La Compagnie blanche

Chapitre 26Comment les trois camarades se procurèrent un grand trésor

L’air était vif et le soleil clair quand lepetit groupe quitta Bordeaux pour Montauban, où se trouvait auxdernières nouvelles la moitié manquante de la Compagnie Blanche.Sir Nigel et Ford étaient partis en tête ; le chevaliermontait un bon trotteur, et son grand destrier trottait à côté del’écuyer. Alleyne se mit en route deux heures plus tard ; ilavait eu à régler les notes d’hôtellerie et à pourvoir aux diversestâches qui lui incombaient en sa qualité d’écuyer de corps. Ilétait accompagné d’Aylward et de Hordle John, armés de pied en cap,que suivaient les mulets de somme portant dans des paniers lagarde-robe et le service de table de Sir Nigel ; car lechevalier, bien qu’il n’eût rien d’un fat ni d’un épicurien, étaittrès pointilleux sur certains petits détails et il aimait, même sila table était modeste et la vie dure, avoir une nappe blanche etune cuiller en argent.

Il avait gelé pendant la nuit ; la routeblanche résonnait sous les fers des chevaux au-delà de la porte estde la ville. C’était la même route que celle qu’avait empruntéel’inconnu venu de France pour le tournoi. Ils chevauchaient tousles trois de front. Alleyne Edricson gardait les yeux baissés et ilavait l’esprit ailleurs : il réfléchissait à la conversationqu’il avait eue le matin avec Sir Nigel. Avait-il bien fait d’endire tant ? Ou n’aurait-il pas mieux fait d’en diredavantage ? Comment aurait réagi le chevalier s’il lui avaitavoué son amour pour la damoiselle Maude ? L’aurait-il rejetéen disgrâce ? Lui aurait-il reproché d’avoir abusé de sonhospitalité ? Il avait été sur le point de tout dire quand SirOliver avait interrompu leur entretien. Peut-être Sir Nigel, avecson amour anachronique de tous les usages moribonds de lachevalerie, l’aurait-il soumis à une épreuve sortant del’ordinaire, ou contraint à un fait d’armes qui aurait servi detest à son amour ? Alleyne sourit en se demandant quel actefantastique et merveilleux il aurait exigé de lui… ou exigeraitpeut-être. En tout cas, il était prêt à l’accomplir, qu’il s’agissede tenir la lice à la cour du Roi de Tartarie, de porter un cartelau Sultan de Bagdad, ou de servir un trimestre contre les sauvagespaïens de Prusse. Sir Nigel avait déclaré qu’il était de naissanceassez noble pour briguer n’importe quelle damoiselle, mais que safortune devait être améliorée. Alleyne avait souvent manifesté dudédain à l’égard de ce désir de terres ou d’or qui aveuglait leshommes au point de leur cacher d’autres buts plus nobles et moinséphémères. Or voici qu’il avait l’impression qu’il ne pourraitréaliser le vœu de son cœur que par des terres ou de l’or… Et desurcroît le seigneur de Minstead n’était pas l’ami du connétable deTwynham ! Cette inimitié pourrait, même s’il amassait desrichesses au cours de la guerre, séparer longtemps encore les deuxfamilles. Et en admettant que Maude l’aimât, il la connaissait tropbien pour imaginer qu’elle l’épouserait sans la bénédiction de sonpère. Tout était sombre, ténébreux ; cependant l’espoir esttenace chez les jeunes ; celui d’Alleyne, en dépit de toutesses incertitudes, flottait comme un panache dans une mêlée decavalerie.

Si Alleyne Edricson avait de quoi méditer entraversant les plaines dénudées de la Guyenne, ses deux compagnonss’occupaient davantage du présent que de l’avenir. Aylwardchevaucha pendant un demi-kilomètre le menton sur l’épaule, lesyeux tournés vers un mouchoir qui s’agitait d’une fenêtre au-dessusde l’angle des remparts. Quand enfin un crochet de la route ledissimula à sa vue, il inclina son casque sur l’oreille, haussa seslarges épaules et poursuivit son chemin le sourire auxlèvres ; d’agréables souvenirs éclairaient son visage dur.John chevauchait lui aussi en silence, mais ses yeux allaientcontinuellement d’un côté de la route à l’autre ; ilobservait, réfléchissait, hochait la tête comme le voyageur quiregarde autour de lui pour ne rien omettre dans le récit qu’il ferade ses aventures.

– Par la Croix ! s’écria-t-il tout àcoup en frappant sa cuisse de sa grosse main rouge. Je savais qu’ily avait quelque chose qui n’allait pas, mais je ne pouvais pascomprendre ce que c’était.

– Et qu’était-ce donc ? interrogeaAlleyne tiré de ses pensées.

– Hé bien, ces bordures d’arbustes quiforment haies ! rugit John en éclatant de rire. Le pays estbien ratissé, aussi net que le crâne d’un moine. Mais je trouve queles gens qui vivent par ici exagèrent : pourquoi n’ont-ils pasle courage d’arracher ces longues rangées de souches d’arbre noireset tordues que je vois de chaque côté ? N’importe quel fermierdu Hampshire aurait honte de laisser un pareil fouillis sur sonsol !

– Tu es fou, vieux John ! réponditAylward. J’aurais cru que tu en savais davantage puisqu’on m’avaitdit que les moines de Beaulieu pouvaient presser leurs raisins pouravoir du bon vin. Apprends donc que si ces arbustes étaientarrachés, toute la richesse du pays serait anéantie, et que sansdoute il y aurait quelques gosiers assoiffés en Angleterre :en trois mois de temps ces souches noires fleurissent,s’épanouissent, et leurs fruits donnent une bonne cargaison deMédoc et de vin de Gascogne qui traverse la mer. Mais regardez lapetite église dans la vallée, avec la foule rassemblée. Par magarde, c’est un enterrement : j’entends sonner leglas !

Il se découvrit et se signa, en murmurant unecourte prière pour le repos de l’âme du défunt.

– Là également, dit Alleyne, ce quisemble mort à l’œil est encore plein de la sève de la vie, commeces vignobles. Ainsi Dieu s’est inscrit Lui-même et a inscrit Seslois sur tout ce qui nous entoure ; il reste à nos pauvresyeux ternes et à nos âmes encore plus ternes le soin de lire cequ’Il a inscrit pour nous.

– Ah, mon petit, s’écria l’archer, tu mereportes aux jours où tu sortais de l’œuf monacal ! J’avaiscraint qu’en gagnant un jeune et débonnaire homme d’armes nousn’ayons perdu notre clerc au doux parler. En vérité tu as beaucoupchangé depuis notre départ du château de Twynham !

– Le contraire serait surprenant, puisqueje vis dans un monde nouveau pour moi. J’espère tout de même que jen’ai pas trop changé. Parce que je sers un maître de la terre etque je porte les armes pour un Roi de la terre, commentoublierais-je le grand Roi et Maître de tout et de tous, dontj’étais le serviteur très indigne et humble avant d’avoir quittéBeaulieu ? Toi, John, tu sors aussi du couvent, mais je nepense pas que tu aies l’impression d’avoir déserté ton ancienservice en t’engageant dans un nouveau.

– Je suis lent d’esprit, répondit John.Pour tout dire, quand j’essaie de réfléchir sur des questions decet ordre, je m’embrouille. Pourtant je ne me trouve pas plusmauvais, maintenant que je porte un justaucorps d’archer, quelorsque je portais la robe blanche, si c’est cela que tu veuxdire.

– Tu n’as fait que changer de compagnieblanche, dit Aylward. Mais par les os de ces dix doigts, je suisbien étonné quand je pense que ce n’est qu’à la dernière chute desfeuilles que nous sommes partis ensemble de Lyndhurst, lui sigentil, si jeune fille, et toi, John, qui ressemblais à un veaurouge phénoménal ! Vous voici à présent, lui écuyer accompliet toi hardi archer, tandis que moi je suis toujours le même vieuxSamkin Aylward, qui n’a changé en rien, sauf que j’ai quelquespéchés de plus sur l’âme et quelques couronnes de moins dans mabourse. Mais tu ne m’as pas encore expliqué, John, pour quellesraisons tu avais quitté Beaulieu.

– Il y avait sept raisons, répondit Johnpensif. La première est qu’ils m’ont chassé.

– Ma foi, camarade, au diable les sixautres ! Cela me suffit, et à toi aussi. Je m’aperçois qu’àBeaulieu les moines sont avisés. Ah, mon ange, qu’as-tu dans tonpot ?

– Du lait, digne seigneur, répondit lajeune paysanne qui se tenait sur le pas de sa porte. Vous ferait-ilplaisir, gentils sires, et voulez-vous que je vous en apporte troismesures ?

– Non, ma petite. Mais voici une pièce dedeux sous pour ta gentillesse et pour le spectacle de ton fraisminois. Ma foi, elle est jolie ! J’ai envie de m’arrêter pourlui dire deux mots.

– Non, Aylward ! s’écria Alleyne.Sir Nigel nous attendrait et il est pressé.

– C’est vrai, camarade ! Adieu, machérie : mon cœur est pour toujours à toi. Sa mère aussi estbien faite. Regardez-la bêcher près de la route. Ma foi, le fruitle plus mûr est toujours le plus sucré. Bonjour, ma belledame ! Que Dieu vous tienne en Sa sauvegarde ! Tu dis queSir Nigel nous attend ?

– À Marmande ou à Aiguillon. Il m’aassuré que nous ne pourrions pas le manquer, puisqu’il n’y a qu’uneroute.

– Oui, et c’est une route que je connaisaussi bien que les prés de Midhurst, dit l’archer. Je l’ai prisetrente fois, dans un sens ou dans l’autre ; mais, par ma corded’arc, j’ai l’habitude d’être plus chargé au retour qu’àl’aller ! Quand je venais en France je pouvais mettre dans unsac tout ce que je possédais, mais quand je rentrais sur Bordeauxil me fallait quatre mulets de somme. Que la bénédiction de Dieus’étende sur l’homme qui le premier s’est servi de ses mains pourfaire la guerre ! Mais voici, dans le creux de ce vallon,l’église de Cadillac ; l’auberge est plus loin, là où sontplantés les trois peupliers. Après tout, une lampée de vin ne nousfera pas de mal !

La route avait parcouru la région ondulée desvignobles qui s’étendait vers le nord et l’est ; des clochers,des tours féodales, des agglomérations de maisons se détachaient auloin avec netteté. À leur droite la Garonne bleue roulait sesalgues et entraînait des bateaux et des chalands. À gauche, au-delàd’une étroite bande de vignes, les Landes sablonneuses et tristesoù poussaient le genêt et la bruyère étalaient leur monotonielugubre jusqu’aux hauteurs bleutées qui délimitaient l’horizon.Derrière eux apparaissait encore le large estuaire de laGaronne ; les hautes tours de Saint-André et de Saint-Rémi sedressaient au-dessus de la plaine. En face c’était le village deCadillac aux remparts gris et aux maisons blanches ; unpanache de fumée grimpait paresseusement à l’assaut du ciel.

– Voici le « Mouton d’Or »,annonça Aylward en arrêtant son cheval devant une hôtellerie àl’écart. Holà ! appela-t-il en cognant à la porte avec lepommeau de son épée. Holà, cabaretier, palefrenier, valet !Ici ! Ah, Michel ! Il a toujours le nez aussirouge ! Trois gobelets de vin du pays, Michel, car l’air estpiquant. Je te prie, Alleyne, de te rappeler cette porte, car j’aiune bonne histoire à te raconter à son sujet.

– Dis-moi, ami, demanda Alleyne àl’aubergiste, est-ce qu’un chevalier et son écuyer ne seraient paspassés par ici il y a moins d’une heure ?

– Il y a bien deux heures de cela,messire. N’était-ce pas un homme de petite taille, chauve, qui a lavue basse et qui parle fort doucement quand il est très encolère ?

– Exactement. Mais je me demande commenttu peux savoir la façon dont il parle quand il est en colère, caril est très bon et très simple.

– Louanges aux saints ! Ce n’est pasmoi qui l’ai mis en colère ! dit le gros Michel.

– Qui, alors ?

– Le jeune sieur de Brissac, de laSaintonge, qui se trouvait ici par hasard et qui s’est moqué del’Anglais parce qu’il l’a vu petit et pacifique. Réellement ce bonchevalier a été bien paisible, bien patient ! Car il s’estrendu compte que le sieur de Brissac était encore un jeunôt, unbavard sans cervelle, et il est resté en selle à boire son vin,comme vous le faites maintenant, sans prêter attention à cettemauvaise langue.

– Et que s’est-il passé ensuite,Michel ?

– Hé bien, messire, il s’est passé que lesieur de Brissac, après avoir fait le malin devant les valets, s’enest pris au gant que porte le chevalier à sa toque ; il ademandé tout fort si c’était la coutume en Angleterre qu’un hommeaccroche à son chapeau le gant d’un grand archer. Pardieu ! Jen’ai jamais vu quelqu’un descendre de cheval aussi vite que cetAnglais ! Avant même que l’autre eût fini sa phrase, il setrouvait à côté de lui ; leurs deux visages se touchaientpresque ; et aux joues il avait chaud ! « Je pense,jeune seigneur, dit-il tout doucement en regardant l’autre dans lesyeux, que maintenant que je suis plus près, vous êtes à même deconstater que ce gant n’est pas un gant d’archer. » Le sieurde Brissac fit retomber le coin de sa bouche : « Eneffet », dit-il. « De même qu’il n’est pas grand :il est petit ! » insista l’Anglais. « Moins grandque je ne l’avais cru », répondit l’autre en baissant les yeux« Et capable d’être porté par la plus belle et la plus doucedes dames d’Angleterre », dit encore l’Anglais.« Peut-être, murmura le sieur de Brissac en détournant latête, « je suis moi-même affligé d’une mauvaise vue, et ilm’arrive comme vous de prendre une chose pour une autre », ditle chevalier. Il remonta en selle et partit au galop, abandonnantle sieur de Brissac qui se rongeait les ongles devant ma porte. Ah,par les cinq plaies sacrées, j’ai vu beaucoup de guerriers boiremon vin, mais jamais aucun ne m’a plu davantage que ce petitAnglais !

– Par ma garde, il est notre maître,Michel ! fit Aylward. Des gens comme nous ne servent pas unpleutre ! Voici quatre deniers, Michel et que Dieu tegarde ! En avant, camarades ! Nous avons une longue routedevant nous.

Au grand trot les trois amis quittèrentCadillac et son auberge ; sans plus s’arrêter ils dépassèrentSaint-Macaire et prirent le bac pour traverser la Dropt. Surl’autre rive la route passait par La Réole, Sainte-Bazeille etMarmande ; John et Alleyne se taisaient, mais chaque auberge,chaque château, chaque ferme étaient pour Aylward l’occasion derappeler un souvenir d’amour, de pillage, de combat.

– Voici les fumées de Bazas, de l’autrecôté de la Garonne, dit-il. Il y avait là trois sœurs, filles d’unmaréchal ferrant, et, par les os de mes dix doigts, on aurait pugaloper tout un jour de juin sans en rencontrer de pareilles !Marie était grande et sérieuse, Blanche était petite et gaie, labrune Agnès avait des yeux qui vous transperçaient comme la flèched’un bon archer. Je me suis attardé quatre jours, et je me suisfiancé à toutes les trois : il me semblait en effet honteuxd’en préférer une aux deux autres ; et puis cette préférenceaurait pu provoquer une mésentente dans la famille. Cependant, endépit de tous mes efforts, les choses ont pris une fâcheusetournure, et j’ai pensé qu’il valait mieux que je quitte la maison.Là-bas, c’est le moulin de la Souris. Le vieux Pierre Carron, lemeunier, était un brave ami : il avait toujours, un siège etune croûte pour un archer fatigué. Quand il faisait quelque chose,il y mettait tout son cœur. Il s’échauffa à moudre des os qu’ilvoulait mélanger avec sa farine ; en voulant faire trop bienil attrapa la fièvre, et il mourut.

– Dis-moi, Aylward, questionna Alleyne,pourquoi tu m’as demandé de te rappeler la porte de l’auberge deCadillac ?

– Pardieu ! J’avais oublié. Qu’as-turemarqué sur cette porte ?

– Un trou carré, à travers lequell’aubergiste peut sans doute regarder quand il ne sait pas quelsclients lui arrivent.

– Et tu n’as rien vu d’autre ?

– Au-dessous du trou, il y avait uneentaille profonde comme si on avait enfoncé un gros clou.

– Rien d’autre ?

– Non.

– Si tu avais fait bien attention, tuaurais observé une tache sur le bois. La première fois que j’aientendu le rire de Black Simon, c’était devant cette porte. Laseconde fois c’était quand il tua à coups de dents un écuyerfrançais, alors qu’il était sans armes et que le Français avait unpoignard.

– Et pourquoi Black Simon riait-il devantla porte ? interrogea John.

– Quand Simon n’est pas de bonne humeur,il est dangereux. Par ma garde, il était né pour la guerre, car ilne sait guère ce qu’est la douceur ou le repos ! Cetteauberge, le « Mouton d’Or », était tenue autrefois par uncertain François Gourval qui avait le poing dur et le cœur plus durencore. On racontait que bon nombre d’archers revenant de la guerrey avaient bu du vin qui contenait des simples et les assommait desommeil, et qu’ensuite ils étaient dévalisés par leditGourval ; si le lendemain ils se plaignaient, Gourval lesmettait dehors et les rossait, car c’était un homme très vigoureuxqui avait des valets robustes à son service. Cette histoire parvintaux oreilles de Simon pendant que nous étions ensemble à Bordeaux,et il décida que nous irions à Cadillac avec une bonne corde dechanvre et que nous punirions ce Gourval comme il le méritait. Nousarrivâmes donc au « Mouton d’Or », mais Gourval avait étéprévenu : il avait barré la porte qui était le seul moyend’accès dans la maison. « Laisse-nous entrer, bon maîtreGourval ! » crie Simon. Et moi : « Laisse-nousentrer, bon maître Gourval ! » Mais par le trou de laporte la seule réponse qui nous vint fut qu’il tirerait une flèchesur nous si nous ne passions pas notre chemin. « Bien, maîtreGourval ! déclara Simon. Cette réception est regrettable,d’autant plus regrettable que nous sommes venus de loin pour teserrer la main. » Gourval répond : « Tu peux meserrer la main sans entrer. » Simon interroge :« Comment cela ? » Gourval lui dit : « Enpassant ta main à travers le trou. » Simon refuse :« Je ne peux pas : j’ai une blessure à la main, qui aenflé et qui est trop grosse pour passer par le trou. »Gourval avait hâte de nous voir partir : « Ça ne faitrien ; tu n’as qu’à passer ta main gauche par le trou. »Mais Simon insiste : « J’avais quelque chose pour toi.Gourval. » L’aubergiste demande ce qu’il a. « Il y a euun archer anglais qui a couché ici la semaine dernière ; ils’appelait Hugh de Nutbourne. » Gourval l’interrompt :« Nous avons beaucoup de coquins qui couchent ici. Je neconnais pas ton Hugh de Nutbourne. » Simon ne se laisse pasdémonter : « Il a beaucoup de remords parce qu’il te doitquatorze deniers de vin qu’il a bu sans payer ; pour lesoulagement de sa conscience il m’a prié de te remettre l’argentquand je passerais par ici. » Ce Gourval était trèscupide : voici qu’il avance la main par le trou pour recevoirses quatorze deniers ; mais Simon tenait son poignard prêt,lui cloue la main sur la porte : « J’ai payé la dette del’Anglais, Gourval ! » lui dit-il. Là-dessus il aéperonné son cheval en riant si fort qu’il pouvait à peine se teniren équilibre sur sa selle. Telle est l’histoire du trou que tuavais remarqué, et de la fente sous le trou. Je me suis laissé direque depuis cet incident les archers anglais avaient été mieuxtraités dans l’auberge de Cadillac. Mais qui vois-je sur lebas-côté de la route ?

– Apparemment un saint homme, réponditAlleyne.

– Qui a, par la Croix, de bizarresmarchandises ! s’écria John. Regardez ces fragments depierres, ces bouts de bois et ces clous rouillés qui sont disposésdevant lui !

L’homme qu’ils avaient aperçu était assis,adossé à un cerisier, et il avait allongé ses jambes pour être plusà son aise. Sur ses genoux il avait posé une planche où étaientétalés toutes sortes de petits débris de bois, de briques et depierres, bien rangés comme les denrées d’un marchand ambulant. Ilétait vêtu d’une longue robe grise et était coiffé d’un chapeau dela même couleur, défraîchi, au bord duquel dansaient troiscoquilles de palourdes. En s’approchant les trois voyageursremarquèrent qu’il était âgé, et que ses yeux jaunes étaientrévulsés.

– Chers chevaliers etgentilshommes ! s’écria-t-il d’une voix grinçante. Digneschrétiens ! Poursuivrez-vous votre chemin en laissant un vieuxpèlerin mourir de faim ? Mes yeux ont été brûlés par lessables de la Terre Sainte, et je n’ai ni mangé ni bu depuis deuxjours.

– Par ma garde, père, dit Aylward enl’examinant avec attention, je m’émerveille que ta ceinture silarge te tienne si serrée, puisque tu as eu si peu à mettredessous !

– Aimable inconnu, répondit le pèlerin,tu as sans le vouloir prononcé des paroles qu’il m’a été trèsdouloureux d’entendre. Cependant j’aurais honte de t’en blâmer, carje suis sûr que tu n’as pas parlé ainsi pour m’affliger, ni pour merappeler mon mal. Il ne me plaît guère d’évoquer ce que j’ai endurépour la foi ; mais puisque tu es observateur, je dois te direque la grosseur de mon ventre provient d’une hydropisie que j’aicontractée en montant trop vite de la maison de Pilate au mont desOliviers.

– Que cela, Aylward, fit Alleyne quiavait rougi, arrondisse ta langue trop pointue ! Comment as-tuosé ajouter aux douleurs de ce saint homme qui a tant souffert etqui est allé jusqu’au tombeau sacré du Christ ?

– Que le diable me coupe la langue !s’écria l’archer repentant.

– Je te pardonne de tout mon cœur, moncher frère ! balbutia le vieil aveugle. Mais, oh, les motsimpies qui viennent de t’échapper me font plus mal aux oreilles quetout ce que tu pourrais dire de moi !

– Je n’ouvrirai plus la bouche !s’exclama Aylward. Voici un florin pour toi, et je te demande de mebénir.

– En voici un autre, dit Alleyne.

– Plus un troisième ! cria HordleJohn.

Mais le pèlerin ne voulut pas accepter leursaumônes.

– Orgueil ! Orgueil puéril !s’écria-t-il en se frappant la poitrine de sa large main brune.Combien de temps me faudra-t-il pour que je m’en débarrasse ?Ne le vaincrai-je jamais ? Forts, forts, forts sont les liensde la chair ! Comme il est difficile de les soumettre àl’esprit ! Je suis issu, amis, d’une noble maison, et je nepeux pas me résoudre à accepter cet argent, quand bien même il mesauverait de la tombe.

– Hélas, père ! dit Alleyne. Commentdonc pourrions-nous vous aider ?

– Je m’étais assis ici pour mourir,répondit l’aveugle. Mais depuis de nombreuses années je promènedans ma besace ces objets précieux que vous voyez étalés. Et j’aipensé que je commettrais un péché si j’acceptais que mon secretmeure avec moi. Je vendrai donc aux premiers passants venus, pourvuqu’ils en soient dignes, ces objets dont le prix me suffira pour merendre à la chapelle de Notre-Dame de Rocamadour, où je souhaitedonner à mes vieux os leur repos éternel.

– Quels sont donc ces trésors,père ? interrogea Hordle John. Je ne vois qu’un vieux clourouillé, des fragments de pierre et des bouts de bois.

– Mon ami, répondit le pèlerin, toutl’argent qu’il y a dans ce pays ne suffirait pas pour payer lejuste prix de ces choses. Vois-tu ce clou ? fit-il en sedécouvrant et en levant vers le ciel ses yeux privés de vue. Il estl’un de ceux grâce auxquels a été assuré le salut des hommes. Jel’ai acquis, ainsi que ce morceau de la vraie Croix, auprès duvingt-cinquième descendant de Joseph d’Arimathie, qui vit encore àJérusalem en bonne santé, en dépit d’une furonculose incurable.Oui, vous pouvez vous signer ; je vous prie de ne pas lesbaiser, et de ne pas les toucher avec vos doigts.

– Et le bois et la pierre, père ?demanda Alleyne en retenant son souffle devant les précieusesreliques.

– Ce morceau de bois vient, je te l’aidit, de la vraie Croix ; cet autre vient de l’arche de Noé, etce troisième d’un montant de porte du temple du sage Salomon. Cettepierre-ci a été lancée contre saint Étienne ; les deux autresont été prises à la tour de Babel. Voici aussi un fragment duroseau d’Aaron, et enfin une boucle de cheveux du prophèteÉlie.

– Mais, père, fit Alleyne, le saint Élieétait chauve, ce qui lui attira les injures et les insultes desenfants du mal.

– Il est très exact qu’il n’avait pasbeaucoup de cheveux, répliqua le pèlerin. C’est justement ce quirend cette relique extrêmement précieuse. Faites à présent votrechoix, dignes gentilshommes, et vous me donnerez contre ces objetsque vous emporterez la somme que vous dictera votre conscience. Carje ne suis ni un colporteur ni un mercanti, et je ne m’en sépareque parce que je me sais près de ma récompense.

– Aylward, s’écria Alleyne très énervé,voici une chance que l’on ne rencontre pas deux fois dans savie ! Je veux avoir le clou, et j’en ferai don à l’abbaye deBeaulieu afin que tous les chrétiens d’Angleterre s’y rendent pouradorer et prier.

– Et moi je prends la pierre du temple,déclara John. Que ne donnerait pas ma vieille mère pour l’avoirsuspendue au-dessus de son lit !

– Je choisis la baguette d’Aaron, ditAylward. Je ne possède que cinq florins au monde : en voiciquatre.

– En voici trois de plus, dit John.

– Et en voici cinq, ajouta Alleyne. Bonpère, je te remets douze florins, qui est tout ce que nous pouvonste donner, bien que nous sachions que c’est un bien pauvre prixpour les trésors que tu nous vends !

– Abaisse-toi, orgueil !Abaisse-toi, vanité ! cria le pèlerin en recommençant à sefrapper la poitrine. Ne puis-je donc pas me courber assez pouraccepter cette somme dérisoire en l’échange de ce qui m’a coûtétoute une vie de souffrances et d’épreuves ? Donnez-moi cetargent impur ! Prenez ces reliques précieuses ! Oh, jevous prie de les manipuler avec douceur et respect ! Autrementje préférerais laisser pourrir mes vieux os indignes sur lebas-côté de la route.

Ils s’étaient découverts. Ils tendirent desmains tremblantes pour recevoir leurs trésors. Puis ils repartirenten laissant le vieux pèlerin assis sous le cerisier.

Ils chevauchèrent en silence. Ils tenaientleurs trésors dans leurs mains et les regardaient de temps entemps. Ils avaient du mal à croire en cette chance qui les avaittransformés en détenteurs de reliques que n’importe quelle abbayeou église de la Chrétienté aurait souhaité posséder. Ils voyagèrentdonc, riches de cette bonne fortune, jusqu’à ce que, non loin d’unvillage, le cheval de John perdît un fer ; un maréchal ferrantse trouvait heureusement dans les environs ; pendant qu’ils’affairait sur la monture de l’archer, Alleyne lui conta le grandévénement dont ils venaient d’être les héros. Mais le maréchalferrant, quand il regarda les reliques, s’appuya sur son enclume etrit aux larmes en se tenant les côtes.

– Ma foi, mes maîtres, dit-il, cet hommeest un coquillard, c’est-à-dire un vendeur de faussesreliques ! Il était ici devant ma forge il n’y a pas plus dedeux heures. Ce clou qu’il vous a vendu, il me l’a pris dans maboîte ; quant au bois et aux fragments de pierre, vous voyezce tas dans la cour ? Il en a rempli sa besace.

– Mais non ! protesta Alleyne.C’était un saint homme qui avait voyagé jusqu’à Jérusalem et quiavait contracté une hydropisie en montant trop vite de la maison dePilate au mont des Oliviers !

– Cela, je n’en sais rien ! réponditle maréchal ferrant. Mais je connais un homme coiffé d’un grandchapeau gris et vêtu d’une robe grise de pèlerin, qui était ici iln’y a pas longtemps, puis qui s’est assis sur cette souche un peuplus loin pour manger un poulet froid et boire un flacon de vin.Puis il m’a demandé l’un de mes clous, il a rempli de pierres sabesace, et il est reparti sur la route. Regardez mes clous :vous voyez bien que ce sont les mêmes que celui qu’il vous avendu !

– Que Dieu nous protège ! s’écriaAlleyne bouleversé. N’y a-t-il donc aucune borne à la méchanceté del’espèce humaine ? Si humble, si âgé, si peu pressé de prendrenotre argent, et pourtant scélérat et escroc ! En quicroire ? À qui se fier ?

– Je cours après lui ! fit Aylwarden sautant sur sa selle. Viens, Alleyne ! Nous le rattraperonsavant que le cheval de John soit ferré.

Ils partirent au galop ; bientôt ilsaperçurent le vieux pèlerin en robe grise qui marchait lentementsur la route. Quand il entendit les sabots des chevaux, il seretourna. Sa cécité devait être un mensonge comme le reste, car ilse mit à courir pour traverser un champ et s’enfoncer dans un boistouffu où les cavaliers ne purent le suivre. Ils jetèrent lesreliques dans sa direction, puis rebroussèrent chemin, plus pauvresà la fois d’argent et de confiance.

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