La Compagnie blanche

Chapitre 22Une soirée avec les archers à la « Rose de Guyenne »

– Mon Dieu, Alleyne ! As-tu déjà vuplus beau visage ? s’écria Ford à peine la porte refermée. Sipur, si paisible, si merveilleux.

– C’est vrai. Et la couleur de peau laplus parfaite au monde. As-tu remarqué aussi le rouleau des cheveuxsur le front ?

– Et ces yeux ! Limpides,tendres ! Bien clairs et cependant si pleins dechoses !

– S’il y avait un petit défaut, ditAlleyne, je le verrais dans le menton.

– Non. Je n’ai remarqué aucun défaut.

– Il est bien arrondi, c’est vrai.

– Très délicatement arrondi.

– Et pourtant…

– Pourtant quoi, Alleyne ?Trouverais-tu une tache sur le soleil ?

– Vois-tu, Ford, je crois quel’expression et la puissance du visage auraient été renforcées parune longue barbe fleurie.

– Sainte Vierge ! cria Ford. Il estfou ! Une barbe sur le visage de la petite Tita !

– Tita ? Qui parlait deTita ?

– Qui parlait de quelqu’und’autre ?

– C’était du portrait de saint Rémi,Ford, que je parlais.

– En vérité tu es, s’exclama Ford enriant, un Goth, un Hun, et un Vandale, plus tous les autres noms debarbares dont le vieillard nous a gratifiés ! Comment peux-tune penser qu’à un frottis de couleurs, alors qu’il y avait à côtéde toi un tableau peint par Dieu lui-même ? Mais que nous veutcelui-ci ?

– S’il vous plaît, messires, dit unarcher qui courait vers eux, Aylward et les autres seraient heureuxde vous voir. Ils sont là-dedans. Il m’a prié de vous dire que leseigneur Loring n’aura pas besoin de vos services ce soir, car ildort chez le seigneur Chandos.

– Ma foi, observa Ford, nous n’avions pasbesoin d’un guide pour deviner leur présence dans les parages.

D’une taverne sur la droite s’élevait en effetun chœur rugissant, ponctué de rires et de battements de pieds. Ilpassèrent sous une porte basse, descendirent un couloir mal pavé etarrivèrent dans une longue salle étroite éclairée par deux torchesplacées aux extrémités. Des bottes de paille avaient été disposéesle long des murs ; vautrés sur elles vingt ou trente archersdébraillés étaient allongés. Chaque homme avait à côté de lui songobelet de bière ; dans un coin un fût percé était plein depromesses pour l’avenir. Autour du fût, assis sur des caisses, desboîtes et des escabeaux, étaient réunis Aylward, John, Black Simonet trois sous-officiers ainsi que le maître-marinier GoodwinHawtayne qui avait quitté sa cogghe jaune pour boire une dernièretournée avec ses amis de la Compagnie. Ford et Alleyne s’assirententre Aylward et Black Simon ; leur entrée n’avait nullementinterrompu le vacarme qui régnait dans la salle.

– De la bière, mes camarades ?proposa l’archer. Ou préférez-vous du vin ? Vous aurez l’un oul’autre. Ici, Jacques, fils du diable ! Apporte un flacon deton plus vieux vin et prends garde à ne pas le secouer.Connaissez-vous la nouvelle ?

– Non, répondirent les deux écuyers.

– Nous allons assister à un beautournoi.

– Un tournoi ?

– Oui, les enfants. Le captal de Buch ajuré qu’il trouverait de ce côté-ci de l’eau cinq chevaliers quidésarçonneraient cinq Anglais, n’importe lesquels. Chandos a relevéle défi, et le Prince a promis un vase d’or à celui qui secomporterait le mieux. Toute la cour en parle !

– Pourquoi les chevaliers accaparent-ilsle sport ? grommela Hordle John. Ils n’ont donc pas cinqarchers à mettre en ligne pour défendre l’honneur de l’Aquitaine etde la Gascogne ?

– Ou cinq hommes d’armes ! approuvaBlack Simon.

– Mais qui sont les chevaliersanglais ? s’enquit Hawtayne.

– Il y en a trois cent quarante et undans la ville, répondit Aylward. On m’a assuré que déjà trois centquarante cartels et défis étaient parvenus ; le seul manquantest Sir John Ravensholme, qui est au lit avec des suées et qui nepeut pas mettre un pied par terre.

– J’en ai entendu parler par les archersde la garde, cria l’un des soldats allongés sur la paille. Ilsdisaient que le Prince voulait courir une lance, mais que Chandoss’y était opposé, car les joutes seront rudes.

– Alors il y a Chandos.

– Non. Le Prince ne le lui a pas permis.Il sera maréchal de la lice, ainsi que Sir William Felton et le ducd’Armagnac. Les Anglais seront représentés par Lord Audley, SirThomas Percy, Sir Thomas Wake, Sir William Beauchamp et notre bonet brave seigneur et maître.

– Hurrah pour Sir Nigel, et que Dieu soitavec lui ! cria-t-on dans la salle. C’est un honneur que detirer à l’arc à son service !

– Vous avez raison, dit Aylward. Par lesos de mes dix doigts, si vous marchez derrière le pennon des cinqroses vous avez une bonne chance de voir tout ce qu’un bon archer aenvie de voir. Ah oui, mes garçons, vous riez ? Mais par magarde, vous ne rirez pas toujours quand vous vous trouverez là oùil vous mènera, car on ne peut jamais savoir quel genre de vœu ils’est juré d’accomplir ! J’ai vu qu’il avait posé une mouchesur son œil : ou je me trompe fort, ou cette mouche ferarépandre du sang !

– Comment les choses se sont-ellespassées à Poitiers, bon maître Aylward ? interrogea l’un desjeunes archers en regardant respectueusement le vieux soldat.

– Oui, Aylward, raconte ! insistaHordle John.

– À la santé du vieux SamkinAylward ! crièrent plusieurs voix dans le fond de lasalle.

Les gobelets s’agitèrent avec frénésie.

– Demandez-le-lui ! réponditmodestement Aylward en désignant Black Simon. Il en a vu plus quemoi. Et pourtant, par les saints clous, je crois avoir presque toutvu !

– Ah oui, fit Simon en secouant la tête,ce fut un grand jour ! Je ne crois pas en revoir un semblable.Il y avait quelques archers magnifiques qui ont tiré ce jour-làleur dernière flèche. Nous ne verrons jamais leurs pareils,Aylward !

– Non, par ma garde ! Il y avait lepetit Robby Withstaff, et Andrew Salblaster, et Wat Alspaye quirompit le cou du Germain. Mon Dieu, quels hommes c’étaient !On pouvait leur demander n’importe quoi, de tirer long ou court,droit ou plongeant : jamais archers ne furent plus expertsdans l’art de la flèche !

– Mais la bataille, Aylward ! Labataille !

– Laissez-moi remplir mon gobeletd’abord, les enfants, car un récit comme celui-là donne soif. C’estlorsque tombèrent les premières feuilles que le Prince se mit enroute : il traversa l’Auvergne, le Berry, l’Anjou et laTouraine. En Auvergne les filles sont jolies, mais le vin estaigre. Dans le Berry ce sont les filles qui sont aigres et le vinriche. L’Anjou est un merveilleux pays pour les archers, car le vinet les femmes vont de pair. En Touraine je n’ai rien gagné sauf descoups sur ma caboche ; mais à Vierzon j’ai eu de lachance : j’ai obtenu un ciboire d’or de la cathédrale, et j’enai tiré neuf ducats gênois chez l’orfèvre de la rue du Mont-Olive.De là nous sommes allés à Bourges, où j’ai conquis une tunique desoie couleur de feu et une très belle paire de souliers avec desglands de soie et des clous d’argent.

– Dans une boutique, Aylward ?interrogea un jeune archer.

– Non, mon garçon, je les ai retirés auxdeux pieds d’un homme. J’avais quelques raisons de croire qu’iln’en aurait plus jamais besoin, puisqu’il avait dans le dos uneflèche d’un mètre de long.

– Et ensuite, Aylward ?

– Nous sommes repartis, l’ami, environsix mille, en direction d’Issoudun ; et là il nous est arrivéquelque chose de sensationnel.

– Une bataille, Aylward ?

– Non, beaucoup mieux qu’une bataille. Ily a peu à gagner dans une bataille, si l’on n’a pas la chance decapturer un noble et d’en obtenir rançon. À Issoudun, moi et troisGallois nous avons découvert une maison que les autres avaientdédaignée, et nous en avons eu tout le profit pour nous seuls. Ence qui me concerne, je me suis octroyé un splendide lit deplumes ; croyez-moi : il vous faudra voyager longtemps enAngleterre avant d’en trouver un comme celui-là ! Tu l’as vu,Alleyne, et toi aussi, John : n’est-ce pas un litsomptueux ? Nous l’avons mis sur le mulet d’une cantinière, etil a suivi l’armée. J’avais dans l’idée que je ferais de bonssommes dessus quand je m’établirais chez moi, et il est maintenanten sécurité du côté de Lyndhurst.

– Et ensuite, maître-archer ?demanda Hawtayne. Par saint Christophe, c’est en vérité une belleet bonne vie que tu as choisie là ! Tu ramasses ton butincomme le pêcheur ramasse ses langoustes, sans rien demander àpersonne.

– Tu as raison, maître-marinier !fit un vieil archer. Un ancien dicton chez nous assure que ladeuxième plume d’une oie sauvage est meilleure que la penne d’uneoie domestique. Continue, vieux garçon !

– Nous avons donc repris la route, ditAylward après avoir puisé une longue rasade dans son gobelet. Nousétions six mille avec le Prince et ses chevaliers et le lit deplumes au centre sur le mulet. Nous avons fait beaucoup de dégâtsen Touraine, puis nous sommes arrivés à Romorantin où j’ai mis lamain sur une chaîne en or et deux bracelets de jaspe, qui m’ont étévolés le même jour par une fille des Ardennes aux yeux de feu. MonDieu ! Il y a des gens qui n’ont pas peur du Jugement dernier,et qui ne respectent rien : toujours leurs doigts crochus surles biens d’autrui !

– Mais la bataille, Aylward !crièrent les archers en riant.

– J’y arrive, jeunes foudres deguerre ! Hé bien donc, le Roi de France nous avait suivis aveccinquante mille hommes, et il se hâtait de nous rattraper ;mais quand il nous eut rejoints, il se demanda quoi faire, car nousétions si bien retranchés derrière des vignobles et des haies queles Français ne pouvaient nous approcher que par un chemin étroit.Des deux côtés de ce chemin se tenaient des archers, des hommesd’armes et les chevaliers derrière ; au centre, nos bagages, ycompris mon lit de plumes à dos de mulet. Trois cents chevaliersd’élite se lancèrent à l’assaut. Vraiment c’étaient desbraves ! Mais ils furent accueillis par une telle volée deflèches que bien peu en réchappèrent. Puis nous eûmes à soutenir lechoc des Germains : eux aussi se battirent très vaillamment,puisque quelques-uns franchirent la ligne des archers etpénétrèrent dans nos lignes jusqu’à mon lit de plumes, peut-êtrepour le reprendre. Alors notre petit chef s’élança, puis LordAudley avec ses quatre écuyers du Cheshire, ainsi que quelquesautres du même calibre, et derrière eux le Prince et Chandos, etpuis nous tous l’épée ou la hache à la main, car nous n’avions plusde flèches. Ma foi, c’était assez imprudent ! Nous étionssortis des haies et il ne restait plus personne pour garder nosbagages. S’ils nous avaient tournés !… Mais tout se terminabien. Le Roi fut fait prisonnier. Le petit Robby Withstaff et moi,nous tombâmes sur un chariot qui contenait quinze tonnelets de vinpour la table personnelle du Roi. Par ma garde, ne me demandez pasla suite ! Je serais bien incapable de vous la dire, et lepetit Robby Withstaff pas davantage.

– Et le lendemain ?

– Ma foi, nous ne nous sommes pasattardés ! Nous sommes remontés sur Bordeaux, où nous sommesarrivés sains et saufs avec le Roi de France et le lit de plumes.J’ai vendu mon butin, mes garçons, pour autant de pièces d’or quema bourse pouvait en contenir, et pendant sept jours j’ai allumédouze cierges sur l’autel de saint André. Car si vous oubliez lessaints quand tout va bien, ils vous oublieront le jour où vousaurez besoin d’eux. J’en suis à cent dix-neuf livres de cire poursaint André ; comme c’était un homme très juste, je suis sûrque j’aurai bon poids et bonne mesure quand j’aurai besoin de sonaide.

– Dis-moi, maître Aylward, cria un jeunearcher, et pourquoi cette grande bataille ?

– Pourquoi, maître fou ? Toutsimplement pour savoir qui ceindrait la couronne deFrance !

– Je croyais que c’était peut-être poursavoir qui coucherait dans ton lit de plumes…

– Si je me lève, Silas, tu pourrais bienrecevoir ma ceinture sur les épaules ! répondit Aylward sousles rires. Mais voici l’heure où les jeunes poulets grimpent surleurs perchoirs au lieu de caqueter contre leurs aînés. Il esttard, Simon.

– Non. Encore une autrechanson !

– Arnold de Sowley chante bien…

– Non, en voici un dont la voix ne lecède à personne, fit Hawtayne en posant une main sur l’épaule dugros John. Je l’ai entendu sur la cogghe : on dirait lesvagues sur une plage. S’il te plaît, ami, chante-nous « Lescloches de Milton » ou, si tu préfères, « La fille dulaboureur ».

Hordle John se redressa, fixa du regard unangle du plafond et entonna, d’une voix qui fit vaciller lestorches, la ballade du Sud qui lui avait été demandée.

Le laboureur a dû partir se louer,

La fille du laboureur est restée à la maison.

Mais elle est timide et modeste et sage ;

Qui pourrait conquérir la fille du laboureur ?

Survint un chevalier de grand renom

En bassinet et camail ;

À genoux longtemps il la pria ;

Il ne put conquérir la fille du laboureur.

Survint un écuyer très débonnaire,

Richement vêtu et parlant joliment ;

Il chantait bien, jouait juste :

Il ne put pas conquérir la fille du laboureur.

Survint un marchand magnifique

Avec toque de velours et robe de drap fin ;

Malgré tous ses navires, tout son argent,

Il ne put pas acheter la fille du laboureur.

Survint un archer hardi et loyal,

Avec brassard et arc en bois d’if ;

Sa bourse était légère, son justaucorps usé ;

Haro, hélas ! La fille du laboureur !

Oh ! certains ont ri, d’autres ont crié,

Et quelques-uns ont battu la campagne ;

Mais ils sont partis ensemble à travers bois etclairières,

L’archer et la fille du laboureur.

Un grondement de joie s’éleva de l’assistancequi trépigna et brandit les gobelets. Visiblement la chanson avaitplu, John se plongea dans un pot qu’il assécha en quelqueslampées.

– Je chantais cet air-là à l’auberge deHordle bien avant de penser qu’un jour je serais archer !dit-il.

– Remplissez vos gobelets ! criaBlack Simon en donnant l’exemple. Buvons une dernière fois à laCompagnie Blanche, et à tous les braves garçons qui marchentderrière les roses de Loring !

– Au bois, au lin, et à l’aile dejars ! dit un vieil archer à barbe grise.

– À une guerre sanglante ! cria untroisième. Que beaucoup partent et que peu reviennent !

– Avec beaucoup d’or pour la meilleurelame ! ajouta un quatrième.

– La dernière tournée à la fille de notrecœur ! cria Aylward.

Ils sortirent en criant, plaisantant,chantant ; et tout redevint paisible à la « Rose deGuyenne ».

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