La Compagnie blanche

Chapitre 17Comment la cogghe jaune franchit la barre de la Gironde

Pendant deux jours la cogghe jaune futgentiment poussée par un vent de nord-est, et au matin du troisièmejour l’île d’Ouessant se détacha de l’horizon embrumé. Vers midiune ondée survint et le vent tomba. Mais une brise se leva avant lachute du jour, et Goodwin Hawtayne remit cap au sud. Le lendemainmatin la cogghe dépassait Belle-Isle ; elle rencontra touteune flotte de bateaux de transports qui revenaient de Guyenne. SirNigel Loring et Sir Oliver Buttesthorn suspendirent aussitôt leursécus sur le flanc du navire et déployèrent leurs pennons comme levoulait l’usage ; ils observèrent avec beaucoup d’intérêt lesarmes qui répondirent aux leurs : elles leur apprenaient lesnoms des gentilshommes contraints par la maladie ou des blessuresd’abandonner le Prince à un moment décisif.

Ce soir-là un grand nuage marron surgit del’ouest, et Goodwin Hawtayne plissa le front. Il y avait dequoi : un tiers de son équipage avait été tué, et la moitiédes marins valides se trouvait à bord des galères ; avec unbateau endommagé, il ne se sentait pas équipé pour affronter unetempête et des coups de roulis comme il y en a souvent dans cesparages. Toute la nuit le vent souffla par de brefs à-coupscapricieux ; chaque fois la grande cogghe se couchait jusqu’àce que l’eau vînt recouvrir la rambarde sous le vent. Comme labrise fraîchissait encore, la vergue fut abaissée au matin àmi-hauteur du mât. Alleyne, affreusement malade et affaibli, sehissa sur le pont : il avait encore la tête toute meurtrie ducoup qu’il avait reçu, mais il préféra le pont inondé et oscillantaux bruyants cachots qui servaient de cabines et que hantaient lesrats. Se cramponnant comme il le put, il contempla avecémerveillement les rangées de vagues noires coiffées d’une crêted’écume et qui roulaient sans fin de l’ouest, inépuisables. Unénorme nuage sombre, parsemé de taches livides, s’étendait sur toutl’horizon marin ; de longues banderoles déchiquetées leprécédaient en tournoyant. Loin derrière la cogghe, les deuxgalères peinaient ; elles plongeaient entre les lames jusqu’àce que leurs vergues fussent au niveau des vagues, puis elles sesoulevaient si haut que les avirons et les cordages se détachaientnettement sur le fond noir du ciel. Sur la gauche, la terre plates’allongeait en une ligne confuse, marquée ici ou là par une tacheplus sombre qui indiquait un cap ou un promontoire. La terre deFrance !… Ces mots résonnaient dans les oreilles des jeunesAnglais comme une sonnerie de bugle. La terre où leurs pèresavaient répandu leur sang, la patrie de la chevalerie et desexploits chevaleresques, le pays des braves, des femmes élégantes,des résidences princières, des sages, des raffinés et des saints…Elle était là, la terre de France, si tranquille, toute grise sousles nuages lourds. Il était là, le royaume des valeurs nobles et decertaines turpitudes, le théâtre où un nouveau nom pouvaits’affirmer, où une vieille réputation pouvait se corrompre.L’écuyer porta à ses lèvres le voile vert, et il prononçaintérieurement le vœu que si le courage, la valeur et la bonnevolonté pouvaient le hausser auprès de sa dame, seule la mortpourrait alors l’en éloigner. Ses pensées vagabondaient encore dansles bois de Minstead et dans la vieille armurerie du château deTwynham, quand la voix du maître-marinier les ramena vers la baiede Biscaye.

– Par ma foi, jeune seigneur, dit-il,vous avez la figure aussi longue que le diable à un baptême !Je ne saurais m’en étonner, car j’ai navigué sur ces mers quand jen’étais pas plus haut que ça, et pourtant jamais n’ai-je vu plusmenaçante promesse d’une mauvaise nuit.

– Non, j’avais autre chose en tête !répondit l’écuyer.

– Tout le monde a autre chose entête ! s’exclama Hawtayne d’une voix amère. Que le maîtremarinier se débrouille ! C’est l’affaire du maître marinier.Tout repose sur le bon maître Hawtayne ! Jamais on n’a tantcompté sur moi depuis que j’ai sonné la trompe et montré mespapiers à la porte ouest de Southampton !

– Qu’est-ce qui ne va pas, donc ?interrogea Alleyne.

– Ce qui ne va pas ? Me voici avecla moitié de mes matelots et un trou dans le bateau là où cettemaudite pierre du diable nous a frappés ; trou assez largepour y faire passer la veuve du gros Normand ! Pour l’instant,ça va assez bien, mais je voudrais que vous me disiez comment çaira tout à l’heure. Nous nagerons dans l’eau salée, et nousresterons dans la saumure jusqu’à ce que nous ressemblions à desharengs en barils.

– Qu’en dit Sir Nigel ?

– Il est en bas à regarder la cotted’armes de l’oncle de sa mère. « Ne me dérangez pas pour desbagatelles ! » voilà tout ce que j’ai pu tirer de lui.Quant à Sir Oliver : « Une friture dans l’huile, arroséede Gascogne ! » m’a-t-il commandé, et il s’est emportéparce que je n’étais pas cuisinier. Je suis allé voir les archers.Malédiction ! Ils ont été pires que les autres.

– Ils n’ont pas voulu vousaider ?

– Non. Il y en a une vingtaine autourd’une planche avec celui qu’on appelle Aylward et le grand rouquinqui a démis le bras du Normand, et le noiraud de Norwich ; ilsagitent leurs dés dans un gantelet d’archer, faute de cornet. J’aidit : « Le navire ne va pas tenir longtemps, mesmaîtres. » Le noiraud m’a répondu : « C’est tonaffaire, vieille tête de cochon ! » Et Aylward :« Le diable t’emporte ! » Et le gros rouquin, d’unevoix aussi forte que le claquement d’une voile : « Uncinq, un quatre, j’empoche ! » Écoutez-les maintenant,jeune seigneur, et dites-moi si je vous ai menti.

Dominant le fracas de la tempête et lesgémissements du bois, une volée de jurons et un rugissement de joies’échappèrent du gaillard d’avant où étaient réunis lesjoueurs.

– Puis-je vous être utile ? s’enquitAlleyne, dites-moi ce qu’il faut faire, et je le ferai si deuxmains suffisent.

– Non, non ! Votre tête est encorepeu solide, et ma foi vous l’auriez bien petite si votre bassinetn’avait pas amorti le choc ! Nous avons fait tout ce quipouvait être tenté ; nous avons bourré le trou avec de lavoilure et nous avons ajusté l’ensemble avec des cordages.Cependant quand nous courrons près du vent et changerons de bord,nos vies seront suspendues à ce colmatage. Voyez ce cap là-bas, quise dessine dans la brume ! il nous faudra louvoyer à moins detrois portées de flèche, sinon nous pourrions heurter un récif.Allons, que saint Christophe soit loué ! Voici Sir Nigel, avecqui je vais conférer.

– Je vous prie de m’excuser, dit lechevalier en se cramponnant à la rambarde. Je ne voulais pasmanquer de politesse envers un digne homme, mais j’étais absorbédans une affaire d’importance au sujet de laquelle, Alleyne, jeserais heureux d’avoir ton avis. Elle concerne les armes de mononcle, Sir John Leighton de Shropshire qui prit pour femme la veuvede Sir Henry Oglander de Nunwell. Le cas a été longuement débattupar les poursuivants et les rois d’armes. Mais comment cela va-t-ilpour vous, maître marinier ?

– Assez mal, mon bon seigneur. La coggheva virer bientôt, et je ne sais pas comment nous pourronsl’empêcher d’embarquer de l’eau.

– Allez me chercher Sir Oliver !ordonna Sir Nigel.

Le majestueux chevalier ne tarda pas àapparaître sur le pont glissant ; il avançait de côté comme uncrabe.

– Sur mon âme, maître marinier, cecipasse toute patience ! cria-t-il en colère. Si votre bateauéprouve le besoin de danser et de gambader comme un clown dans unekermesse, je vous prie de me mettre dans l’une de ces galères. Jevenais de m’asseoir devant une bouteille de malvoisie et un pâté dehure (comme j’en ai l’habitude à cette heure), quand le bateau faitun saut : je me retrouve avec le vin sur mes jambes et labouteille entre mes genoux. Au moment où je me penche pour lasaisir, voici qu’un autre maudit saut fait voltiger mon pâté :deux de mes pages viennent de se lancer à sa poursuite ; ilscourent de bord en bord, comme deux limiers après un levraut.Jamais cochon vivant n’a gambadé avec autant de légèreté. Mais vousm’avez demandé, Sir Nigel ?

– J’aimerais bien avoir votre avis, SirOliver, car maître Hawtayne redoute que, lorsque nous virerons debord, il n’y ait du danger à cause de la brèche ouverte dans leflanc de la cogghe.

– Alors, ne virez pas ! réponditvivement Sir Oliver. Et à présent, messire, je retourne voir si mescoquins ont rattrapé mon pâté.

– Mais, s’écria le marin, si nous nevirons pas, nous nous fracasserons contre les rochers avant uneheure !

– Alors, virez de bord ! dit SirOliver. Voilà mon avis. Et maintenant, Sir Nigel, j’aspire à…

Il fut interrompu par un cri poussé par deuxmatelots sur le gaillard d’avant.

– Des rochers ! Des rochers parl’avant !

De fait, dans le creux d’une grande vaguenoire, à moins de cent pas devant eux, se dessina une grosse massede pierres brunâtres qui rejetaient de l’écume comme un monstreaccroupi ; un grondement menaçant remplit l’air.

– À la manœuvre ! cria GoodwinHawtayne en s’installant lui-même à la barre.

Le grondement changea de bord ; la cogghetrembla à moins de cinq longueurs de lance des brisants.

– Nous aurons du mal à les éviter !murmura Hawtayne dont le regard allait successivement de sa voile àla ligne d’écume. Puissent nous protéger saint Julien et le troisfois saint Christophe !

– Puisque le péril est si grand, SirOliver, dit Sir Nigel, il serait chevaleresque et décent que nousarborions nos pennons. Je te prie, Edricson, de commander à monporte-guidon de déployer le mien.

– Et que sonnent les trompettes !s’écria Sir Olivier. In manus tuas, Domine ! Je suissous la sauvegarde de Jacques de Compostelle, à la châsse de quij’ai fait pèlerinage, et en l’honneur duquel je fais vœu de mangerune carpe chaque année le jour de sa fête. Mon Dieu, mais lesvagues rugissent véritablement ! Où en sommes-nous,maître-marinier ?

– Nous approchons ! cria Hawtaynequi ne quittait pas des yeux l’écume qui sifflait sous le rebordmême de la rambarde. Ah, sainte Mère, soyez avec nousmaintenant !

Au même moment la cogghe racla le bord durécif, et une longue planche de bois blanc fut arrachée à son flancde l’embelle à la poupe par un saillant du rocher. Mais le bateause redressa, sa voile se gonfla à plein, et il retomba du côté dela mer au milieu des vivats des matelots et des archers.

– Nous pouvons louer la Vierge ! ditle marin en s’essuyant le front. Il y aura des cloches quisonneront et des cierges qui brûleront quand je reverrai l’eau deSouthampton ! Haut les cœurs, mes braves ! À labouline !

– Sur mon âme, je préférerais mourir ausec ! dit Sir Oliver. Quoique, mordieu, j’aie mangé tellementde poissons qu’il ne serait que justice que les poissons memangeassent à leur tour. Bon ! Je retourne à ma cabine, oùcertains détails requièrent mon attention.

– Non, Sir Oliver, je préférerais quevous demeuriez avec nous, et que vous gardiez votre pennon déployé,répondit Sir Nigel. Je crois que nous n’avons fait que changer depéril.

– Bon maître Hawtayne ! appela lemaître d’équipage. L’eau pénètre rapidement. Les vagues ont défoncéla voilure qui bouchait le trou !

C’était vrai : des matelots remontaienten courant sur la poupe et le gaillard d’avant pour éviter letorrent qui déferlait par la grosse brèche de l’embelle. Perçant lemugissement du vent et le fracas de la mer, des cris presquehumains retentirent : les chevaux s’effrayaient du flot quicommençait à les encercler.

– Colmatez de l’extérieur ! criaHawtayne en saisissant l’extrémité de la voilure trempée aveclaquelle le trou avait été bouché. Rapidement, mes cœurs !Sinon, nous sombrons !

Très vite ils passèrent des cordages autourdes coins, puis ils coururent vers l’avant, pour les glisser sousla quille ; ils les serrèrent de façon que la voilure pûtrecouvrir la surface extérieure de la brèche. Cet obstacle freinal’invasion de l’eau, mais elle s’infiltrait néanmoins tout autour.Les chevaux avaient de l’eau jusqu’au poitrail. La cogghes’enfonçait.

– Nous ne pourrons pas nous maintenir surcette bordée, cria Hawtayne. Mais l’autre nous dirigera droit surles rochers.

– Ne pourrions-nous affaler la voile etattendre un moment plus propice ? suggéra Sir Nigel.

– Non, nous nous échouerions sur unrocher. Trente ans que je navigue sur ces eaux-là ! Maisjamais avec une marge aussi mince de salut ! Nous sommes dansla main des saints.

– Parmi lesquels, s’écria Sir Olivier,j’invoque plus particulièrement saint Jacques de Compostelle, quinous a déjà aidés en ce jour ; s’il nous secourt une secondefois, je fais vœu de manger une deuxième carpe pour safête !

Le varech s’était épaissi vers le large, lacôte n’était plus qu’une ligne imprécise. Deux ombres confuses enpleine mer indiquaient l’endroit où les deux galères roulaient ettanguaient. Hawtayne réfléchissait.

– Si elles se rapprochaient, nous serionsen sécurité, même au cas où la cogghe sombrerait. Vous me rendreztémoignage devant le bon maître Witherton de Southampton que j’aifait tout ce qu’un marin pouvait faire. Il vaudrait mieux, SirNigel, que vous vous débarrassiez de vos jambières et de votrecamail, car, par la croix noire, il est vraisemblable que nousdevrons nous sauver à la nage.

– Non, répondit le petit chevalier. Il neserait pas convenable qu’un gentilhomme retire son équipement parcrainte d’un souffle de vent ou d’un barbotage. Je préfère que maCompagnie se rassemble autour de moi ici sur la poupe : nousaccueillerons ensemble ce que Dieu voudra bien nous envoyer. Maisenfin, maître Hawtayne, malgré les déficiences de ma vue, je suissûr que ce n’est pas la première fois que je vois ce promontoiresur la gauche.

Le marin abrita ses yeux de sa main allongéeet scruta avidement le rideau de brume et d’écume. Tout à coup illeva les bras et poussa un cri de joie.

– C’est la pointe de la Tremblade !Je ne croyais pas que nous nous trouvions si avant. La Gironde estlà, devant nous : une fois que nous aurons franchi sa barre etque nous serons à l’abri de la tour de Cordouan, tout ira bien. Àla manœuvre, mes cœurs !

Une fois de plus la voile pivota et la cogghe,avec ses avaries et le poids de l’eau embarquée, avança vers cehavre de salut. Un gros cap au nord et une longue pointe de terreau sud marquaient l’embouchure de l’estuaire ; une île desable et de vase s’étendait au milieu, cernée par l’écume desbrisants. Une ligne révélait la barre dangereuse qui, par beautemps, défonçait parfois des coques de grande taille.

– Il y a un chenal, dit Hawtayne, que m’aindiqué le propre pilote du Prince. Vous voyez cet arbre sur lerivage, et la tour qui se dresse juste derrière lui ? Si nousles gardons tous deux sur la même ligne, comme nous les voyonsmaintenant, nous franchirons la barre, même avec un bateau enpiteux état comme le nôtre.

– Que Dieu vous fasse prospérer, maîtreHawtayne ! s’écria Sir Oliver. Deux fois nous sommes sortisindemnes d’un grand péril, et maintenant je me recommande à saintJacques de Compostelle, à qui je fais vœu de…

– Non, non, mon vieil ami ! chuchotaSir Nigel. Vous allez nous attirer malheur avec ces vœux qu’aucunvivant ne pourrait accomplir. Ne vous ai-je pas déjà entendu jurerque vous mangeriez deux carpes en un seul jour ? Et maintenantvous prendriez le risque d’une troisième ?

– Je vous prie de donner l’ordre à laCompagnie de se coucher ! cria Hawtayne qui avait pris labarre et regardait devant lui sans bouger la tête. Dans troisminutes nous serons ou perdus ou sauvés.

Les archers et les matelots s’étendirent surle pont pour attendre en silence les injonctions du destin.Hawtayne appuya de tout son poids sur la barre et s’accroupit pourregarder par-dessous la voile gonflée par le vent. Sir Oliver etSir Nigel demeurèrent debout et droits sur la poupe, bras croisés.La grande cogghe pénétra dans le chenal étroit. De chaque côtémugissait la barre. Juste devant le pilote, un petit chemin d’eaunoire tourbillonnante lui indiquait la direction. Mais il avaitl’œil vif et la main ferme. Une sorte de raclage, par-dessous, fittrembler le navire à l’embelle et sur le gaillard d’arrière ;puis le sinistre grondement des vagues passa derrière la cogghequi, dans un plongeon, avait franchi la barre et voguait à présentdans le large et paisible estuaire de la Gironde.

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