La Compagnie blanche

Chapitre 28Comment les camarades passèrent dans les marches de France

Après avoir traversé Cahors, Sir Nigel et sescompagnons abandonnèrent la grand-route, laissèrent la rivière surleur nord, et suivirent un petit chemin qui serpentait dans uneplaine aussi vaste que désolée. Ce chemin les fit passer parmi desmarécages et des bois, puis les mena dans une clairière au milieude laquelle coulait un cours d’eau rapide. Les chevaux lefranchirent sans difficulté ; en abordant sur l’autre rive,Sir Nigel annonça à son escorte qu’ils se trouvaient à présent surla terre de France. Pendant quelques lieues ils reprirent le petitchemin qui aboutit enfin dans une région découverte et accidentéecomme celle qu’ils avaient traversée entre Aiguillon et Cahors.

Si le paysage avait été sinistre aux abords dela frontière anglaise, il se révéla bien pire au-delà. Qui en effetpourrait dépeindre la hideuse désolation de cette terre françaisedix fois dévastée ? Le sol portait d’affreuses cicatrices quile défiguraient. Par places subsistaient des taches noires :c’étaient les décombres de fermes incendiées. Ici et là surgissaitla pointe d’un pignon délabré de ce qui autrefois avait été unchâteau. Des haies brisées, des clôtures défoncées, des murscroulants, des vignobles parsemés de pierres, des ponts aux archesfracassées… De quelque côté que se tournât le regard, il nediscernait que des traces de ruine et de rapines. Parfois, loin àl’horizon, les tourelles rébarbatives d’un château, une flèchegracieuse de monastère ou d’église indiquaient les lieux où lesforces de l’épée et de l’esprit avaient pu préserver un petit îlotde sécurité dans ce décor de misère. Taciturnes, Sir Nigel et sonescorte trottaient sur cette route déprimante. Ils savaient parouï-dire que de l’Auvergne au nord jusqu’aux marches de Foix dansle Midi il n’y avait plus un seul village souriant, plus une seulemaison prospère.

Ils aperçurent d’étranges silhouettesfaméliques qui grattaient et raclaient le sol là où poussaient desherbes folles et des chardons ; à la vue des cavaliers lespauvres hères levaient les bras en l’air et s’enfuyaient parmi lesbroussailles, craintifs et lestes comme des bêtes sauvages. Ilsrencontrèrent aussi des familles entières prostrées sur le côté dela route, trop affaiblies par la faim et la maladie pours’enfuir : elles demeuraient assises, tels des lièvres sur unetouffe d’herbe, haletant de terreur et les yeux fous. Cesmalheureux étaient si décharnés, si épuisés, si courbés, simoroses, si désespérés que les jeunes Anglais n’osaient plus lesregarder : leur aspect faisait mal. On aurait dit des êtres àqui toute espérance et toute lumière auraient été à jamaisretirées : lorsque Sir Nigel leur lançait une poignée demonnaie, leurs visages durs ne s’adoucissaient pas ; ils sejetaient avidement sur les pièces, puis l’interrogeaient du regarden mâchonnant des pousses sauvages. Les voyageurs aperçurent aussidans des sous-bois des assemblages de brindilles et derameaux : c’était là qu’ils dormaient, sur ce qui ressemblaitdavantage à des nids pour gibier à plumes qu’à une demeure humaine.Mais pourquoi auraient-ils construit autre chose ? Pourquoi sedonneraient-ils du mal, puisque le premier aventurier venu auraitle droit d’incendier leur toit de chaume, et que leur seigneurconfisquerait, en les accablant de coups et de malédictions, lefruit de leurs efforts ? Ils s’étaient installés au dernierdegré de la misère ; leur seule consolation était de savoirqu’ils ne pouvaient pas descendre plus bas. Ils avaient néanmoinsconservé le don de parole ; aussi tenaient-ils des assembléesau sein des sous-bois ; avec des yeux larmoyants ilsregardaient en les désignant de leurs doigts amaigris les grandschâteaux qui dévoraient comme un cancer la vie de la campagne.Quand de tels hommes parvenus au-delà de l’espoir et de la peurcommencent à entrevoir la source de leurs malheurs, que lesresponsables prennent garde ! Le faible qui ne possède riendevient redoutable quand il n’est plus mû que par l’aiguillon dudésespoir. Hauts et puissants sont les châteaux, basses etmisérables les huttes des sous-bois ? Que Dieu aide leseigneur et sa dame le jour où les hommes des sous-boisentreprennent de se venger !

Le soleil commençait à décliner vers l’ouest.Les cavaliers anglais devaient se méfier et scruter soigneusementleur droite et leur gauche, car ils se trouvaient dans un no man’sland, et leurs seuls passeports étaient ceux qui étaient suspendusà leur ceinture. Français et Anglais, Gascons et Provençaux,Brabançons, Tardvenus, Écorcheurs, Francs Compagnons se disputaientcette région maudite. Celle-ci était si nue, si triste, et leshabitations si rares et si pauvres que Sir Nigel commençait à sedemander s’il trouverait des vivres et un gîte pour lui et sonescorte. Il fut donc soulagé quand, leur chemin débouchant sur unegrand-route, ils aperçurent une maison carrée blanche dont l’unedes fenêtres du haut supportait un gros bouquet de houx au boutd’un bâton.

– Par saint Paul, fit-il, je ne suis pasmécontent ! Je redoutais le pire pour nous et nos chevaux.Galope en avant, Alleyne, et informe l’aubergiste qu’un chevalieranglais et son escorte logeront cette nuit chez lui.

Alleyne obéit et atteignit la porte del’auberge alors que ses compagnons étaient encore à une portée deflèche. Comme il ne vit ni valet, ni palefrenier, il poussa laporte et appela l’aubergiste. Il cria trois fois ; ne recevantpas de réponse, il entra, poussa une porte au bout d’un couloir etpénétra dans la grande salle d’hôte de l’auberge.

Un agréable feu de bois crépitait dans l’âtreà un bout de la pièce ; auprès des flammes une dame étaitassise dans un fauteuil à haut dossier, le visage tourné vers laporte ; les lueurs dansantes l’éclairaient en plein ;Alleyne se dit qu’il n’avait jamais vu tant de majesté royale, dedignité et de force sur une figure de femme. Elle pouvait avoirtrente-cinq ans ; la nature l’avait dotée d’un nez aquilin,d’une bouche ferme et pourtant sensible, de sourcils noirs bienarqués, et de deux yeux profondément enfoncés qui brillaient commedeux pierres de jais.

Son extrême beauté produisit pourtant surAlleyne une impression moins vive que l’intensité de puissance etde sagacité qui se lisait sur le front haut, que la résolutioninscrite dans la mâchoire carrée et le menton délicatement moulé.Un chapelet de perles étincelait dans ses cheveux noirs ; unegaze de fils d’argent retombait sur ses épaules ; enveloppéed’une cape sombre, elle se reposait au fond d’un fauteuil commequelqu’un qui vient de faire un voyage.

Dans l’angle opposé, un homme trapu et larged’épaules lui faisait vis-à-vis ; il était vêtu d’unjustaucorps noir bordé de zibeline, et il avait posé légèrement detravers sa toque de velours noir surmontée d’une plume blanche. Unflacon de vin rouge se trouvait à portée de la main ; il setenait comme chez lui : les pieds sur un tabouret, et uneassiette pleine de noix en équilibre sur ses cuisses. Il cassaitles noix à grands coups de dents blanches, les mangeaient etjetaient leurs coques dans le feu. Pendant qu’Alleyne le regardait,il tourna la tête à demi et lui lança un coup d’œil par-dessus sonépaule. Le jeune Anglais pensa qu’il n’avait jamais vu visage aussihideux : ses yeux étaient vert clair, il avait le nez cassé etrepoussé en dedans, la peau était grêlée et couverte de blessures.Sa voix résonna dans la pièce, aussi grave et féroce que legrognement d’un fauve.

– Jeune homme, lui dit-il, je ne sais pasqui vous pouvez être, et je ne suis guère enclin à me remuer ;si ce n’était que je désire prendre mes aises, je jure par l’épéede Josué que je vous lacérerais les épaules avec mon fouet à chienspour vous punir d’empoisonner l’air que je respire !

Ahuri par cette entrée en matières et hésitantsur la réponse convenable qu’il pouvait faire en présence de ladame, Alleyne demeura la main sur la poignée de la porte tandis queSir Nigel et ses compagnons descendaient de cheval. Au bruit de cesvoix nouvelles qui s’exprimaient en anglais, l’inconnu jeta parterre son assiette de noix qui se brisa en mille morceaux et appelal’aubergiste par des cris qui firent trembler les murs. Tout pâledans son tablier blanc, l’aubergiste accourut : ses mainstremblaient, ses cheveux se hérissaient d’effroi.

– Pour l’amour de Dieu, nobles seigneurs,chuchota-t-il en passant devant les Anglais, parlez-lui avecdouceur et ne le brusquez pas ! Pour l’amour de la Vierge,soyez gentils avec lui !

– Qui est-ce donc ? s’enquit SirNigel.

Alleyne allait lui fournir quelquesexplications, quand un nouveau rugissement de l’inconnul’interrompit.

– Coquin d’aubergiste ! criait-il.Ne t’ai-je pas demandé quand j’ai amené ici ma dame si tonétablissement était propre ?

– Si en effet, seigneur !

– Ne t’ai-je pas demandé en particuliers’il n’y avait pas de vermine ?

– Si, seigneur !

– Et que m’as-tu répondu ?

– Qu’il n’y en avait pas, seigneur.

– Or cependant voilà moins d’une heureque je suis chez toi et des Anglais se sont déjà insinués ici. Oùserons-nous donc libérés de cette race pestilentielle ? Est-cequ’un Français en terre de France ne peut pas s’asseoir dans uneauberge française sans avoir l’oreille blessée par leur ignoblemanière grimaçante de parler ? Envoie-les au diable,aubergiste ! Sinon il t’arriverait de grands malheurs, à toiet à eux !

– Je le ferai, seigneur, je leferai !… cria l’aubergiste épouvanté.

Il sortit de la salle d’hôte les yeux hors dela tête pendant que de sa voix douce la dame essayait d’apaiser lafureur de son compagnon.

– … Réellement, nobles seigneurs, vousferiez mieux de vous en aller ! vint dire l’aubergiste à SirNigel. Villefranche n’est qu’à une dizaine de kilomètres, et voustrouverez tout ce qu’il vous faut au « Lion Rouge ».

– Non, répondit Sir Nigel, je ne m’enirai pas avant d’avoir vu de plus près ce personnage qui me faitl’effet d’un homme dont il y a beaucoup à espérer. Quel est sonnom, quels sont ses titres ?

– Je ne les dirai que s’il y consent.Mais je vous conjure, nobles seigneurs, de quitter ma maison, carje ne sais à quelles extrémités le pousserait sa rage s’il luicédait !

– Par saint Paul, fit Sir Nigel, ils’agit certainement d’un homme qui vaut ce long déplacement !Va lui dire qu’un modeste chevalier d’Angleterre désirerait faireplus ample connaissance, non pas par présomption, orgueil, oumauvais vouloir, mais pour se distinguer en chevalerie et pour lagloire de sa dame. Transmets-lui le salut de Sir Nigel Loring, etinforme-le que le gant que je porte sur ma toque appartient à laplus incomparable beauté de son sexe, et que je suis disposé à lasoutenir contre n’importe quelle dame qu’il aurait le désird’honorer.

L’aubergiste était en train de se demanders’il communiquerait ce message, quand la porte de la salle d’hôtes’ouvrit brusquement ; l’inconnu bondit comme une panthèrehors de son repaire ; la colère bouleversait ses traits.

– Encore ici ? grommela-t-il. Chiensd’Angleterre, faudra-t-il vous chasser à coups de fouet ?Tiphaine, mon épée…

Il se retourna pour prendre son arme, mais enmême temps il aperçut le blason sur l’écu de Sir Nigel : alorsil interrompit son geste, et les flammes qui avaient allumé sonregard s’éteignirent pour faire place à une lueur espiègle.

– … Mort Dieu ! s’écria-t-il. C’estmon petit épéiste de Bordeaux. Comment n’aurais-je pas reconnucette cotte d’armes puisqu’il n’y a que trois jours que je l’ai vuesur la lice au bord de la Garonne. Ah, Sir Nigel ! SirNigel ! Vous me devez un dédommagement pour ceci…

Il toucha son bras droit qui, juste sousl’épaule, était ceint d’un mouchoir de soie.

Mais la surprise de l’inconnu à la vue de SirNigel n’était rien à côté de l’étonnement ravi qui illumina levisage du chevalier du Hampshire quand il reconnut la figure peubanale du Français. Deux fois il ouvrit la bouche ; deux foisil le dévora du regard comme pour s’assurer que ses yeux ne luijouaient pas un mauvais tour.

– Bertrand ! balbutia-t-il enfin.Bertrand Du Guesclin !

– Par saint Yves ! s’esclaffa leguerrier français. J’ai bien fait de me présenter aux joutes avecla visière baissée, car celui qui m’a vu une fois n’a pas besoinqu’on lui dise mon nom. C’est bien moi, Sir Nigel, et voici mamain ! Je vous donne ma parole qu’il n’y a que trois Anglaisau monde que je toucherais autrement que du tranchant de monépée : le Prince en est un ; Chandos le deuxième ;vous le troisième. Car j’ai entendu dire beaucoup de bien devous.

– Je prends de l’âge, et les guerresm’ont un peu fatigué, dit Sir Nigel. Mais je puis à présent mettremon épée en repos sans regret, en me disant que j’ai croisé le feravec celui qui possède le plus grand courage et le bras le plusfort de tout ce grand royaume de France. Je l’avais longtempsdésiré, j’y avais rêvé ; et maintenant encore je peuxdifficilement admettre que ce grand honneur m’est réellementéchu.

– Par la Vierge de Rennes ! Vousm’avez donné motif d’en être sûr, répondit Du Guesclin en riant detoutes ses dents blanches.

– Et peut-être, très honoré messire, vousplairait-il de poursuivre notre débat ? Peut-êtrecondescendrez-vous à approfondir l’affaire ? Dieu sait que jesuis indigne d’un tel honneur ! Et cependant je peux montrermes soixante-quatre quartiers, et au cours de ces dernières vingtannées j’ai participé à quelques combats etéchauffourées !

– Votre réputation m’est bien connue, etje demanderai à ma dame d’inscrire votre nom sur mes tablettes, ditmessire Bertrand. Nombreux sont ceux qui veulent avancer enchevalerie et qui réclament leur tour, car je ne me dérobe devantpersonne. Mais pour le moment je suis obligé de décliner votreproposition, car mon bras est encore raide depuis cette petitetouche, et je voudrais vous faire plein honneur quand nouscroiserons l’épée à nouveau. Entrez avec moi, et que vos écuyersviennent aussi, afin que ma douce épouse, dame Tiphaine, puisse sevanter d’avoir vu un chevalier si renommé et si courtois.

Ils pénétrèrent donc dans la salle d’hôte,pacifiques et réconciliés, où dame Tiphaine était assise comme unereine sur son trône afin que les nouveaux arrivants lui fussentprésentés tour à tour. À vrai dire le solide courage de Sir Nigel,qui se souciait peu des courroux de sa tigresse d’épouse, fut unpeu ébranlé par le visage calme et froid de cette damemajestueuse : vingt années de camp le rendaient plus à l’aisesur une lice que dans un boudoir. Pendant qu’il regardait seslèvres fermes et ses yeux inquisiteurs, il se rappela avoir entenduraconter d’étranges histoires sur cette dame Tiphaine Du Guesclin.N’était-ce pas d’elle dont on disait qu’elle imposait les mains surles malades et qu’elle les faisait lever de leurs grabats alors queles charlatans avaient épuisé vainement leurs remèdes ?N’avait-elle pas prédit l’avenir ? En certaines occasions nel’avait-on pas entendue dans la solitude de sa chambre converseravec un être invisible, un esprit familier qui venait la trouverlorsque les barres étaient mises aux portes et aux fenêtres ?Sir Nigel baissa les yeux et esquissa le signe de croix sur le côtéde sa jambe en saluant cette dangereuse personne ; mais aubout de cinq minutes il fut conquis, et avec lui ses deux jeunesécuyers. Ils ne pouvaient plus qu’être suspendus aux mots quitombaient de ses lèvres parce que ces mots les remuaient jusqu’auplus profond d’eux-mêmes comme une sonnerie de bugles avant labataille.

Plus tard, Alleyne devait souvent se rappelercette scène vécue dans une auberge. Les ombres du soir étaienttombées, les angles de la salle longue et basse se drapaientd’obscurité. Le foyer projetait un cercle de lumière rouge dont leflamboiement jouait sur le petit groupe des voyageurs et donnait durelief à leurs attitudes respectives. Sir Nigel était assis, lescoudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains, un œiltoujours recouvert d’une mouche mais l’autre brillant comme uneétoile, le crâne chauve reflétant les lueurs du feu. Ford étaitassis à sa gauche, bouche bée, regard fixe, joues rouges, pétrifiécomme s’il avait peur de remuer un membre. Le chevalier françaiss’était rejeté au fond de son fauteuil, le ventre et les cuissesparsemés de coques de noix, sa grosse tête calée et enfoncée dansun coussin, pendant que son regard amusé voyageait sans cesse de sadame aux Anglais captivés. Enfin le visage presque blanc aux traitsfermes, la voix claire et douce qui évoquait l’exaltation etl’immortalité de la gloire, le peu de valeur de la vie, lasouffrance tirée de joies ignobles et la joie tirée de toutes lessouffrances à fin noble… Tandis que les ombres s’épaississaient,dame Tiphaine discourait sur la valeur et la vertu, sur la loyauté,l’honneur et la renommée ; tous buvaient ses paroles sans sesoucier du feu qui baissait et des cendres qui viraient du rouge augris.

– Par saint Yves ! s’écria enfin DuGuesclin. Il est l’heure de réfléchir à ce que nous allons faire cesoir, car je ne crois pas que dans cette auberge de campagne noustrouvions un cantonnement convenable pour une honorablesociété.

En s’éveillant des rêves de chevalerie et degrandeur où l’avait entraîné le discours de cette dameextraordinaire, Sir Nigel émit une sorte de soupir.

– Peu importe où je dormirais,répondit-il, mais pour cette noble dame en effet ce genre delogement me semble un peu inconfortable.

– Ce qui satisfait mon seigneur mesatisfait, dit-elle. Je constate, Sir Nigel, que vous êtes sous unvœu.

Elle regardait son œil recouvert de lamouche.

– J’ai l’intention d’essayer quelquespetites choses, répondit-il.

– Et le gant ? Il appartient à votredame ?

– Il appartient en effet à ma tendreépouse.

– Qui sans aucun doute est fière devous !

– Dites plutôt que je suis fier d’elle,rectifia-t-il aussitôt. Dieu sait que je ne suis pas digne d’êtreson humble serviteur. Un homme, madame, peut toujours galoper à lalumière du jour et faire son devoir quand tout le monde a les yeuxfixés sur lui. Mais dans le cœur féminin, il y a une force et uneloyauté qui ne sollicitent aucune louange, et qui ne sont connuesque de celui dont elles sont le trésor.

Madame Tiphaine sourit en regardant sonmari.

– Vous m’avez souvent dit, Bertrand,qu’il y avait chez les Anglais de très courtois chevaliers.

– Oui, oui ! maugréa-t-il. Mais àcheval, Sir Nigel, vous et votre escorte ! Nous allons nousrendre au château de messire Tristan de Rochefort, qui est à unelieue de Villefranche. Messire Tristan de Rochefort, sénéchald’Auvergne, est un vieux camarade de guerre à moi.

– Il sera certainement ravi de vousaccueillir, répondit Sir Nigel. Mais peut-être regardera-t-il detravers quelqu’un qui est passé sur les marches sansautorisation.

– Par la Vierge, quand il saura que vousêtes venu pour faire partir ces bandits, il sera bien heureux devous voir ! Aubergiste, voici dix pièces d’or. Tu garderas lesurplus de mon compte pour en faire profiter le premier chevalierdans le besoin qui s’arrêtera ici. Partons, car il se fait tard etj’entends piaffer les chevaux.

Dame Tiphaine et son époux sautèrent en sellesans mettre le pied à l’étrier, et ils descendirent la route queblanchissait un rayon de lune. Sir Nigel se tenait à côté de ladame, et Ford à une longueur de lance derrière eux. Alleyne, quis’était attardé un instant dans le couloir, entendit un grandcri ; ce cri provenait d’une salle d’où sortaient justementAylward et John qui riaient comme deux écoliers qui auraient faitune bonne farce. Quand ils aperçurent Alleyne, ils prirent un airvaguement penaud et enfourchèrent leurs chevaux pour rejoindre SirNigel. De nouveaux cris s’élevèrent :

– À moi, mes amis ! À moi,camarades ! À moi, l’honorable champion de l’évêque deMontauban ! À la rescousse de la Sainte Église !

Les cris étaient si perçants qu’Alleyne,l’aubergiste et ses valets se précipitèrent.

Le spectacle qui les attendait ne manquait pasd’originalité. La salle était haute de plafond et longue, dallée,avec des murs nus. Sur une table en bois blanc placée au milieu ily avait un pichet de vin et deux gobelets. Un autre gobelet et unebouteille cassée se trouvaient sur une deuxième table plus petite.Fixés aux solives épaisses des crochets bien alignés supportaientdes tranches de bacon, des morceaux de bœuf fumé, et des chapeletsd’oignons. Mais au plus gros crochet, celui du milieu, étaitsuspendu un petit homme rouge et gras pourvu d’énormes favoris, quis’agitait désespérément en l’air et qui essayait d’agripper lesjambons et tout ce qui était à portée de sa main. Le crochet avaitété passé dans le col de son justaucorps de cuir ; il étaitsuspendu comme un poisson au bout d’une ligne ; ilfrétillait ; il se tordait ; il était absolumentincapable de se tirer de sa position incommode. Alleyne etl’aubergiste durent monter sur la table pour le dépendre ; ils’affala sur un siège, pantelant, furieux, et regarda autour delui.

– Est-il parti ? bégaya-t-il.

– Parti ? Qui ?

– Lui, l’homme à la tignasse de rouquin,le géant.

– Oui, répondit Alleyne, il estparti.

– Et il ne reviendra pas ?

– Non.

– Tant mieux pour lui ! cria lepetit bonhomme en poussant un soupir de soulagement. MonDieu ! Comment ! Moi, le champion de l’évêque deMontauban ! Ah, si j’avais pu descendre, avant qu’il prît lafuite ! Alors vous auriez vu. Vous auriez vu un beauspectacle ! Il y aurait eu un bandit de moins sur la terre. Mafoi oui !

– Mon bon maître Pelligny, ditl’aubergiste, ces seigneurs ne sont pas partis bien vite, et j’ai àl’écurie un cheval que je mets à votre disposition, car jepréférerais que vous exécutiez vos menaces sanguinaires hors desquatre murs de mon auberge.

– J’ai mal à la jambe et je ne peux pasmonter à cheval, répondit le champion de l’évêque. Je me suisdéchiré un muscle le jour où j’ai tué trois hommes à Castelnau.

– Que Dieu vous sauve, maîtrePelligny ! s’écria l’aubergiste. Ce doit être terrible d’avoirtant de sang sur la conscience ! Mais comme je ne veux pasvoir maltraité un vaillant de votre trempe, je vais, moi, paramitié pour vous, courir après cet Anglais et vous le ramener.

– Tu n’iras pas ! cria le championen saisissant convulsivement l’aubergiste au collet. Je t’aimebeaucoup, Gaston ! Je ne voudrais pas faire de tort à tamaison, ni l’abîmer, ce qui se produirait immanquablement si unhomme comme moi corrigeait cet Anglais.

– Non, ne pensez pas à moi !protesta l’aubergiste. Que m’importe ma maison quand on a attenté àl’honneur de François Poursuivant d’Amour Pelligny, champion del’évêque de Montauban ? Mon cheval, André !

– Non, par tous les saints ! Gaston,je ne veux pas ! Tu as eu raison tout à l’heure quand tu asdit que c’était terrible d’avoir tant de sang sur la conscience. Jene suis qu’un soldat impitoyable, mais j’ai une âme. MonDieu ! Je réfléchis, je pèse, je balance… Ne retrouverai-jepas cet Anglais ? Ne suis-je pas capable de me souvenir delui ? Si, si, je le reconnaîtrai à ses grosses pattes et à sescheveux rouges !

– Et puis-je vous demander, messire,interrogea Alleyne, pourquoi vous vous intitulez champion del’évêque de Montauban ?

– Rien de plus simple. L’évêque a besoind’un champion parce que, si un combat est nécessaire à la défensed’une cause, il peut difficilement descendre en personne sur lalice, étant donné sa fonction, avec un écu de cuir et une triquepour échanger des coups avec le premier valet venu. Il lui fautdonc un combattant éprouvé, un cogneur capable de donner ou derendre des coups. Il ne m’appartient pas de dire s’il a eu raison,mais il est certain que celui qui croit n’avoir affaire qu’avecl’évêque de Montauban et qui se trouve face à face avec FrançoisPoursuivant d’Amour Pelligny…

À ce moment résonna sur la route un bruit desabots et un valet cria qu’un Anglais revenait à l’auberge. Lechampion affolé chercha des yeux un abri et il se préparait déjà àsauter par la fenêtre, quand du dehors Ford appela Alleyne en lepriant de se hâter s’il voulait ne pas se perdre sur la route.L’écuyer descendit donc après avoir fait ses adieux à l’aubergisteet au champion ; un court galop l’amena à la hauteur des deuxarchers.

– Tu as fait du joli, John, s’écria-t-il.Tu auras bientôt toute la sainte Église à tes trousses si tu pendsses champions aux crochets d’une auberge de campagne !

– Je l’ai fait sans penser à mal,répondit le gros John sur un ton d’excuse.

Aylward pouffa.

– Par ma garde, mon petit, tu aurais bienri toi aussi si tu nous avais vus ! Car ce bonhomme était sibouffi d’orgueil qu’il ne voulait ni boire avec nous, ni s’asseoirà la même table, ni répondre à nos questions ; par contre ilne cessait de raconter au valet qu’il était bien heureux pour nousque la guerre fût terminée parce qu’il avait tué plus d’Anglaisqu’il n’avait de ferrets sur son doublet. Notre brave vieux John neconnaissait pas assez le français pour lui donner laréplique : alors il a allongé le bras et l’a placé fortgentiment à l’endroit où tu l’as découvert. Maisdépêchons-nous ; je n’entends presque plus les sabots de leurschevaux.

– Je crois que je les aperçois, ditFord.

– Pardieu oui ! Ils sortent del’ombre. Et là-bas cette masse sombre est le château deVillefranche. En avant, camarades ! Sinon, Sir Nigel arriveraau portail avant nous. Mais écoutez, mes amis ! Quel est cebruit ?

Un son de trompe retentit dans des bois surleur droite. Il fut suivi d’une autre sonnerie en réponse sur lagauche, puis de deux autres derrière eux.

– Ce sont des trompes de porchers, ditAylward. Mais je me demande pourquoi elles sonnent à une heure sitardive.

– Peu importe, avançons, dit Ford.

Toute l’escorte galopa alors jusqu’au seuil duchâteau de Villefranche dont le pont-levis avait déjà été baissé etla herse levée devant les sommations de Du Guesclin.

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