La Compagnie blanche

Chapitre 18Comment Sir Nigel Loring posa une mouche sur son œil

Ce fut le vendredi 28 novembre au matin, deuxjours avant la fête de saint André, que la cogghe et ses deuxgalères captives, après avoir remonté péniblement la Gironde et laGaronne, mouillèrent l’ancre en face de la noble cité de Bordeaux.Avec un étonnement admiratif Alleyne accoudé sur la rambardecontempla la forêt de mâts, l’incessant va-et-vient des navires surla large courbe du fleuve, et la ville en forme de croissant grisqui jalonnait la rive ouest de ses tours et de ses coupoles. Jamaisencore il n’avait vu d’aussi grande agglomération ; d’ailleursdans toute l’Angleterre aucune cité, sauf Londres, ne pouvaitrivaliser avec Bordeaux en étendue et en richesse. Iciaboutissaient tous les produits des belles contrées arrosées par laGaronne et la Dordogne : tissus du sud, peaux de Guyenne, vinsdu Médoc, etc. Ces marchandises étaient acheminées vers Hull,Exeter, Dartmouth, Bristol ou Chester, en échange des laines et dessuints d’Angleterre. Ici aussi étaient établis les célèbresfondeurs et corroyeurs qui avaient fait de l’acier de Bordeaux leplus solide de la terre, et qui pouvaient donner à une lance ou àune épée la trempe qui valait pour son propriétaire une assurancesur la vie. Alleyne distingua la fumée des forges qui s’élevaitdans l’air pur du matin. La tempête n’était plus qu’un mauvaissouvenir ; une aimable brise lui avait succédé ; elleporta aux oreilles de l’écuyer les échos des sonneries de bugle quiretentissaient dans les anciens remparts.

– Holà, mon petit ! fit Aylward enle rejoignant. Tu es à présent écuyer, et vraisemblablement tu vasgagner les éperons dorés, tandis que moi je suis encoremaître-archer et resterai maître-archer. Je n’ose plus jaser avec toi aussilibrement que lorsque nous marchions ensemble passé WilverleyChase. Autrement j’aurais pu être ton guide, car en vérité jeconnais toutes les maisons de Bordeaux aussi bien qu’un religieuxconnaît tous les grains de son rosaire.

– Non, Aylward ! déclara Alleyne enposant une main sur la manche du justaucorps usé de son compagnon.Tu ne me juges pas assez mal pour supposer que je vais écarter unvieil ami parce que j’ai eu un peu de chance ? Il medéplairait que tu me juges si mesquin.

– Bien, mon gars ! C’était uneflèche tirée pour voir d’où soufflait le vent, mais j’ai été idiotde douter de toi.

– Voyons ! Si je ne t’avais pasrencontré à l’auberge de Lyndhurst, où serais-je à présent ?Je ne me serais certainement pas rendu au château de Twynham, je neserais pas devenu l’écuyer de Sir Nigel, et je n’aurais pasconnu…

Il s’arrêta brusquement et rougit jusqu’à laracine des cheveux ; mais l’archer était trop occupé par sespropres réflexions pour remarquer l’embarras de son jeunecamarade.

– C’était une bonne hôtellerie,l’« Émerillon bigarré » ! observa-t-il. Parles os de mes dix doigts, quand je troquerais ma brigandine contreune tunique, je pourrais faire pis que m’occuper de la dame et deson affaire.

– Je croyais, dit Alleyne, que tu t’étaisfiancé à quelqu’un de Christchurch ?

– À trois femmes, répondit lugubrementAylward. J’ai peur de ne plus pouvoir revenir à Christchurch :j’aurais dans le Hampshire un service plus dur que je n’en aijamais eu en Gascogne… Mais regarde cette tour élevée au centre, àl’écart du fleuve, et sur laquelle flotte une grande bannière. Tuvois : le soleil levant l’éclaire en plein et fait étincelerses lions d’or. C’est la bannière royale d’Angleterre, traversée debiais par l’insigne du Prince. Il habite là, dans l’abbaye deSaint-André où ces dernières années il a tenu sa cour. À côté sedresse la cathédrale du même saint sous la protection de qui lacité s’est placée.

– Et cette tour grise sur lagauche ?

– C’est l’église de Saint-Michel ;la tour de droite est celle de Saint-Rémi. Là-bas, au-dessus de lapoupe de ce navire, tu vois les tours de Sainte-Croix et dePey-Berland. Remarque également les remparts ; ils sont percésde trois grilles donnant accès sur le fleuve et de seize autres ducôté de la terre ferme.

– Et comment se fait-il, bon Aylward,qu’il s’échappe tant de musique de la ville ? Il me semble quej’entends une centaine de trompettes qui sonnent toutes enchœur.

– Le contraire serait bien étrange, étantdonné que tous les grands seigneurs d’Angleterre et de Gascognesont réunis entre ses murs ; chacun veut que son trompettesouffle aussi fort que celui du voisin, sans quoi sa dignité ensouffrirait ! Ma foi, ils font autant de bruit qu’une arméeécossaise, quand chaque soldat se bourre de galettes et souffletoute la nuit dans sa cornemuse. Regarde : tout le long dufleuve les pages font boire les chevaux ; et, au-delà de laville, admire comme ils galopent sur la plaine ! Pour uncheval, il y a un chevalier à ceinture qui est hébergé dans laville, car, d’après ce que j’ai appris, les hommes d’armes et lesarchers sont déjà partis pour Dax.

– Je crois, Aylward, intervint Sir Nigelqui était monté sur le pont, que les hommes sont prêts à débarquer.Va leur dire que les péniches seront là dans une heure.

L’archer leva une main pour saluer, et seprécipita. Sir Oliver avait rejoint le petit chevalier, et tousdeux firent les cent pas sur la poupe en bavardant ; Sir Nigelétait vêtu d’un costume de velours prune, et il était coiffé d’unetoque plate de la même couleur, ornée sur le devant du gant de LadyLoring et entourée d’une plume d’autruche ; le gros chevalierau contraire s’était mis à la dernière mode avec une côte-hardie,un doublet, un pourpoint, un paletot vert olive à filets roses etdécoupé au bas ; son chaperon rouge à longue cornette tombanteétait négligemment rejeté en arrière ; il était chaussé depoulaines dorées ; ses orteils en poussaient la pointe quidevait parfois s’enrouler autour de sa jambe massive.

– Une fois de plus, dit Sir Nigel enregardant le port avec des yeux brillants, nous nous trouvons auseuil de l’honneur, devant la porte qui nous a si souventintroduits dans le chevaleresque. Voici la bannière duPrince : il serait bon que nous nous hâtions de descendre àterre pour lui rendre hommage. Les bateaux quittent le rivage,d’ailleurs.

– Il y a une bonne hôtellerie près de lagrille d’ouest ; elle est renommée pour la cuisson à lacasserole de ses poulets épicés, fit observer Sir Oliver. Nouspourrions apaiser notre appétit avant de nous mettre à la recherchedu Prince, car bien que sa table soit richement décorée de damas etd’argent, il n’a rien d’un gros mangeur, et il n’éprouve aucunesympathie pour ceux qui le battent.

– Qui le battent ?

– Qui le battent devant le tranchoir,enfant ! Ne cherchez pas de la trahison là où il n’y en apoint. Je l’ai vu sourire de son sourire tranquille parce que jerappelais pour la quatrième fois le gentilhomme de rôt. En vérité,le voir lambiner sur une bouchée de pain, ou déguster une coupe devin trois fois trempé d’eau, voilà qui suffit à rendre un hommehonteux de sa faim. Et pourtant, mon vieil ami, la guerre et lagloire (dont je ne médis pas, loin de là !) sont impuissantesà faire tenir ma ceinture sur ce ventre-là !

– Voici notre bateau, Sir Oliver. Jecrois que nous ferions bien de nous rendre à l’abbaye avec nosécuyers et de laisser à maître Hawtayne le soin de veiller sur ledébarquement.

Les chevaux des deux chevaliers et de leursécuyers furent rapidement en place sur un large chaland et ilsarrivèrent à terre presque aussi vite que leurs maîtres. Sir Nigelploya pieusement le genou quand il mit pied à terre, et tirant desa poitrine une petite mouche noire, il la fixa sur son œilgauche.

– Puisse saint Georges, puisse lesouvenir de ma douce dame d’amour me soutenir ! dit-il. Enéchange je fais le vœu de ne pas retirer cette mouche de mon œilavant d’avoir vu ce pays d’Espagne et d’y avoir accompli l’un desmodestes exploits qui sont dans mes capacités. Je le jure sur lacroix de mon épée et sur le gant de ma dame !

– Vous me reportez vingt ans en arrière,Nigel ! dit Sir Oliver tandis qu’ils franchissaient à chevalla grille des remparts. Après Kadsand, je crois que les Françaisnous prirent pour une armée d’aveugles, car presque tous gardèrentun œil fermé pour le plus grand amour et honneur de leur dame. Maiscela m’ennuie pour vous, qui avec vos deux yeux ouverts distinguezmal un cheval d’un mulet. En vérité, mon ami, je pense qu’en cetteaffaire vous franchissez les bornes de la raison.

– Sir Oliver Buttesthorn, réponditsèchement le petit chevalier, je voudrais que vous compreniez que,tout aveugle que je sois, je distingue encore assez bien le cheminde l’honneur, et que c’est une route sur laquelle je ne désire pasde guide !

– Sur mon âme ! fit Sir Oliver. Maisvous êtes aussi acide que du verjus ce matin ! Si vous avezenvie de me chercher querelle, je vous abandonne à votre humeur etje m’arrête ici à « La Tête d’Or » ; un valet vientd’en sortir, qui portait un plat fumant dont j’ai humé l’odeurexcellente.

– Nenni ! cria son camarade enposant une main sur son genou. Nous nous connaissons depuis troplongtemps pour nous chamailler, Sir Oliver, comme deux pages à leurpremière épreuve ! Il faut que vous veniez d’abord avec moichez le Prince, puis vous irez à l’hostellerie. Car je suis sûrqu’il aurait de la peine si un brave gentilhomme dédaignait satable pour une taverne. Mais n’est-ce pas Lord Delawar qui nousfait signe ? Ah, mon bon seigneur, que Dieu et Notre-Damesoient avec vous ! Et voici Sir Robert Cheney. Bonjour,Robert ! Je suis heureux de vous revoir.

Les deux chevaliers chevauchaient de concert,tandis qu’Alleyne, Ford et John Norbury, écuyer de Sir Oliver,suivaient à quelques foulées derrière mais précédaient d’unelongueur de lance Black Simon et le porte-guidon de Winchester.Norbury, maigre et taciturne, connaissait déjà la France, et surson cheval il se tenait droit comme un cierge. Mais les deux jeunesécuyers regardaient avidement à droite et à gauche, et se tiraientpar la manche quand un spectacle nouveau leur était offert.

– Regarde ces belles échoppes !s’écriait Alleyne. Regarde ces magnifiques armures, ces taffetas deprix… Oh, Ford, regarde l’écrivain public assis avec ses couleurset ses cornes à encre, et ses rouleaux de parchemin aussi blancsque le linge de table de Beaulieu ! Avais-tu déjà vucela ?

– Oui, mon cher ! Il y a de plusbelles échoppes à Cheapside, répondit Ford que son père avaitconduit à Londres à l’occasion des joutes de Smithfield. J’ai vu laboutique d’un orfèvre dont le contenu aurait permis d’acheter lesdeux côtés de cette rue. Mais regarde ces maisons, Alleyne ;comme leurs toits s’élancent gracieusement ! Tu remarquesqu’il y a un écu à chaque fenêtre, et une bannière ou un pennon surchaque toit.

– Et les églises ! Le prieuré deChristchurch était certes un bel édifice, mais il était froid et nuà côté de ces églises où les sculptures, les ornementsarchitecturaux, les découpures ressemblent à quelque grand lierrequi aurait festonné sur les murs pour l’éternité.

– Et écoute parler les gens ! ditFord. As-tu déjà entendu siffler et chanter comme cela ? Jem’étonne qu’ils n’aient pas l’esprit d’apprendre l’anglaispuisqu’ils sont à présent sujets de la couronne. Par Richard deHampole, il y a de beaux types dans cette foule ! Regarde lafille qui passe, avec la guimpe brune. Attention, Alleyne ! Ilconviendrait mieux à ton éducation que tu contemples des pierresmortes et non de la chair vivante…

Comment s’étonner que la richesse et ladécoration non seulement des églises ou des boutiques, mais detoutes les maisons particulières, fissent impression sur les jeunesécuyers ? La ville se trouvait alors à l’apogée de sa fortune.En sus de ses commerces et de ses armuriers, les motifs deprospérité abondaient. La guerre, qui avait provoqué tant de mauxdans de belles cités du Midi de la France, n’avait fait à Bordeauxque du bien. Au fur et à mesure que déclinaient ses voisines,Bordeaux se développait : du nord, de l’est et du sud arrivaitle butin des soldats ainsi que l’argent des rançons (et Dieu saits’il y était joyeusement dépensé !) Par ses seize grillesouvrant sur le pays, une double marée se déversait depuis un quartde siècle : le flux des soldats aux mains et aux poches videsqui se précipitaient vers l’intérieur de la France, le reflux desvainqueurs enrichis qui ployaient sous le faix de leur butin. Lacour du Prince, également, avec son essaim de nobles barons et dechevaliers fortunés (dont beaucoup, imitant leur maître, avaientfait venir d’Angleterre leurs épouses et leurs enfants) aidait àgonfler les coffres des citadins. Mais l’affluence des nobles etdes gentilshommes compliquait tellement le ravitaillement et lelogement que le Prince avait dû dépêcher son armée à Dax afin delimiter l’encombrement de sa capitale.

Sur une grande place devant la cathédrale etl’abbaye de Saint-André, une foule de prêtres, de soldats, defemmes, de religieux et de bourgeois était rassemblée. C’était lecentre des cancans, le rendez-vous des badauds. Parmi les groupesde Bordelais bavards et gesticulants, les chevaliers suivis deleurs écuyers se frayèrent leur chemin vers la demeure duPrince ; les immenses portes cloutées de fer étaient grandesouvertes : il tenait donc audience à l’intérieur. Unequarantaine d’archers étaient de faction près des grilles, etrepoussaient périodiquement la foule curieuse et jacassante qui sepressait devant le portail. Deux chevaliers revêtus de l’armurecomplète, lances droites et visières baissées, caracolaient dechaque côté ; entre eux et escorté de deux pages, un homme aufier visage, enveloppé dans une ample robe pourpre, pointait surune feuille de parchemin le nom et le titre des solliciteurs ;il les laissait mettre en file et accordait à chacun la place etles facilités de son rang. Sa barbe blanche fleurie et ses yeuxperçants lui conféraient une dignité écrasante, que renforçaient ausurplus son tabard et un chapeau à barrette orné d’un triplepanache.

– C’est Sir William de Pakington, lehéraut et secrétaire du Prince, murmura Sir Nigel quand ilss’arrêtèrent au milieu des chevaliers qui attendaient d’êtreintroduits. Malheur à celui qui essaierait de le tromper ! Ilsait par cœur le nom de tous les chevaliers de France etd’Angleterre, ainsi que l’arbre généalogique de chacun, avec sesparentés, ses armes, les mariages de la famille, etc. Laissons noschevaux ici aux valets, et avançons avec nos écuyers.

Ils arrivèrent donc à pied jusqu’auprès dusecrétaire du Prince, qui était engagé dans une chaude discussionavec un jeune chevalier à l’air fat.

– Mackworth ! disait le roi d’armes.J’ai dans l’idée, jeune seigneur, que vous n’avez pas encore étéprésenté.

– Non, il n’y a qu’un jour que je suisarrivé à Bordeaux, mais je craignais que le Prince ne s’étonnât queje ne me fusse pas présenté immédiatement à lui.

– Le Prince a d’autres choses en tête,répondit Sir William de Pakington. Mais si vous êtes un Mackworth,vous êtes sûrement un Mackworth de Normanton ; je vois eneffet que votre écu est de sable et d’hermine.

– Je suis un Mackworth de Normanton,confirma l’autre visiblement gêné.

– Alors vous devez être Sir StephenMackworth, car je sais que lorsque mourut le vieux Sir Guy, il pritle titre et le nom, le cri de guerre et le bénéfice.

– Sir Stephen est mon frère aîné. Je suisArthur, le deuxième fils.

– Vraiment ! s’exclama le roid’armes avec un regard méprisant. Et s’il vous plaît, seigneurdeuxième fils, où est l’insigne qui devrait marquer votre rang decadet ? Oseriez-vous porter les armes de votre frère sans lecroissant qui vous estampille comme son cadet ? Retournez chezvous, et n’approchez pas du Prince avant que l’armurier ait gravéla vérité sur votre écu !

Pendant que le jeune homme se retirait toutconfus, l’œil vif de Sir William découvrit les cinq roses au milieudes écus et des pennons.

– Ah ! cria-t-il. Voici desrecommandations que nul ne s’aviserait d’imiter ! Les roses deLoring et la tête de sanglier de Buttesthorn peuvent se tenir enretrait en temps de paix, mais, par ma foi, en temps de guerre cen’est pas leur habitude ! Soyez les bienvenus, Sir Oliver, SirNigel ! Chandos, quand il vous verra, aura de la joiejusqu’aux racines de son cœur. Par ici, mes bons seigneurs. Vosécuyers sont certainement dignes de la réputation de leurs maîtres.Par ce couloir, Sir Oliver ! Edricson ? Ah ! Unrejeton de la vieille souche des Edricson du Hampshire, je suissûr ! Et Ford ! Les Ford sont des Saxons du sud et debonne renommée. Il y a des Norbury dans le Cheshire et dans leWiltshire, et aussi, je crois, dans la région frontière du nord.Venez, mes chers seigneurs ! Je vais vous faire introduiretout de suite.

Il ouvrit une porte, et poussa le groupe dansune vaste salle remplie de la foule de ceux qui attendaient, commeeux, une audience. Trois fenêtres à meneaux déversaient la lumièredu jour ; en face d’elles un grand feu de fagots crépitaitdans une immense cheminée. Nombreux étaient les visiteurs qui setenaient auprès des flammes, car il faisait très froid ; maisles deux chevaliers s’assirent sur une banquette, et leurs écuyersrestèrent debout derrière eux. Alleyne inspecta du regard cetteantichambre : le plancher et le plafond étaient d’un chênesomptueux ; le plafond était étayé par douze arceaux de bois,le premier et le dernier décoré des lis et des lions de l’écussonroyal. Au bout de la pièce il y avait une petite porte quegardaient des hommes d’armes. Régulièrement un homme âgé, vêtu denoir et légèrement voûté, un long rouleau blanc à la main, entraitdoucement par cette petite porte, faisait signe à quelqu’un qui sedécouvrait aussitôt et le suivait.

Les deux chevaliers étaient engagés dans uneconversation sérieuse, quand Alleyne remarqua un homme d’allure peubanale qui se dirigeait de leur côté. Chaque fois qu’il passaitprès d’un groupe de gentilshommes, toutes les têtes se tournaientvers lui ; à voir les respectueuses salutations dont il étaitl’objet, l’intérêt qu’il suscitait n’était pas dû seulement à sonphysique étrange. Grand et droit comme une lance en dépit de sonâge, il avait des cheveux blancs comme de la neige fraîche.L’élasticité de son pas prouvait qu’il n’avait rien perdu du feu etde l’activité de sa jeunesse. Son visage au profil de faucon étaitrasé comme celui d’un prêtre ; toutefois les deux pointesd’une longue moustache mince et blanche retombaient à mi-chemin desépaules. Il avait été beau : son nez aquilin et son mentonvolontaire l’attestaient encore ; mais sa physionomie, avecses traits tirés par des rides et des cicatrices, avec l’absenced’un œil qui avait été arraché de l’orbite, ne rappelait plus guèrel’étourdissant jeune premier qui avait été cinquante ans plus tôtle plus beau et le plus brave de tous les chevaliers d’Angleterre.Et cependant quel gentilhomme présent dans cette salle n’aurait pasjoyeusement renoncé à sa jeunesse, à sa figure aimable et à tousses biens, en échange d’une telle renommée ! Quelle réputationen effet pouvait rivaliser avec celle de Chandos, chevalier sanstache, conseiller avisé, guerrier vaillant, héros de Crécy, deWinchelsea, de Poitiers, d’Auray et d’autant de batailles qu’ilcomptait d’années ?

– Ah, mon petit cœur d’or !s’écria-t-il en jetant ses bras autour de Sir Nigel. On m’a dit quevous étiez ici ; je vous cherchais.

– Cher et bon seigneur ! murmura lechevalier en rendant au guerrier la chaleur de son étreinte. Mevoilà encore une fois à votre côté ; où donc pourrais-jeapprendre ailleurs à être un brave et digne chevalier ?

– Par ma foi, dit Chandos en souriant, ilconvient parfaitement que nous nous tenions compagnie, Nigel, carpuisque vous avez clos l’un de vos yeux et que j’ai eu la malchancede perdre l’un des miens, à nous deux nous ne faisons plusqu’un ! Ah, Sir Oliver ! Vous étiez du mauvais côté, etje ne vous avais pas vu. Une femme perspicace m’a prédit que de cecôté aveugle me viendrait la mort quelque jour. En attendant nousallons nous rendre chez le Prince ; en vérité il est fortaffairé, car entre Pedro, le roi de Majorque, le roi de Navarre quiest l’inconstance personnifiée, et les barons de Gascogne quimarchandent leurs services comme autant de mercantis, il joue unepartie difficile. Mais comment avez-vous quitté LadyLoring ?

– Elle allait bien, cher seigneur, etelle vous envoie ses vœux et ses compliments.

– Je serai toujours son chevalier et sonesclave. J’espère que vous avez fait bon voyage ?

– Aussi bon que nous pouvions lesouhaiter. Nous avons aperçu deux galères montées par des pirates,et nous leur avons demandé quelques petites explications.

– Toujours de la chance, Nigel !s’écria Sir John. Il faudra que vous nous racontiez bientôt cettehistoire. Mais laissez donc ici vos écuyers et suivez-moi ;tout bousculé que soit le Prince, je suis sûr qu’il serait désoléde faire attendre deux vieux compagnons d’armes. Je vais avertirnotre vieux Sir William, car je ne prétends pas vous annoncer aussibien que lui.

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