neuf autres, écuyer de corps du Roi, et je dois porter sesarmes pour le mettre à l’abri de dangers dans le genre de celui quile menaçait ce soir. Le Roi est dans la tente du brave Du Guesclin,chez qui il soupe. Mais je suis Don Sancho Penelosa, caballerod’Aragon, et, bien que je ne sois pas le Roi, je suis prêt à payerle prix de ma rançon.

– Par saint Paul, je ne toucherai pas àvotre or ! s’écria Sir Nigel. Retournez chez votre maître,saluez-le de la part de Sir Nigel Loring du château de Twynham,dites-lui que j’espérais faire plus ample connaissance avec lui cesoir et que, si j’ai mis un peu de désordre dans sa tente, cen’était que dans ma hâte de connaître un chevalier réputé sicourtois. Éperonnons nos montures, camarades ! Car il nousfaut couvrir quelques lieues avant de nous aventurer à allumer unfeu ou à desserrer la ceinture. J’avais espéré galoper sans mamouche cette nuit, mais je crois que je vais devoir la porterencore un peu de temps.

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