La Compagnie blanche

Chapitre 32Comment la Compagnie tint conseil autour de l’arbre déraciné

– Où est Sir Claude Latour ? demandaSir Nigel quand ses pieds touchèrent terre.

– Il est au camp, près de Montpezat, àdeux heures de marche d’ici, noble seigneur ! réponditJohnston.

– Alors nous allons nous y rendredirectement, car je désire que vous soyez tous de retour à Daxassez tôt pour servir d’avant-garde au Prince.

– Noble seigneur ! s’écria Alleynetout joyeux. Voici nos montures dans le champ, et j’aperçois votreéquipement au milieu du butin que ces bandits ont abandonné.

– Par saint Yves, tu dis vrai, jeuneécuyer ! dit Du Guesclin. Je reconnais mon cheval et le genetde ma dame. Les coquins les ont sortis des écuries, mais ils sesont enfuis sans les emmener… Nigel, j’ai été très heureux d’avoirvu de près quelqu’un dont j’avais tant entendu parler. Mais noussommes obligés de vous quitter, car je dois être auprès du Roid’Espagne avant que votre armée ait franchi les montagnes.

– J’avais cru que vous étiez en Espagneavec le vaillant Henri de Transtamare.

– J’y étais, mais je suis rentré enFrance pour lever des troupes. Je reviendrai, Nigel, avec quatremille des meilleures lances de France : votre Prince pourraitbien se trouver devant une tâche digne de lui. Que Dieu soit avecvous, ami, et puissions-nous nous revoir sous de meilleursauspices !

– Je ne crois pas, dit Sir Nigel àAlleyne en regardant s’éloigner le chevalier français et sa dame,que dans toute la Chrétienté tu puisses rencontrer un homme plusbrave et une dame plus courageuse et plus douce. Mais tu es pâle ettriste, Alleyne, aurais-tu été blessé pendant cettebagarre ?

– Non, mon bon seigneur. Mais je pensaisà mon ami Ford qui hier soir encore bavardait avec moi assis surmon lit.

Sir Nigel hocha la tête.

– J’ai perdu deux braves écuyers, dit-il.Je ne sais pas pourquoi les jeunes pousses sont détruites alorsqu’une vieille herbe folle reste debout. Il doit y avoir pourtantune bonne raison, puisque Dieu en a décidé ainsi. As-tu remarqué,Alleyne, que dame Tiphaine nous avait avertis hier soir d’un périlimminent ?

– Oui, seigneur.

– Par saint Paul ! J’ai l’espritempoisonné par ce qu’elle a vu au château de Twynham. Et cependantje ne peux pas croire que des pirates écossais ou français puissentdébarquer en force suffisante pour assiéger la place. Rassemble laCompagnie, Aylward ! Et partons car ce serait une honte sinous n’arrivions pas à Dax au jour dit.

Les archers s’étaient égaillés à travers lesruines, mais une sonnerie de bugles les fit accouriraussitôt ; le butin qu’ils avaient pu amasser gonflait leurspoches ou pendait par-dessus leurs épaules. Pendant qu’ilsreformaient leurs rangs, chacun reprit sa place en silence et SirNigel les examina attentivement : un sourire satisfaitdétendit ses traits. Ils étaient grands, musclés, brunis ; ilsavaient l’œil clair, la physionomie rude ; leur allure étaitcelle de soldats expérimentés, rapides et solides. Un chef auraitdifficilement réuni plus belle collection de guerriers. De vieuxmilitaires, vétérans chevronnés et grisonnants des guerres deFrance, avaient un visage féroce, des sourcils hirsutes, le frontcouvert de rides. Mais il y avait aussi nombre de jeunes archersfrais émoulus, avec de jolis visages anglais, la barbe bienpeignée, les cheveux bouclant sous leur casque. Des bouclesd’oreille en or ou en pierreries, un baudrier ruisselant d’or, uneceinture de soie, un collier autour d’un cou bruni évoquaient lebon temps qu’ils avaient connu comme compagnons francs. Ils avaienttous sur l’épaule l’arc en if ou en coudrier ; les arcs desvétérans étaient sans ornements ; ceux des plus jeunes étaientpeinturlurés et sculptés aux extrémités. Le casque d’acier, labrigandine aux mailles serrées, le surcot blanc avec le lion rougede saint Georges complétaient l’équipement. À la ceinture pendaitl’épée ou la hache d’armes, à moins qu’une massue d’un mètre delong ne fût accrochée au cuir du baudrier par un trou au centre dumanche.

Pendant deux heures ils marchèrent à traversdes forêts et des marécages en longeant la rive gauche del’Aveyron. Sir Nigel chevauchait derrière la Compagnie, encadré parAlleyne à sa droite et Johnston, le vieil archer, à sa gauche.

Avant d’être arrivé à destination, Sir Nigelsavait déjà tout ce qu’il désirait connaître de ses soldats, deleurs agissements et de leurs projets. Il aperçut tout à coup surl’autre rive une troupe d’hommes d’armes français qui galopait endirection de Villefranche.

– C’est le sénéchal de Toulouse avec sonescorte, dit Johnston en abritant ses yeux de sa main. S’il s’étaittrouvé de ce côté-ci du fleuve, il aurait sans doute entreprisquelque chose contre nous.

– Dans ce cas traversons la rivière, ditSir Nigel. Il serait dommage de ne pas accéder au désir de ce dignesénéchal s’il souhaite accomplir un fait d’armes.

– Non. Il n’y a pas de gué avantTourville, répondit le vieux maître-archer. Il se rend àVillefranche, et les manants qui lui tomberont entre les mainsauront peu de temps pour se confesser et recevoir l’absolution caril a le parler bref. C’est lui et le sénéchal de Beaucaire qui ontpendu Peter Wilkins, de la Compagnie, le 1er aoûtdernier. Pour cela, je le jure par la croix noire de Waltham, ilsseront pendus eux aussi si jamais nous les tenons ! Mais voicinos camarades, Sir Nigel, et voici notre camp.

Le sentier forestier débouchait sur une vasteclairière verte qui descendait en pente douce vers la rivière. Surtrois côtés elle était entourée d’une ceinture de grands arbresdépouillés et d’épais buissons de houx. Au bout de cette clairièreil y avait une cinquantaine de cabanes bâties très convenablementavec du bois et de l’argile ; de la fumée s’échappait destoitures. Une douzaine de chevaux et de mulets attachés paissaientautour du campement ; les archers flânaient dans lesenvirons ; certains s’entraînaient sur des cibles, d’autresédifiaient de grands feux de bois à ciel ouvert pour faire chaufferleurs marmites. Quand ils aperçurent leurs camarades quirentraient, ils poussèrent un cri de bienvenue, et un cavalier, quiétait en train de faire manœuvrer son destrier derrière le camp,s’approcha au petit galop. C’était un homme fringant, vif, trèsrichement vêtu, qui avait un visage rasé tout rond et des yeuxnoirs brillants d’excitation.

– Sir Nigel ! cria-t-il. Sir NigelLoring, enfin ! Sur mon âme, nous vous attendons depuis unmois ! Soyez le très bienvenu, Sir Nigel ! Vous avez reçuma lettre ?

– C’est elle qui m’a amené ici, réponditSir Nigel. Mais vraiment, Sir Claude Latour, je suis très étonnéque vous n’ayez pas pris vous-même le commandement de ces archers,car ils ne pourraient sûrement pas trouver de meilleurchef !

– Pas de meilleur, par la Vierge deLesparre ! cria le petit Gascon. Mais vous connaissez vosinsulaires, Sir Nigel. Ils ne veulent pour chef qu’un homme de leursang et de leur race. Rien à faire pour les persuader ducontraire ! Même moi, Claude Latour, seigneur de Montchâteau,maître de la haute justice, de la moyenne et de la basse, je n’aipu gagner leurs suffrages. Il faut qu’ils tiennent un conseil etqu’ils réunissent leurs deux cents têtes épaisses ; et puissurvient cet Aylward ou un autre, en qualité de héraut, pour medire que la Compagnie se licenciera si un Anglais de bonneréputation n’en prend pas la tête. Je crois qu’il y en a beaucoupde je ne sais quelle grande forêt dans le Hampi, ou Hampti… j’ai lenom au bout de la langue. Le fait que vous êtes de cette région lesa décidés à vous choisir comme chef. Mais nous avions espéré quevous arriveriez avec une centaine d’hommes.

– Ils sont déjà à Dax, où nous allons lesrejoindre, dit Sir Nigel. Mais que les hommes déjeunent ;ensuite nous tiendrons conseil pour décider de ce que nousferons.

– Venez dans ma cabane, proposa SirClaude. Je ne peux vous offrir qu’une maigre chère : du lait,du fromage, du vin et du lard. J’espère que votre écuyer et vous nem’en tiendrez pas rigueur. Ma demeure est celle devant laquelleflotte le pennon : modeste résidence pour le seigneur deMontchâteau !

Pendant le repas, Sir Nigel demeura silencieuxet songeur, pendant qu’Alleyne écoutait les bavardages du Gasconqui vantait la richesse de son domaine, ses succès d’amour et sestriomphes militaires.

– Maintenant que vous êtes ici, dit-ilenfin à Sir Nigel, j’ai quelques belles aventures toutes prêtespour nous. J’ai appris que Montpezat n’est pas fortement défendu etqu’il y a deux cent mille couronnes dans le château. À Castelnauj’ai aussi un colporteur à ma solde, qui nous lancera une corden’importe quelle nuit bien noire par-dessus les remparts. Je vouspromets qu’avant la nouvelle lune vous plongerez vos bras jusqu’aucoude dans un tas de pièces d’or ; nous trouverons égalementde jolies femmes, du bon vin, et tout le butin souhaitable.

– J’ai d’autres projets, répondit SirNigel non sans brusquerie. Je suis venu ici pour conduire cesarchers au service du Prince, notre maître, qui peut en avoir grandbesoin avant d’installer Pedro sur le trône d’Espagne. Je pensedonc que nous nous mettrons en route dès aujourd’hui pour Dax surl’Adour, où son camp est maintenant établi.

Le visage du Gascon se rembrunit et ses yeuxlancèrent une flamme de colère.

– Pour moi, dit-il, je ne me soucie pointde cette guerre, et je trouve très agréable la vie que je mène. Jen’irai pas à Dax.

– Réfléchissez encore, Sir Claude !fit gentiment Sir Nigel. Vous portez le nom d’un vrai et fidèlechevalier. Sûrement, vous ne resterez pas en arrière quand lePrince a besoin de vous ?

– Je n’irai pas à Dax ! crial’autre.

– Mais votre devoir… Votre sermentd’allégeance ?

– Je vous dis que je n’iraipas !

– Dans ces conditions, Sir Claude, j’yconduirai la Compagnie sans vous.

– S’ils vous suivent ! s’écria leGascon en ricanant. Ce ne sont pas des esclaves à louer : cesont des compagnons francs qui ne feront rien contre leur gré. Àvrai dire, seigneur Loring, ils ne se laissent pas manierfacilement ; il serait plus simple de retirer un os à un oursaffamé que de mener un archer hors d’une région où abondent lesplaisirs.

– Alors je vous prie de les rassembler,dit Sir Nigel, et je vais leur dire ce que j’ai en tête ; carsi je suis leur chef ils iront à Dax, et si je ne le suis pas, jeme demande ce que je fais en Auvergne. Tiens mon cheval prêt,Alleyne. Par saint Paul, advienne que pourra, je me mettrai enroute avant midi !

Une sonnerie de bugle convoqua les archers enconseil ; ils se réunirent par petits paquets autour d’ungrand arbre déraciné qui gisait en travers la clairière. Sir Nigelsauta légèrement sur le tronc et regarda de son œil clignotant lecercle des visages qui l’entouraient.

– On me dit, archers, déclara-t-il, quevous êtes devenus si amoureux de vos aises, de butin et de vieconfortable que vous ne voulez plus bouger de cette agréablerégion. Mais, par saint Paul, je me refuse à le croire, car je voisbien que vous êtes tous très vaillants, et que vous vousmépriseriez si vous choisissiez de vivre ici en paix alors quevotre Prince va entreprendre une grande aventure ! Vous m’avezélu pour chef. Chef je serai si vous me suivez en Espagne ; etje vous promets que mon pennon aux cinq roses sera toujours, siDieu me donne la force et la vie, sur le chemin de l’honneur. Maissi vous désirez paresser et fainéanter dans ces clairières, troquerla gloire et la renommée pour de l’or vil et des richesses malacquises, alors trouvez un autre chef ; car j’ai toujours vécudans l’honneur, et dans l’honneur je mourrai. S’il y a parmi vousdes forestiers du Hampshire, je les invite à me dire s’ilsacceptent de suivre le pennon des Loring.

– Voici un gars de Romsey qui ditoui ! cria un jeune archer qui avait un rameau vert à soncasque.

– Et un gars d’Alresford !

– Et de Milton !

– Et de Burley !

– Et de Lymington !

– Et un tout petit de Brockenhurst !cria un immense gaillard allongé sous un arbre.

– Par ma garde, les enfants ! criaAylward en sautant sur le tronc déraciné. Je crois que nous nepourrons plus jamais regarder les filles en face si nous laissonsle Prince franchir les montagnes et si nous ne tirons pas quelquesflèches pour lui faciliter le passage ! Il est bon en temps depaix de mener la vie que nous avons menée tous ensemble, mais àprésent l’étendard de la guerre est levé une fois de plus, et, parles os de mes dix doigts, le vieux Samkin Aylward, même seul,marchera sous ses plis !

D’un homme aussi populaire qu’Aylward, cessimples phrases décidèrent beaucoup d’hésitants, et l’assistanceéclata en applaudissements.

– Loin de moi, déclara suavement SirClaude Latour, de vouloir vous convaincre contre ce digne archer oucontre Sir Nigel Loring ! Cependant nous nous sommes trouvésensemble dans de nombreuses aventures, et peut-être serait-ilincorrect que je ne vous expose pas ma façon de voir.

– Place pour le petit Gascon !crièrent les archers. Tout le monde a le droit de parler !Droit à la cible, mon gars, et fair play pour tous !

– Réfléchissez bien, dit Sir Claude. Vousvous engagez sous une dure férule, sans plus de liberté ni deplaisirs. Et pourquoi ? Pour six pence par jour, au mieux.Tandis qu’à présent vous pouvez circuler à votre guise dans le payset vous n’avez qu’à allonger le bras pour saisir ce qui vous tente.Qu’avons-nous entendu raconter sur nos camarades qui sont partispour l’Italie avec Sir John Hawkwood ? En un soir ils ontrançonné six cents des plus riches seigneurs de Mantoue.Campent-ils devant une grande ville ? Aussitôt les bourgeoisleur apportent les clefs : ils n’ont qu’à entrer et àpiller ; ou, si cela leur plaît davantage, ils n’entrent pasmais réclament en compensation tant de chevaux chargésd’argenterie. Voilà comment ils voyagent d’État en État, riches,libres, redoutés de tous. Voyons, n’est-ce pas la vie normale d’unsoldat ?

– La vie normale d’un voleur ! rugitHordle John d’une voix tonnante.

– Et pourtant il y a du vrai dans ce quedit le Gascon, dit un archer noiraud dont le doublet était décolorépar les intempéries. Moi je préfère prospérer en Italie plutôt quemourir de faim en Espagne !

– Tu as toujours été un lâche et untraître, Mark Shaw ! cria Aylward. Par ma garde ! Si tutires ton épée je te garantis que tu ne verras ni l’Italie, nil’Espagne !

– Non, Aylward, dit Sir Nigel, les chosesne s’arrangent pas par des querelles. Sir Claude, je crois que ceque vous avez dit vous honore assez peu, et, si mes mots vousblessent, je suis prêt à approfondir ce débat avec vous. Mais vousserez suivi par les hommes qui vous choisiront, et vous irez oùvous voudrez, sauf avec nous. Que tous ceux qui aiment leur Princeet leur Patrie demeurent ici ! Ceux qui préfèrent une boursebien garnie passeront de l’autre côté.

Treize archers, tête basse et regards honteux,suivirent Mark Shaw et se rangèrent derrière Sir Claude. Sous leshuées et les sifflets de leurs camarades ils se rendirent devant lacabane du Gascon. Le reste de la Compagnie se mit aussitôt endevoir de se préparer et de fourbir les armes. De l’autre côté duTarn et de la Garonne, à travers les fondrières de l’Armagnac,jusqu’à la longue vallée de l’Adour, il leur faudrait marcherpendant de très nombreuses lieues avant de rejoindre le nuage noirde la guerre qui dérivait lentement vers le sud, vers la ligne despics enneigés au-delà desquels la bannière d’Angleterre n’avaitjamais flotté.

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