La Compagnie blanche

Chapitre 21Comment Agostino Pisano risqua sa tête

Lorsque le Prince tenait sa cour à Bordeaux latable des écuyers à l’abbaye de Saint-André était somptueuse. Aprèsle régime austère de Beaulieu et les restrictions auxquelles étaitcontrainte Lady Loring, Alleyne apprit jusqu’où pouvaient êtrepoussés le luxe et les raffinements. Des paons rôtis dont lesplumes avaient été replacées avec soin sur le plat pour donnerl’impression qu’ils étaient encore en vie, des hures de sangliersavec les défenses dorées et le groin bordé de feuilles d’argent,des gelées dont le dessin prétendait représenter les douze apôtres,et un grand pâté qui était une reproduction réduite du nouveauchâteau de Windsor, tels furent quelques-uns des mets peuordinaires disposés devant lui. Un archer lui avait apporté de lacogghe des vêtements de rechange : déjà, avec l’aisance de lajeunesse, il avait oublié ses ennuis et ses fatigues de la matinée.Un page était venu de la salle du banquet l’informer que son maîtreavait l’intention de boire du vin le soir chez le seigneur Chandos,et qu’il désirait que ses écuyers dormissent à l’hôtel de la« Demi-Lune » dans la rue des Apôtres. Ford et Alleyne sedirigèrent donc de ce côté un peu avant la tombée de la nuit.

Une pluie fine les accompagna dans leurpromenade à travers les rues de la vieille ville ; ils avaientlaissé leurs chevaux dans les écuries royales ; ils s’étaientcouverts la tête de leur cape ; une lampe à huile au coind’une rue, ou sous le portail d’un riche citadin, projetait ici etlà une faible lueur tremblotante sur les pavés luisants ; ellepermettait aussi de distinguer quelques visages dans la foulebigarrée qui, en dépit du mauvais temps, arpenta lentement lesartères principales. Ces cercles de lumière révélaient àl’improviste une scène de la vie bordelaise. Par exemple, unbourgeois à la figure ronde, tout gonflé de sa prospérité, avec unample manteau de drap noir, une toque plate en velours, une largeceinture de cuir et une bourse dansante, précédait sa servantecoiffée d’une guimpe bleue qui portait à bout de bras la lanternedestinée à éclairer le chemin de son maître. Ils étaient suivis dequelques originaires du Yorkshire à moitié ivres qui bavardaientdans un idiome que comprenaient à peine leurs compatriotes duSud ; leur justaucorps marqué du lion rampant indiquait qu’ilsfaisaient partie de la suite des Stapleton du Nord. Se retournantfréquemment vers leurs visages farouches, le bourgeois accéléraitl’allure, tandis que la jeune servante resserrait sa guimpe. Ilfaut dire que les regards qu’ils lançaient à la bourse et à lafille auraient été compris dans tous les pays du monde. Derrièreeux avançaient des archers de la garde, des femmes du camp à lavoix perçante, des pages anglais à la peau douce et aux yeux bleusémerveillés, des moines en robe noire, des hommes d’armes quiflânaient, des serviteurs gascons qui parlaient haut, des marins dufleuve, de rudes paysans du Médoc, des écuyers en cape qui jouaientdes coudes dans ce flot ininterrompu autant que divers. Dans l’airs’entrecroisaient l’anglais, le français, le gallois, le basque, ettous les patois de la Gascogne et de la Guyenne. De temps à autrela foule s’écartait pour laisser passer une litière à chevaux quiconduisait une dame vers l’abbaye, à moins que ce ne fût pour unetroupe d’archers portant des torches et accompagnant un barongascon ou un chevalier anglais. Le martèlement des sabots, lecliquetis des armes, les cris des ivrognes, les rires aigus desfemmes résonnaient dans les rues grouillantes de la cité.

Un couple retint particulièrement l’attentiondes deux jeunes écuyers, d’autant plus qu’il allait dans leurdirection en les précédant de quelques pas. C’était un homme et unejeune fille. L’homme était très grand, voûté ; ilboitait ; il portait sous le bras un gros paquet plat dans undrap noir. Sa compagne était jeune et se tenait bien droite ;elle avait le pas élastique et le maintien gracieux ; mais sapèlerine noire l’enveloppait si bien qu’on ne voyait de son visageque deux yeux noirs brillants et une boucle de cheveux sombres.L’homme s’appuyait lourdement sur elle pour éviter de forcer surson pied fragile ; il gardait son paquet entre lui et le mur,et poussait en avant la jeune fille pour qu’elle lui servît debouclier chaque fois que la pression de la foule menaçait de ledéporter. Son anxiété évidente, la beauté de sa compagne et leurssoins conjugués pour protéger leur paquet éveillèrent l’intérêt desdeux jeunes Anglais qui marchaient derrière eux.

– Courage, mon enfant ! s’exclamal’homme dans un français aux intonations bizarres. Encore soixantepas et nous serons sauvés.

– Tenez-le bien, père ! répondit lajeune fille dans le même langage doux et affété. Nous n’avons rienà craindre.

– Ce sont vraiment des païens et desbarbares ! s’écria l’homme. Des barbares insensés, furieux,ivres ! Encore quarante pas, Tita mia, et je jure par saintÉloi, patron des artisans, que je ne ressortirai plus avant quetout cet essaim soit rentré dans sa ruche de Dax, ou partin’importe où. Plus que vingt pas, mon trésor ! Ah ! monDieu, comme ils poussent et braillent ! Joue bravement de tonpetit coude, Tita mia ! Fonce droit sur eux ! Carre tesépaules, ma fille ! Pourquoi céder le passage à ces insulairesenragés ? Ah, cospetto ! Nous sommes ruinés,anéantis !

La foule, devant eux, s’était épaissie :le boiteux et la jeune fille furent contraints de s’arrêter.Plusieurs archers anglais à demi saouls, attirés comme les deuxécuyers par leur allure singulière, leur barraient le chemin et lesobservaient dans la mauvaise lumière des lampes à huile et destorches.

– Par les trois rois ! cria l’und’eux. Ce vieux gâteux est un malin : regardez la joliebéquille qu’il a dénichée ! Sers-toi de la jambe que Dieu t’adonnée, mon ami, et ne t’appuie pas aussi lourdement sur lafille !

– Que vingt diables l’emportent !s’exclama un autre. Comment ! Est-ce que de braves archersvont se priver de femmes alors qu’un bonhomme utilise un pareilbâton de vieillesse ?

– Viens avec moi, mon petit chou !cria un troisième en tirant sur la pèlerine de la jeune fille.

– Non, avec moi, désir de mon cœur !intervint le premier. Par saint Georges notre vie est courte, et ilnous faut de la joie tant qu’elle dure ! Que je ne revoiejamais Chester Bridge, si celle-ci n’est pas la fille la plusséduisante que j’aie jamais rencontrée !

– Que tient sous son bras le vieuxcrapaud ? s’écria un autre archer. Il se cramponne à sonpaquet comme le diable à un pécheur.

– Montre-nous ce qu’il y a dedans, vieuxsac d’os ! Voyons un peu ce que tu as sous ton bras !

Ils se groupèrent autour de lui. Mais l’hommequi ne comprenait pas leur langue continuait à s’appuyer d’une mainsur la jeune fille et de l’autre à tenir son paquet. Néanmoins ilcherchait avidement du secours dans la foule.

– Non, les enfants, non ! cria Forden écartant l’archer le plus proche de lui. Ce serait vous conduireindignement. Bas les pattes, ou tant pis pour vous !

– Ferme-la, ou tant pis pour toi !répliqua le plus ivre des archers. Qui es-tu pour gâcher nosplaisirs ?

– Un simple écuyer, tout frais débarqué,dit un autre. Par saint Thomas de Kent, nous sommes venus derrièrenotre maître ! Nous ne nous laisserons pas commander par lepremier bébé venu que sa mère aurait envoyé en Aquitaine !

– Oh, messires ! supplia la jeunefille. Pour l’amour du Christ ne nous abandonnez pas ! Nepermettez pas que ces individus nous maltraitent !

– N’ayez aucune crainte, madame !répondit Alleyne. Nous veillerons à ce que tout se passe bien.Retire ta main du poignet de cette jeune fille, toi coquin duNord !

– Ne la lâche pas, Wat ! ordonna ungrand homme d’armes à barbe noire dont la cuirasse brillait dansl’ombre. Ôtez vos mains de vos poinçons, vous deux, car j’ai maniél’épée quand vous n’étiez pas encore au monde et, par l’âme deDieu, je vous embrocherai avant que vous ayez le temps de bouger lepetit doigt !

– Dieu merci ! fit soudain Alleynequi avait aperçu à la lueur de la lampe une tignasse rousse sous uncasque qui dominait toutes les têtes. Voici John, et Aylward aussi.À l’aide, camarades, car on en veut à cette jeune fille et à cevieillard !

– Holà, mon petit ! intervint levieil archer qui se fraya le passage avec Hordle John sur sestalons. Que veut dire tout cela ? Par la corde de mon arc, jepense que tu auras de l’ouvrage si tu veux redresser tous les tortsque tu verras de ce côté de l’eau. Comment une troupe d’archers,avec le vin qui bourdonne aux oreilles, serait-elle aussi policéeque de jeunes clercs dans un jardin ? Quand tu auras servi unan dans la Compagnie, tu prendras moins à cœur ce genre d’affaires.Qu’est-ce qui va de travers par ici ? Le grand prévôt avec sesarchers n’est pas loin : certains d’entre vous pourraient biense trouver au cachot d’ici peu !

– Mais c’est le vieux Sam Aylward de laCompagnie Blanche ! cria l’homme d’armes. Hé bien, Samkin, quet’est-il arrivé ? Je me rappelle le jour où ta lame faisaitplus de bruit que toute une compagnie franche. Sur mon âme, entreLimoges et la Navarre, qui donc embrassait une fille ou tranchaitune gorge plus facilement que l’archer Aylward de la Compagnie deHawkhood ?

– Tu ne mens pas, Peter. Et, par magarde, je n’ai pas beaucoup changé ! Mais avec moi tout atoujours été clair et net. La fille doit être consentante, sinoncelui qui s’attaquera à elle s’attaquera à moi. Compris ?

Le visage résolu d’Aylward et les énormesépaules du gros John firent comprendre aux archers que la violencene leur rapporterait guère. La jeune fille et le vieil hommeavancèrent pour se perdre dans la foule ; personne ne sehasarda à les arrêter. Ford et Alleyne les suivirent à pas lents,mais Aylward retint Alleyne par le bras.

– Par ma garde, camarade ! fit-il.J’ai appris que tu t’étais magnifiquement conduit ce matin àl’abbaye ; mais je t’en prie, fais attention ! N’oubliepas que c’est moi qui t’ai entraîné dans la Compagnie, et que ceserait un sombre jour pour moi s’il t’arrivait quelque chose.

– Non, Aylward, je ferai attention.

– Ne te lance pas trop au milieu desdangers, mon petit ! Dans très peu de temps, ton poignet aurapris de la force, et tes coups de taille seront imbattables. Nousserons quelques-uns ce soir à la « Rose de Guyenne », quise trouve à deux portes de la « Demi-Lune ». Si tu veuxvider un gobelet avec de simples archers, tu seras le bienvenu.

Alleyne promit de s’y rendre si ses devoirs lelui permettaient ; puis il rejoignit Ford qui avait engagé laconversation avec les deux inconnus.

– Brave jeune signor ! s’écria legrand vieillard en passant ses bras autour d’Alleyne. Comment vousremercier d’avoir pris notre parti contre ces barbares à demiivres ? Qu’aurions-nous fait sans vous ? Ma Tita m’auraitété enlevée, et ma tête aurait été fracassée en millemorceaux !

– Non, je ne pense pas qu’ils vousauraient maltraité à ce point ! protesta Alleyne.

– Oh ! oh ! cria-t-il en riantde bon cœur. Je ne parlais pas de la tête que je porte sur mesépaules. Cospetto, non ! C’est la tête que je porte sous monbras que vous avez sauvée.

– Peut-être les signori daigneront-ilsentrer sous notre toit, père ? dit la jeune fille. Si nousrestons ici devant notre porte, qui sait si une nouvelle aventurene nous arrivera pas ?

– Bien dit, Tita ! Bien parlé, mafille ! Je vous prie, messires, d’honorer ma demeure de votreprésence. Une lumière, Giacomo ! Il y a cinq marches à monter.Maintenant, deux de plus. Là ! Nous sommes enfin ensécurité ! Corpo di Bacchio ! Je n’aurais pas donné dixmaravedis pour ma tête quand ces enfants du diable nous poussaientcontre le mur. Tita mia, tu as été une brave fille. Il valait mieuxte laisser bousculer et sauver ma tête.

– Certainement, père ! dit-elle.

– Mais ces Anglais ! Ah !Prenez un Goth, un Hun, et un Vandale ; mélangez le tout,ajoutez un pirate des États barbaresques, puis prenez le produit etenivrez-le : vous avez un Anglais. Mon Dieu ! A-t-iljamais existé pareil peuple sur la terre ? Quel endroit setrouve à l’abri de leur sauvagerie ? On m’a dit qu’ilss’étaient répandus en Italie comme ils se sont répandus ici. On lestrouve partout, sauf au paradis !

– Cher père, s’écria Tita en aidant leboiteux à grimper le tortueux escalier de chêne, vous ne devez pasoublier que ces bons signori sont des Anglais !

– Ah oui ! Je vous demande pardon,messires. Entrez ici. Certains prennent plaisir à regarder cespeintures, mais il paraît que dans votre île l’art de la guerre estle seul qui soit honoré.

La pièce basse de plafond mais décorée depanneaux de chêne était bien éclairée par quatre lampes à essencesparfumées. Contre les murs, sur la table, par terre, partout, il yavait de grandes feuilles de verre peintes de couleurs très vives.Ford et Edricson ouvrirent de grands yeux : jamais ilsn’avaient contemplé de plus authentiques chefs-d’œuvre.

– Vous les aimez ? s’écria l’artisteboiteux qui avait surpris leur regard admiratif. Y aurait-il doncdans votre pays quelques hommes capables d’apprécier cesbagatelles ?

– Incroyable ! s’exclama Alleyne.Quelle couleur ! Quel dessin ! Regarde le martyre desaint Étienne, Ford. Ne pourrais-tu ramasser l’une de ces pierresque les meurtriers vont lancer sur leur victime ?

– Et ce cerf, Alleyne, avec la croixentre ses bois ! Ma foi, je n’en ai pas vu de plus beaux dansla forêt de Bere !

– Et le vert de ce gazon ! Comme ilest clair et brillant ! Toutes les peintures que j’avais vuesjusqu’ici n’étaient que des coloriages d’enfant. Ce digne hommedoit être l’un de ces grands peintres dont parlait si souvent leFrère Bartholomew à Beaulieu.

Le visage mobile de l’artiste s’illuminadevant le ravissement sincère des deux jeunes Anglais. Sa filleavait retiré sa pèlerine : elle possédait le type italien leplus délicat et le plus pur, et elle captiva aussitôt l’attentionde Ford. Alleyne, lui, allait de la table aux murs dont il faisaitle tour, puis revenait à la table en ponctuant son inspection depetits cris de plaisir.

– Que pensez-vous de ceci, jeuneseigneur ? demanda l’artiste en découvrant tout à coup l’objetqu’il avait tenu sous son bras.

C’était, peinte sur une feuille de verre, unetête couronnée d’une auréole : elle était dessinée avec tantde finesse, les couleurs en étaient si parfaites qu’en vérité onaurait dit une véritable figure humaine regardant le jeune écuyeravec des yeux tristes et pensifs. Alleyne battit des mains avecl’élan de joie que l’art authentique suscite toujours chezl’authentique artiste.

– C’est formidable ! cria-t-il.Merveilleux ! Mais je suis surpris, messire, que vous ayezfait courir tant de dangers à ce chef-d’œuvre en le transportant denuit au milieu de la foule !

– J’ai été trop téméraire ! convintl’artiste. Un peu de vin de Florence, Tita ! Si vous n’aviezpas été là, je tremble à la pensée de ce qui serait arrivé.Regardez la couleur de la peau : elle est irremplaçable !Peignez comme vous voulez, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent ellesera brûlée, donc trop foncée, par la chaleur du four, ou aucontraire la couleur ne tiendra pas et vous n’aurez qu’un blancmaladif. Là au moins vous voyez les veines, vous devinez le sangqui circule. Oui, diavolo ! Si cette tête avait été cassée,mon cœur n’aurait pas résisté. Elle est destinée à la fenêtre duchœur de l’église de Saint-Rémi, et nous étions allés voir, mapetite aide et moi, si sa taille correspondait à la maçonnerie. Lanuit est tombée avant que nous ayons terminé notrevérification ; que pouvions-nous faire, sinon la ramenerici ? Mais dites-moi, jeune seigneur ! Vous parlez commesi vous connaissiez les arts ?

– Si peu que j’ose à peine ouvrir labouche en votre présence, répondit Alleyne. J’ai été élevé dans uncouvent où je n’avais pas de peine à manier le pinceau mieux quemes frères novices.

– Voici des couleurs, un pinceau et dupapier, dit le vieillard. Je ne vous donne pas de verre car lapeinture sur verre est un art spécial qui requiert beaucoupd’habileté dans le mélange des couleurs. Je vous en prie,montrez-moi ce que vous savez faire. Merci, Tita ! Les verresde Venise, cora mia, et remplis-les jusqu’au bord. Asseyez-vous,signor !

Pendant que Ford conversait avec Tita,l’artiste examina avec soin la tête de son saint ; il avaitpeur qu’une éraflure ne l’eût abîmée. Quand il la reposa, Alleyneavait, en quelques hardis coups de pinceau, dessiné un busteféminin sur la feuille de papier blanc.

– Diavolo ! s’exclama le vieilartiste. Vous avez le don. Oui, cospetto ! Vous avez dutalent. C’est une figure d’ange.

– Mais c’est la demoiselle MaudeLoring ! s’écria Ford stupéfait.

– Tiens, il y a une vagueressemblance ! fit Alleyne un peu confus.

– Ah ! c’est un portrait ? Tantmieux ! Jeune homme, je suis Agostino Pisano, le fils d’AndreaPisano, et je vous répète que vous avez le don. Mieux : jedéclare que si vous restez auprès de moi, je vous initierai à tousles secrets des vitraux : les couleurs et leur densité, cellesqui s’amalgameront avec le verre et celles qui ne s’amalgamerontpas, la cuisson et le vernissage… toutes les méthodes et lesrecettes que vous devez connaître !

– Je serais très heureux d’étudier sousun maître tel que vous, répondit Alleyne. Mais j’ai juré de suivremon seigneur jusqu’à la fin de la guerre.

– La guerre ! s’écria le vieilItalien. Toujours ce mot qui revient ! Mais vos grands hommes,que sont-ils ? Je les connais bien : des soldats, desdestructeurs, des massacreurs ! Mais nous, per Baccho nousavons en Italie de véritables grands hommes ! Les vôtresdémolissent, dépouillent ; eux reconstruisent, restaurent. Ah,si vous pouviez voir ma chère Pise, son dôme, le cloître de CampoSanto, le haut campanile avec le moelleux battement de ses clochesdans l’air chaud de l’Italie ! Voilà des œuvres de grandshommes ! Et je les ai vus de mes propres yeux, moi qui vousparle. J’ai vu Andrea Orcagna, Taddeo Gaddi, Giottino, Stefano,Simone Memmi : tous des maîtres dont je ne serais pas digne demélanger les couleurs. J’ai vu aussi le vieux Giotto, et Giottoavait été l’élève de Cimabuë, avant qui l’art n’existait pas enItalie puisqu’on avait fait venir des Grecs pour peindre lachapelle des Gondi à Florence. Ah, signori, voilà les grands hommesdont il faut honorer le nom, et non vos soldats qui se sont révélésles ennemis du genre humain !

– Ma foi, messire, intervint Ford, lessoldats ont bien leur utilité, aussi ! Comment cesgentilshommes dont vous avez cité les noms pourraient-ils préserverleurs œuvres s’ils n’étaient pas protégés par dessoldats ?

– Mais toutes celles-ci ? interrogeaAlleyne. Est-ce vous qui les avez exécutées ? Et à quoisont-elles destinées ?

– Oui, signor, elles sont toutes de mamain. Certaines sont peintes, comme vous pouvez le voir, sur uneseule feuille de verre ; d’autres l’ont été sur plusieursfeuilles qui peuvent être fixées ensemble. Voyez cette rosace,inspirée de l’église de la Sainte-Trinité à Vendôme, et cet autrevitrail « La découverte du Graal », pour l’abside del’église de l’abbaye. Il fut un temps où mes compatriotes étaientles seuls à peindre sur verre. Mais en France à présent Clément deChartres et d’autres sont de grands artistes. Ah ! voilà cettelangue d’airain qui nous interdit d’oublier, ne fût-ce qu’uneheure, que c’est le bras du sauvage et non la main dumaître-artiste qui gouverne le monde.

Une sonnerie de bugles avait en effet retentidans la rue pour rassembler une escorte quelconque.

– C’est le signal pour nous aussi, ditFord. Je préférerais rester ici parmi tant de beautés…

Il décocha un regard vif dans la direction deTita qui rougit.

– … Mais il faut que nous rentrions àl’hôtellerie de notre maître avant qu’il soit lui-même deretour.

Après avoir promis de revenir, les deuxécuyers prirent congé du vieil artiste italien et de sa fille. Lesrues étaient à présent presque vides, la pluie avait cessé ;aussi quittèrent-ils sans encombre la rue du Roi où habitaientleurs nouveaux amis pour se rendre rue des Apôtres où était situéel’hôtellerie de la « Demi-Lune ».

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