La Compagnie blanche

Chapitre 19Agitation à l’abbaye de Saint-André

Le salon réservé aux audiences du Princen’était pas très vaste, mais son ameublement ne manquait ni du luxeni de la majesté qu’exigeaient tant de renommée et de puissance.Une haute estrade, tout au fond, était surmontée d’un large dais develours rouge parsemé de fleurs de lis en argent, que des vergesd’argent soutenaient à chaque angle. Les quatre marches qui ydonnaient accès étaient elles aussi recouvertes de velours rouge.Les coussins somptueux, les tapis d’Orient, les carpettes defourrure abondaient dans la salle dont les murs étaient drapés pardes tapisseries incomparables tissées par les métiersd’Arras ; elles reproduisaient les batailles de JudasMacchabée, mais les artistes naïfs de l’époque avaient représentéles guerriers juifs avec des cuirasses d’acier, des cimiers, deslances et des oriflammes. Canapés moelleux et banquettes sculptéescomplétaient l’ameublement. Sur un perchoir, près de l’estrade,trois gerfauts prussiens solennels, encapuchonnés, se tenaientaussi immobiles et silencieux que l’oiseleur royal de faction.

Deux fauteuils surélevés occupaient le centrede l’estrade ; leur dossier se recourbait en haut pour seprolonger au-dessus de la tête des occupants ; ils étaienttapissés d’une soie bleue claire saupoudrée d’étoiles d’or. Sur lefauteuil de droite un personnage très grand et bien bâti étaitassis : il avait des cheveux roux, une figure blême, des yeuxbleus glacés dont le regard avait quelque chose de menaçant et desinistre ; négligemment adossé, il bâillait sans discontinuercomme si cette réunion ne l’intéressait point ; de temps àautre il se baissait pour caresser un lévrier d’Espagne à poilslongs qui était couché à ses pieds. L’autre trône était occupé parun petit homme tout rond qui avait le visage comme une pomme, quisouriait et faisait des signes de tête chaque fois que son regardcroisait celui d’un assistant. Entre eux, légèrement en avant, unjeune homme brun et mince avait pris place sur un tabouret ;son costume sans éclat et la modestie de ses manières n’indiquaientguère qu’il était le Prince le plus célèbre de l’Europe ; ilétait vêtu d’un drap bleu sombre ferré de boucles et de lacets d’orqui contrastait singulièrement avec le déploiement des soies, deshermines et des futaines dorées qui l’entouraient. Il était assisles mains croisées sur un genou, la tête inclinée ; sur sestraits finement ciselés passait une expression d’impatience etd’ennui. Deux seigneurs en robe pourpre et au visage rasé,ascétique, ainsi qu’une demi-douzaine de hauts dignitaires etd’officiers d’Aquitaine, étaient debout derrière les trônes. En basdes marches cinquante barons, chevaliers et courtisans étaientrangés sur trois rangs face à l’estrade.

– Voici où se tient le Prince, chuchotaSir John Chandos quand ils firent leur entrée. Le personnage dedroite est Pedro que nous allons installer sur le trône d’Espagne.L’autre est Don Jayme que nous nous proposons de maintenir sur sontrône de Majorque avec l’aide de Dieu. À présent suivez-moi et nevous formalisez pas si le Prince est un peu avare de paroles, carje vous assure qu’il a la tête pleine de grands projets et denombreux soucis.

Mais le Prince les avait déjà aperçus ;il se leva d’un bond et s’avança à leur rencontre ; dans sesyeux brillait une lueur de contentement ; ses lèvress’écartèrent pour un sourire aimable.

– Nous n’avons pas besoin de vos bonsoffices de héraut Sir John ! dit-il d’une voix claire. Cesvaillants chevaliers me sont bien connus. Soyez les bienvenus enAquitaine, Sir Nigel Loring et Sir Oliver Buttesthorn. Non, gardezvotre génuflexion pour mon cher père à Windsor. Je veux vous serrerla main, mes amis. Nous vous donnerons sans doute de l’ouvrage àaccomplir avant que vous revoyiez les dunes du Hampshire.Connaissez-vous l’Espagne, Sir Oliver ?

– Pas du tout, monseigneur. J’aiseulement entendu parler d’un plat qui s’appelle l’olla ; maisje ne saurais dire s’il s’agit d’un simple ragoût du midi, ou d’unassaisonnement comme du fenouil ou de l’ail qui serait spécial àl’Espagne.

– Vos doutes, Sir Oliver, seront bientôtlevés, répondit le Prince en s’associant de bon cœur aux rires desbarons qui les entouraient. Sa Majesté veillera sans doute à ce quevous goûtiez de ce plat bien épicé quand nous serons tous établissains et saufs en Castille.

– Je réserve un plat bien épicé àquelques personnes de ma connaissance ! déclara Don Pedro avecun sourire cruel.

– Mais mon ami Sir Oliver peut se battretrès bien sans boire ni manger, reprit le Prince. À Poitiers nes’est-il pas conduit de la manière la plus vaillante alors que nousn’avions dans l’estomac rien de plus qu’un croûton de pain et unecoupe d’eau pourrie ? De mes propres yeux je l’ai vu décapiterun chevalier picard d’un seul coup d’épée.

– Ce coquin s’était interposé entre moiet le plus proche chariot de vivres des Français ! murmura SirOliver.

Un nouveau petit rire étouffé secoua lesseigneurs qui se trouvaient assez près pour l’avoir entendu. Maisle visage du Prince redevint sérieux.

– Combien d’hommes avez-vous amenésici ?

– Quarante hommes d’armes,monseigneur ! répondit Sir Oliver.

– Et moi, cent archers et vingt lances,mais deux cents hommes m’attendent de ce côté-ci de l’eau sur lafrontière de la Navarre.

– Lesquels, Sir Nigel ?

– Une compagnie franche, monseigneur. LaCompagnie Blanche.

À l’étonnement des chevaliers, ces motsprovoquèrent chez les barons une explosion d’hilarité quepartagèrent les deux rois et le Prince. Sir Nigel dévisageatranquillement les nobles qui l’entouraient et tira par la mancheun chevalier robuste qui à côté de lui riait un peu plus fort queles autres.

– Peut-être, beau seigneur, lui dit-il àvoix basse, vous trouvez-vous sous quelque petit vœu dont jepourrais vous soulager. Ne pourrions-nous pas débattre cetteaffaire d’une manière fort honorable ? Votre bienveillantecourtoisie m’accordera sans doute la faveur d’une rencontre.

– Non, Sir Nigel ! s’écria lePrince. N’imputez pas l’offense à Sir Robert Briquet, car noussommes tous coupables. À vrai dire, nos oreilles viennent d’êtrechagrinées par les agissements de cette Compagnie, et j’ai mêmefait vœu à l’instant de pendre l’homme qui en était le chef. Je nepensais guère le découvrir parmi les plus braves de mescapitaines ! Mais ce vœu s’annule puisque vous n’avez jamaisvu votre Compagnie : en toute justice vous ne sauriez endosserla responsabilité de sa conduite.

– Monseigneur, répondit Sir Nigel, ilimporte réellement peu que je sois pendu, bien que ce genre de mortsoit plus ignominieux que celui que j’aurais souhaité. D’autre partil serait extrêmement affligeant que vous, Prince d’Angleterre etfleur de la chevalerie, n’accomplissiez point un vœu que vousauriez formulé.

– Ne vous mettez pas en peine pour cela,déclara le Prince. Nous avons reçu aujourd’hui même la visite d’uncitoyen de Montauban ; il nous a remué le sang par d’affreuseshistoires de pillages et de meurtres ; mais notre colèrevisait l’homme qui les commandait et non celui qui ne les a pasencore vus.

– Cher et très honoré seigneur, insistaSir Nigel d’une voix anxieuse, j’ai grand-peur que votrecomplaisance à mon égard ne vous incite à renoncer àl’accomplissement d’un vœu. S’il subsiste l’ombre d’un doute quantà la manière dont vous l’avez formulé, il vaudrait mille foismieux…

– Paix ! Paix ! s’écria lePrince impatienté. Je suis tout à fait capable de m’occupermoi-même de mes vœux et de leur accomplissement. Nous espérons vousvoir bientôt tous deux dans la salle du banquet. En attendant, vousserez de service avec votre suite auprès de nous.

Il salua ; Chandos tira Sir Oliver par lamanche et conduisit les deux chevaliers derrière la foule descourtisans.

– Hé bien, petit cousin, murmura-t-il,vous aviez donc tellement envie de passer votre cou dans le nœudcoulant ? Sur mon âme, si vous en aviez demandé autant à notreallié Don Pedro, il ne vous l’aurait pas refusé ! Entre nous,il a trop l’âme d’un bourreau, et le Prince pas assez. Maisréellement cette Compagnie Blanche est une bande de sauvages, et ilvous faudra la reprendre sérieusement en main avant de pouvoir enassurer le commandement normal.

– Je ne doute pas, répondit Sir Nigel,qu’avec l’aide de saint Paul je ne puisse restaurer la discipline.Mais j’aperçois ici quantité de figures nouvelles, à côté d’autresque j’avais déjà vues quand j’étais au service de mon cher etvénéré maître Sir Walter. Par exemple je vous serais obligé, SirJohn, de me dire qui sont ces prêtres sur l’estrade.

– L’archevêque de Bordeaux et l’évêqued’Agen.

– Et le chevalier brun qui a une barbegrisonnante ? Par ma foi, on dirait un homme aussi vertueuxque valeureux !

– C’est Sir William Felton. Il partageavec moi si indigne la charge de principal conseiller du Prince. Ilest grand intendant et moi connétable d’Aquitaine.

– Et les chevaliers sur la droite, à côtéde Don Pedro ?

– Des gentilshommes d’Espagne qui l’ontsuivi en exil. Celui qui se tient contre son coude est Fernando deCastro, le plus brave et le plus loyal des hommes. Devant nous et àdroite, voici les seigneurs de Gascogne. Vous les reconnaîtrez àleur mine maussade, car certains différends les ont récemmentopposés au Prince. Ce grand gaillard est le captal de Buch que vousconnaissez sans doute : jamais plus vaillant chevalier n’a missa lance en arrêt. Le gentilhomme au visage épais qui lui chuchotequelques mots à l’oreille est le sire Olivier de Clisson, surnomméle massacreur ; il provoque toujours des conflits et souffleconstamment sur les braises chaudes pour attiser le feu. Celui quia un grain de beauté sur la joue est Lord de Pommers ; sesdeux frères sont debout derrière lui avec le seigneur de Lesparre,Lord de Rosem, le baron de Mussidan, le sire Perducas d’Albret, levicomte de la Trane, etc. Derrière, vous avez des chevaliers duQuercy, du Limousin, de la Saintonge, du Poitou et de l’Aquitaine,avec le vaillant sire Guiscard d’Angle, qui a un doublet rose avecde l’hermine.

– Et les chevaliers sur lagauche ?

– Tous des Anglais. Quelques-unsappartiennent à la maison du Prince. D’autres, comme vous,commandent des compagnies. Voici Lord Neville, Sir StephenCossington, Sir Matthew Gourney, Sir Walter Huet, Sir ThomasBanaster et Sir Thomas Felton qui est le frère du grand intendant.Regardez l’homme au nez important et à la barbe blonde qui pose samain sur l’épaule du gentilhomme basané…

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel.Ils ont tous deux gardé l’empreinte de l’armure sur le pourpoint.J’ai l’impression qu’ils respirent plus librement dans un camp qu’àla cour !

– Nous sommes nombreux dans ce cas,Nigel ! dit Chandos. Et le maître de la cour partage, j’ose legarantir, ce sentiment. Ces deux seigneurs sont Sir Hugh Calverleyet Sir Robert Knolles.

Sir Nigel et Sir Oliver se tordirent le coupour mieux voir les célèbres guerriers dont l’un commandait descompagnies franches et l’autre avait mérité par sa valeur et sonénergie farouche la deuxième place (derrière Chandos) dans l’estimede l’armée.

– En temps de guerre il n’a pas la mainlégère, Sir Robert ! commenta Chandos. S’il traverse un pays,cela se reconnaît encore plusieurs années après. On m’a assuré quedans le nord on appelle mitre de Knolles une maison à qui ne resteque les deux pignons.

– J’ai servi sous lui, dit Sir Nigel.Mais attention, Sir John, le Prince se met en colère !

Pendant que Chandos avait bavardé avec lesdeux chevaliers, un flot ininterrompu de solliciteurs avait pénétrédans le salon d’audiences : c’étaient surtout des aventurierscherchant à vendre leur épée, ou des marchands exposant un grief(soit parce qu’un de leurs bateaux avait été réquisitionné pour letransport des troupes, soit parce qu’un tonnelet de vin doux avaitété défoncé par des archers assoiffés). En quelques mots le Princeréglait chaque affaire. Si le solliciteur ne paraissait passatisfait du jugement prononcé, un vif coup d’œil noir luiconseillait de dissimuler son mécontentement. Le jeune gouverneurétait négligemment assis sur son tabouret, quand tout à coup sonvisage s’assombrit, et il se leva en proie à l’un de ces accès depassion qui étaient le seul défaut d’un caractère noble etgénéreux.

– Alors, Don Martin de la Carra ?s’écria-t-il. Alors, messire ? Quel message nous apportez-vousde notre frère de Navarre ?

L’interpellé qui venait d’être introduit étaitd’une beauté singulière. Son teint halé et sa chevelure noirecorbeau révélaient une origine méridionale ; il portait salongue cape noire jetée par-dessus ses épaules avec une grâce quin’était ni anglaise ni française. À grands pas majestueux ponctuésde révérences profondes il s’avança jusqu’au pied de l’estradeavant de répondre.

– Mon puissant et illustre maître,commença-t-il. Charles, Roi de Navarre, comte d’Évreux, comte deChampagne, suzerain du Béarn, envoie son affection et sessalutations à son cher cousin Édouard, Prince de Galles, Gouverneurde l’Aquitaine, Grand Commandeur de…

– Assez, Don Martin ! coupa lePrince qui avait tapé du pied en écoutant ce long préambule. Nousconnaissons déjà les titres de notre cousin et, certes, nousconnaissons aussi les nôtres. Au fait, et sans détours ! Lescols nous sont-ils ouverts, ou votre maître renie-t-il la parolequ’il m’a donnée à Libourne pas plus tard qu’à laSaint-Michel ?

– Il siérait mal à mon gracieux maître,monseigneur, de revenir sur une promesse. Il ne demande seulementqu’un court délai, certaines conditions, des otages…

– Des conditions ! Des otages !S’adresse-t-il au Prince d’Angleterre ou au prévôt des bourgeoisd’une ville à moitié prise ? Des conditions, dites-vous ?La sienne pourrait bien chanceler d’ici peu ! Les cols noussont donc fermés ?

– Non, seigneur.

– Ils sont ouverts, alors ?

– Non, seigneur. Il vous suffirait…

– Assez, assez, Don Martin ! s’écriale Prince. Il est pénible de voir un chevalier aussi loyal plaiderune cause aussi mauvaise. Nous sommes au courant des agissements denotre cousin Charles. Nous savons que pendant que sa main droiteempoche nos cinquante mille couronnes pour que les cols nous soientouverts, il tend la main gauche vers Henri de Transtamare ou versle Roi de France et ne souhaite que recevoir davantage pour nousfermer les cols. Je connais notre bon Charles et, par mon saintpatron le Confesseur, il apprendra à ses dépens que je le connaisbien ! Il vend son royaume au plus offrant, tel un maquignonun cheval glandé. Il est…

– Monseigneur ! s’exclama DonMartin. Je ne peux pas demeurer ici à entendre un tel langage surmon maître. Si ces mots étaient prononcés par une autre bouche, jesaurais mieux leur répondre !

Don Pedro fronça les sourcils et abaissadédaigneusement sa lèvre inférieure ; mais le Prince sourit ethocha la tête pour approuver Don Martin.

– Votre comportement et vos propos ne mesurprennent pas, dit-il. Vous déclarerez au Roi votre maître que leprix qu’il demandait lui a été payé et que s’il tient parole, il ama promesse qu’il ne sera fait aucun mal aux Navarrais, à leursmaisons, à leurs biens. Mais si nous n’avons pas son autorisation,nous arriverons néanmoins très près derrière ce message et nousapporterons une clef qui ouvrira tout ce qu’il pourrait avoir enviede fermer…

Il se pencha et chuchota quelques phrases àl’oreille de Sir Robert Knolles et de Sir Hugh Calverley quisourirent et qui quittèrent précipitamment la salled’audiences.

– … Notre cousin Charles a appris àconnaître notre amitié, poursuivit le Prince. Et maintenant, parles Saints, il va sentir la pointe de notre déplaisir !J’envoie sur-le-champ à notre cousin Charles un message que pourralire tout son royaume. Qu’il prenne garde qu’il n’arrive paspis ! Où est le seigneur Chandos ? Ah, Sir John, jerecommande à vos bons soins ce digne chevalier. Vous veillerez à cequ’il prenne collation, et qu’il reçoive une bourse d’or pour ledéfrayer de ses obligations, car en vérité c’est un grand honneurpour une cour de compter en son sein un gentilhomme si noble et siloyal. Que disiez-vous, sire ?

Il s’était retourné vers l’Espagnol exilé,pendant que le vieux soldat emmenait hors du salon le héraut du Roide Navarre.

– En Espagne, nous n’avons pas pourcoutume de récompenser l’effronterie d’un messager, répondit DonPedro en caressant le museau de son lévrier. Cependant nous avonstous entendu les largesses de votre générosité royale.

– C’est vrai ! s’exclama le Roi deMajorque.

– Qui pourrait mieux les connaître quenous, continua Don Pedro avec un accent d’amertume, puisque nousavons dû nous réfugier auprès de vous comme auprès du protecteurnaturel de tous les faibles ?

– Non, comme des frères auprès d’unfrère ! cria le Prince avec des yeux étincelants. Nous nedoutons pas qu’avec l’aide de Dieu vous ne soyez bientôt remontéssur ces trônes d’où vous avez été si ignominieusementprécipités.

– Quand viendra cet heureux jour, ditPedro, l’Espagne sera à vous comme l’Aquitaine et, quels que soientvos projets, vous pourrez toujours compter sur toutes les troupesde terre et de mer qui sont rangées sous la bannière de laCastille.

– Et, ajouta l’autre, sur toute l’aideque pourront vous fournir la richesse et la puissance deMajorque.

– En ce qui concerne les cent millecouronnes dont je demeure votre débiteur, poursuivit négligemmentPedro, je peux sans aucun doute…

– Pas un mot, sire, plus un mot !s’écria le Prince. Ce n’est pas en ce moment où vous êtes dans lapeine que je vous embarrasserais par des affaires sordides. J’aidéclaré une fois pour toutes que je suis à vous avec toutes lescordes d’arc de mon armée et tous les florins de mes coffres.

– Ah, que voici réellement un miroir dechevalerie ! soupira Don Pedro. Je pense, Don Fernando, quepuisque la bonté du Prince est si grande, nous pouvons à nouveauabuser de sa gracieuse bienveillance jusqu’à concurrence decinquante mille couronnes. Le bon Sir William Felton voudra biensans doute régler cela avec nous.

Le vieux conseiller anglais parut plutôtdéconcerté par cette manifestation de l’estime dans laquelle étaittenue la bonté de son maître.

– Je vous demande pardon, sire, dit-il,mais le Trésor public est au plus bas, car j’ai payé douze millehommes des compagnies, et les nouveaux impôts (celui sur les foyerset celui sur le vin) ne sont pas encore rentrés. Si vous pouviezattendre l’arrivée de l’aide promise d’Angleterre…

– Non, mon cher cousin ! s’écria DonPedro. Si nous avions su que le Trésor public était aussi bas, ouque cette pauvre somme pouvait revêtir une importance quelconque,jamais nous…

– Assez, sire ! interrompit lePrince rouge de vexation. Si les caisses sont dans un état quiinquiète Sir William, je dispose encore de ma cassette personnelled’où je n’ai rien tiré pour mes propres besoins, mais qui est à ladisposition d’un ami dans l’adversité. Sir William, vous prélèverezcette somme sur nos bijoux, s’il n’y a pas moyen de faireautrement, et vous veillerez à ce qu’elle soit remise à DonFernando.

– En gage, j’offre… s’écria DonPedro.

– Allons ! fit le Prince. Je ne suispas un Lombard, sire. Votre parole royale est mon gage, sanscontrat ni sceau. Mais j’ai une nouvelle pour vous, mes seigneurset vassaux : notre frère de Lancastre est en route pour notrecapitale avec quatre cents lances et autant d’archers afin de nousaider dans notre expédition. Quand il sera arrivé et quand notredigne épouse aura rétabli sa santé, c’est-à-dire d’ici quelquessemaines avec l’aide de Dieu, nous rejoindrons l’armée à Dax et unefoi de plus nos bannières flotteront au vent des combats…

Un joyeux bourdonnement s’éleva du groupe desguerriers. Le Prince sourit en passant en revue les visages quil’entouraient : tous exprimaient la même ardeur martiale.

– … Vous serez heureux d’apprendre,poursuivit-il, que j’ai des renseignements sûrs sur cet Henri deTranstamare ; c’est un chef très vaillant, capable de nousopposer une résistance d’où nous pourrons tirer autant d’honneurque de plaisir. Il a rassemblé cinquante mille hommes de sonpeuple, il bénéficie également du concours de douze mille hommesdes compagnies franches de France qui sont composées, vous lesavez, de soldats courageux et éprouvés. D’autre part le brave etdigne Bertrand Du Guesclin s’est rendu en France chez le ducd’Anjou et se dispose à lever des troupes en Picardie et enBretagne. Nous tenons Bertrand en haute estime, car il a toujoursfait de son mieux pour nous offrir d’honorables compétitions. Qu’enpensez-vous, digne captal ? Il vous a capturé une fois àCocherel, mais, sur mon âme, vous aurez l’occasion de régler cevieux compte.

Le Gascon n’eut pas l’air de priser cetteallusion, non plus que ses compatriotes, car la seule fois qu’ilsavaient affronté l’armée française sans l’appoint des Anglais ilsavaient subi une lourde défaite.

– Certains soutiennent, monseigneur,déclara le sire de Clisson, que le compte se trouve déjà plus queréglé, étant donné que sans l’aide des Gascons, Bertrand n’auraitpas été capturé à Auray ni le Roi Jean battu à Poitiers.

– Par le Ciel, voilà qui est un peufort ! s’écria un noble anglais. Il me semble que la Gascogneest un coq trop petit pour chanter aussi haut.

– Le plus petit coq, Lord Audley, peutavoir l’ergot le plus long, remarqua le captal de Buch.

– On peut aussi lui couper la crête s’ilfait trop de bruit ! intervint un Anglais.

– Par Notre-Dame de Rocamadour !s’écria le baron de Mussidan. En voici plus que je ne sauraissupporter. Sir John Charnell, vous me répondrez de cetteparole.

– Bien volontiers, et quand vous voudrez,messire, répliqua l’Anglais avec insouciance.

– Messire de Clisson, cria Lord Audley,vous regardez fixement dans ma direction. Par l’âme de Dieu, jeserais heureux d’approfondir l’affaire avec vous !

– Et vous, Lord de Pommers, dit SirNigel, en se poussant au premier rang, j’ai dans l’idée que nouspourrions discuter agréablement et honorablement de la question encourant une lance.

En quelques secondes une douzaine de défiss’entrecroisèrent : c’était comme autant d’éclairs jaillissantdu nuage sombre qui depuis longtemps menaçait les rapports entreles chevaliers des deux nations. Les Gascons gesticulaient ettempêtaient, les Anglais demeuraient de glace et ricanaient. LePrince, un demi-sourire sur les lèvres, observait les deuxcamps : visiblement il ne détestait pas d’assister à une scènede fureur, mais il redoutait que les choses s’envenimassent aupoint d’échapper à son contrôle.

– Mes amis ! s’écria-t-il enfin.Cette querelle ne doit pas aller plus loin. L’homme qui lapoursuivrait hors d’ici en répondra devant moi, qu’il soit Gasconou Anglais. J’ai beaucoup trop besoin de vos épées pour que vousles croisiez entre vous. Sir John Charnell, Lord Audley, vous nemettez pas en doute le courage de nos amis de Gascogne ?

– Pas moi, monseigneur ! réponditLord Audley. Je les ai vus si souvent se battre que je sais qu’ilssont de très hardis et très vaillants gentilshommes.

– Je le pense aussi, déclara l’autreAnglais. Mais nous ne risquons pas de l’oublier tant qu’ils aurontune langue pour parler.

– Non, Sir John ! répliqua le Princesur un ton de reproche. Tous les peuples ont leurs mœurs etcoutumes particulières. Certains pourraient nous reprocher d’êtrefroids, ternes, taciturnes. Mais vous avez entendu, mes seigneursde la Gascogne ? Ces gentilshommes ne songeaient nullement àentacher votre honneur ou à douter de votre valeur. Par conséquent,que la colère s’efface de vos pensées ! Clisson, Buch,Pommers, ai-je votre serment ?

– Nous sommes vos sujets,monseigneur ! répondirent sans bonne grâce les barons deGascogne. Vos paroles sont notre loi.

– Nous enterrerons donc toute cause demalentendu dans un flacon de malvoisie, dit gaiement le Prince.Holà, les portes de la salle de banquet ! Je suis demeuré troplongtemps séparé de ma douce épouse, mais je vais vous retrouverbientôt. Que jouent les ménestrels et que le vin coule ! Nousboirons aux belles journées qui nous attendent dans lesud !

Il se détourna et sortit avec les deuxmonarques, tandis que le reste de la compagnie passait lentementdans la grande salle où étaient préparées les tables royales ;mais beaucoup avaient encore l’œil menaçant et la bouchecrispée.

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