La Compagnie blanche

Chapitre 27Comment Roger Pied-bot fut dépêché au Paradis

Les trois camarades n’arrivèrent à Aiguillonque le soir. Ils y retrouvèrent Sir Nigel Loring et Ford décemmentinstallés au « Bâton Rouge » ; ils soupèrentensemble ; la chère était bonne ; ils dormirent dans desdraps qui sentaient la lavande. Mais auparavant le hasard voulutqu’un chevalier du Poitou, Sir Gaston d’Estelle, descendît à lamême hôtellerie ; il rentrait de Lituanie où il venait deservir avec les chevaliers teutoniques sous le commandement del’évêque de Marienberg. Il entama avec Sir Nigel une longuediscussion sur la technique des embuscades, des assauts et dessièges ; chaque argument était étayé sur l’avis de guerrierscélèbres ou le récit d’actions d’éclat. Puis ils en vinrent àparler de musique et de chants : le chevalier étranger pritune citole ; jouant des lieder du Nord, il chanta d’une voixaiguë les aventures d’Hildebrand, de Brunehilde et de Siegfried,ainsi que toute la beauté et la force du pays d’Allemagne. SirNigel lui donna la réplique avec les Romans de Sir Eglamour et deSir Isumbras. La longue nuit d’hiver s’écoula en chants alternésdevant un feu de bois jusqu’à ce que les coqs se joignissent auconcert. Pourtant, n’ayant dormi qu’une heure, Sir Nigel était gaiet reposé lorsque après le petit déjeuner ils se remirent enroute.

– Ce Sir Gaston est un très dignechevalier, dit-il à ses écuyers quand ils eurent quitté le« Bâton Rouge ». Il est animé d’un grand désir de sedistinguer, et il n’aurait pas demandé mieux que d’ouvrir avec moiune discussion chevaleresque s’il n’avait pas eu le coude fracturépar un coup de sabot de cheval. J’ai conçu une grande amitié pourlui, et je lui ai promis qu’une fois son bras guéri nouséchangerions quelques bottes. Mais il nous faut tourner àgauche.

– Non, mon beau seigneur, dit Aylward. Laroute de Montauban est de l’autre côté du fleuve, à travers leQuercy et l’Agenois.

– C’est exact, brave Aylward ; maisj’ai appris de la bouche de ce digne chevalier qui vient desmarches de France, qu’une compagnie d’Anglais est en traind’incendier et de piller les environs de Villefranche. Je pense,d’après ce qu’il m’a dit, qu’il s’agit de nos hommes.

– Par ma garde, c’est assezvraisemblable ! répondit Aylward. Aux dernières nouvelles ilsétaient demeurés si longtemps à Montauban qu’il ne devait plus rieny rester qui valût la peine d’être pris. Comme ils avaient déjàécumé le sud, ils sont remontés au nord du côté de l’Aveyron.

– Nous suivrons le Lot jusqu’à Cahors,puis nous traverserons les marches jusqu’à Villefranche, dit SirNigel. Par saint Paul, comme nous ne formons qu’une petite armée,il est probable que nous aurons quelques aventures agréables !La frontière française est en effet assez agitée.

Toute la matinée ils abattirent des lieues surune route bordée de peupliers. Sir Nigel chevauchait en tête avecses écuyers ; les deux archers suivaient en encadrant lemulet. Ils avaient quitté Aiguillon et la Garonne qui se trouvaientloin au sud à présent, et ils suivaient le Lot placide dont lesboucles bleues et calmes arrosaient une campagne légèrementondulée. En Guyenne, remarqua Alleyne, les bourgades avaient étéplus nombreuses que les châteaux ; à présent c’étaitl’inverse ; les châteaux abondaient et les maisons étaientrares. À gauche et à droite des murs gris et des donjons carrésmenaçants émergeaient fréquemment des forêts ; les quelquesvillages qu’ils dépassèrent étaient tous ceints de remparts élevéspar les habitants qui redoutaient les soudaines incursions ennemiesdans cette région frontalière. Dans le courant de la matinée, àdeux reprises, des escouades de cavaliers sortirent des placesfortes aux noirs portails pour leur demander sans aménité d’où ilsvenaient et où ils allaient. Des bandes d’hommes armés circulaientsur la route ; des cortèges de mulets chargés de marchandisesétaient gardés par des valets en armes ou par des archers loués parles commerçants.

– La paix de Brétigny n’a pas modifiégrand-chose, dit Sir Nigel, car le pays est parcouru par descompagnies franches et des aventuriers. Entre les bois et cettecolline lointaine, ces tours sont celles de Cahors ; au-delàc’est la France. Mais voici un voyageur sur le bas-côté de laroute ; il a deux chevaux et un écuyer ; c’est sans douteun chevalier. Je te prie, Alleyne, de lui porter mon salut et delui demander son titre et ses armes. Peut-être pourrai-je lerelever d’un vœu, à moins qu’il n’ait une dame en l’honneur de quiil voudrait se distinguer.

– Non, mon bon seigneur, réponditAlleyne. Ce ne sont point des chevaux et un écuyer, mais des muletset un valet. L’homme en question est un marchand, car il a un grosballot à côté de lui.

– Que la bénédiction de Dieu soit sur voshonnêtes voix anglaises ! cria l’inconnu qui avait dressél’oreille en entendant les paroles d’Alleyne. Jamais musique ne m’aété plus agréable à l’ouïe. Allons, Watkin, mets les ballots sur ledos de Laura ! J’avais le cœur presque brisé, car il mesemblait que j’avais laissé derrière moi tout ce qui était anglais,et que je ne reverrais plus jamais le marché de Norwich.

Il était grand, vigoureux ; il pouvaitavoir quarante ans ; il avait le visage rouge brique, unebarbe brune grisonnante, et il était coiffé d’un large chapeau desFlandres rejeté sur la nuque. Son serviteur était aussi grand, maistrès maigre et d’aspect farouche ; il équilibra les ballotssur le dos d’un mulet pendant que le marchand sautait sur l’autreet se dirigeait vers le groupe. Quand il s’approcha, nos voyageurspurent deviner, à la qualité de son vêtement et à la richesse duharnachement, qu’il avait une situation aisée.

– Messire chevalier, dit-il, je m’appelleDavid Micheldene, et je suis bourgeois et magistrat municipal de labonne ville de Norwich. J’habite à cinq portes de l’église deNotre-Dame, comme vous le diraient tous ceux du bord de la Yare.J’ai ici des ballots de drap que je porte à Cahors… Maudit soit lejour où je suis parti ! Je sollicite votre précieuseprotection pour moi, mon serviteur et mes tissus ; car j’aidéjà traversé des passes dangereuses, et je viens d’apprendre queRoger Pied-bot, le chevalier-brigand du Quercy, se trouve quelquepart sur la route. Je suis donc disposé à vous donner un noble à larose si vous me menez sain et sauf à l’auberge de« L’Ange » à Cahors, la même somme devant m’être versée àmoi ou à mes héritiers s’il m’arrivait malheur à moi ou à mesmarchandises.

– Par saint Paul, répondit Sir Nigel, jeserais un triste chevalier si je réclamais un salaire pour assisterun compatriote sur une terre étrangère ! Accompagnez-moi etsoyez le bienvenu, maître Micheldene ; votre valet suivra avecmes archers.

– Que Dieu bénisse votre bonté !s’écria l’Anglais. Si vous venez un jour à Norwich, vous aurezmotif de vous rappeler que vous avez rendu service à Micheldene.Cahors n’est pas loin, car voici sûrement les tours de sacathédrale qui se profilent à l’horizon ; mais j’ai beaucoupentendu parler de ce Roger Pied-bot, et plus on m’en a dit, moinsje souhaite le regarder en face. Oh, je suis fatigué, las ! Jedonnerais la moitié de mes biens pour voir ma belle dame assisetranquillement à mon côté et entendre les cloches deNorwich !

– Vos paroles me surprennent, dit SirNigel. Vous avez l’air d’un homme vigoureux, et je vois que vousportez une épée.

– Mon métier n’est pas de porter l’épée,répondit le marchand. Je suis sûr que si je vous installais dans maboutique de Norwich, vous pourriez difficilement distinguer entrele velours de Gênes et le drap à trois poils de Bruges. Vous voustourneriez alors vers moi pour que je vous aide. Or ici, seul surune route, avec de grandes forêts et des chevaliers-brigands, je metourne vers vous, car c’est une affaire qui est de votreressort.

– Il y a du vrai dans ce que vous dites,maître Micheldene, fit Sir Nigel. Et j’espère que nousrencontrerons ce Roger Pied-bot, car on m’a assuré que c’était unsoldat très robuste et expérimenté, bref un homme auprès de qui ily a beaucoup d’honneur à gagner.

– C’est un voleur sanguinaire !répliqua le marchand. Et je voudrais le voir se balancer au boutd’une corde.

– Des hommes comme lui, fit observer SirNigel, permettent au véritable chevalier d’accomplir des actionshonorables au cours desquelles il peut avancer en distinction.

– Des hommes comme lui, répliquaMicheldene, sont comme des rats dans un grenier ou comme des mitesdans un drap : un malheur et un obstacle pour tous lespacifiques et les honnêtes gens.

– Mais si les périls de la route vouseffraient à ce point, maître Micheldene, je m’étonne que vous voussoyez aventuré si loin de chez vous.

– Et parfois, messire chevalier, je m’enétonne moi-même. Je suis peut-être bougon et grognon ; maisquand j’ai décidé de faire quelque chose, je n’ai de cesse qu’ellesoit faite. Il y a à Cahors un certain François Villet quim’enverra du vin contre mon drap ; aussi vais-je à Cahors,malgré tous les chevaliers-brigands de la Chrétienté qui jalonnentma route comme ces peupliers.

– Fièrement parlé, maître-magistratmunicipal ! Mais comment s’est passé votre voyagejusqu’ici ?

– J’ai voyagé comme un agneau dans unpays de loups. Cinq fois nous avons dû supplier et prier pour avoirle passage. Deux fois j’ai payé le péage aux gardiens de la route.Trois fois nous avons tiré l’épée. Une fois à La Réole nous noussommes retranchés derrière nos ballots de drap pendant tout letemps d’une litanie, et nous avons tué un bandit et blessé deuxautres. Pardieu ! Nous sommes pacifiques, mais nous sommesaussi de libres bourgeois anglais qui ne souffrons pas d’êtremalmenés ni chez nous ni ailleurs. Aucun baron, aucun chevalier,aucun malandrin ne tirera de moi une fibre de lin tant que mon brasaura la force de dégainer cette épée.

– Une épée peu banale ! fit SirNigel. Que dis-tu, Alleyne, de ces lignes noires dessinées sur lefourreau ?

– Je n’en dis rien, mon beauseigneur !

– Moi non plus, dit Ford.

Le marchand émit un petit rire.

– C’est une idée à moi, dit-il. L’épée aété façonnée par Thomas Wilson, armurier, qui est fiancé à maseconde fille Marguerite. Sachez donc que le fourreau a un mètre delong, et qu’il porte sur toute sa longueur les subdivisions de lamesure. Il pèse exactement deux livres, si bien que je peux aussim’en servir comme d’un instrument de poids.

– Par saint Paul, s’exclama sir Nigel,l’épée vous ressemble, bon maître Micheldene : bonne pour laguerre ou pour la paix ! Mais même en Angleterre vous devezredouter les voleurs et les hors-la-loi, n’est-ce pas ?

– Le 1er août dernier, messirechevalier, j’ai été laissé pour mort près de Reading tandis que jeme rendais à la foire de Winchester. Cependant j’ai réussi àtraîner mes coquins devant le tribunal, et ils ne feront plus demal aux marchands.

– Vous voyagez donc beaucoup ?

– Je me rends à Winchester, au marché deLinn, à la foire de Bristol, à Stourbridge et à Londres. Le restede l’année vous pouvez toujours me trouver à cinq portes del’église de Notre-Dame, où je voudrais bien être en ce moment, carl’air de Norwich n’a pas son pareil, et il n’y a pas de rivièreplus belle que la Yare, et tous les vins de France ne valent pas labière du vieux Sam Yelverton qui est le patron de la « VacheBrune ». Mais, holà ! Un mauvais fruit a poussé sur cechâtaignier.

Au bout d’un tournant en effet se dressait ungrand arbre dont l’une des grosses branches se projetait en traversde la route. Au milieu de cette branche un homme était pendu ;sa tête faisait avec le corps un angle horrible ; ses orteilsfrôlaient le sol. Pour tous vêtements il n’avait qu’une chemise defil et un caleçon de laine. Un petit homme au visage solennel étaitassis à côté du pendu sur le gazon ; d’une besace sortait unlot de papiers de toutes les couleurs ; il étaitsomptueusement vêtu : chapeau écarlate, robe à fourrure,grandes manches tombantes bordées de soie couleur de feu. Ilportait autour du cou une grande chaîne d’or ; des baguesscintillaient à chacun de ses doigts. Sur ses genoux il avait unpetit tas de pièces d’or et d’argent qu’il laissait tomber une parune dans une bourse rebondie accrochée à sa ceinture.

– Que les saints vous protègent, bravesvoyageurs ! cria-t-il quand le groupe de cavaliers s’approcha.Que les quatre Évangélistes soient avec vous ! Que les douzeApôtres vous soutiennent ! Que l’armée bénie des martyrsdirige vos pas et vous conduise à la félicité éternelle !

– Grand merci pour ces bons vœux !répondit Sir Nigel. Mais je m’aperçois, maître Micheldene, que cependu est, d’après la forme de son pied, le chevalier brigand dontvous m’avez parlé. D’ailleurs un écriteau est apposé sur sapoitrine. Alleyne, je te prie de me le lire.

Le pendu se balançait doucement au vent del’hiver ; un sourire figé apparaissait sur sa figurebasanée ; ses yeux exorbitants fixaient la route qu’il avaitterrorisée. En caractères grossiers cette oraison funèbre étaitécrite sur un parchemin :

« ROGER PIED-BOT

Par l’ordre du Sénéchal de

Castelnau, et de l’échevin

de Cahors, servants fidèles du

très vaillant et très puissant

Édouard, Prince de Galles et

d’Aquitaine.

Ne touchez pas,

Ne coupez pas,

Ne dépêchez pas. »

– Ça n’a pas été drôle de le voir mourir,dit l’homme qui était assis à côté du pendu. Il pouvait poser unorteil par terre et se soutenir : je croyais qu’il n’enfinirait jamais. Mais maintenant il est enfin au Paradis ; jepeux donc aller mon petit bonhomme de chemin terrestre.

Sur ces mots il enfourcha une mule blanche quipaissait derrière le châtaignier, pimpante avec sa futaine d’or etses clochettes d’argent, et il se joignit au groupe de Sir Nigelqui repartait pour Cahors.

– Comment savez-vous qu’il est auParadis ? interrogea Sir Nigel. Rien n’est impossible à Dieu,mais tout de même il faudrait une sorte de miracle pour que l’âmede Roger Pied-bot soit dans la compagnie des justes !

– Je sais qu’il est au Paradis parce queje viens de l’y introduire, répondit l’inconnu en frottant avecsatisfaction ses mains baguées. Ma sainte mission est d’êtrepardonnaire. Vous voyez devant vous l’indigne serviteur et déléguéde celui qui tient les clefs. Un cœur repentant et dix nobles ànotre sainte mère l’Église peuvent éviter la perditionéternelle ; mais celui-ci a eu un pardon du premier degré,avec une bénédiction de vingt-cinq livres ; aussi je pensequ’il est passé devant le Purgatoire sans y entrer. Je suis arrivéquand les archers du sénéchal étaient en train de le suspendre, etje lui ai promis de demeurer avec lui jusqu’à la fin. Dans sespièces d’argent j’ai bien trouvé deux couronnes de plomb, mais poursi peu je ne m’opposerai pas à son salut.

– Par saint Paul, s’écria Sir Nigel, sivous détenez vraiment le pouvoir d’ouvrir et de fermer les portesde l’espérance, vous vous placez nettement au-dessus du reste deshommes ! Mais si c’est de votre part une prétentioninjustifiée, je crains fort, maître clerc, que vous ne trouviez laporte fermée quand vous vous présenterez devant elle.

– Homme de peu de foi ! soupira lepardonnaire. Ah, messire Didyme se promène encore sur laterre ! Et cependant le scepticisme que je rencontre nesaurait ni aigrir mon cœur ni m’arracher un mot amer ; nesuis-je pas le pauvre artisan indigne d’une cause de douceur et depaix ? Tous les pardons que j’accorde sont contresignés parnotre saint-père, le pivot et le centre de la Chrétienté.

– Lequel ? interrogea Sir Nigel.

– Ah, ah ! s’écria le pardonnaire enbrandissant un index surchargé de pierreries. Vous cherchez àplonger profond dans les secrets de notre mère l’Église ?Apprenez donc que j’ai les deux Papes dans ma besace. Ceux qui sontpour Urbain ont le pardon d’Urbain, mais je suis aussi dépositairedu pardon de Clément pour les clémentistes. Quant au moribond quin’a pas fait son choix il peut recevoir les deux pardons :advienne que pourra, le voilà tranquille. Je vous conseillevivement de m’en acheter un, car la guerre est un métier sanglant,et la mort survient brusquement sans laisser au soldat beaucoup detemps pour réfléchir, se confesser et recevoir l’absolution. Pourvous, messire, je vous adresse la même recommandation, car vous meparaissez être un homme qui aurait tort de se fier à ses propresmérites.

Ces derniers mots s’adressaient au marchand deNorwich qui l’avait écouté en fronçant le sourcil et en plissant lalèvre dédaigneusement.

– Quand je vends mon drap, répondit-il,celui qui achète peut le peser, le palper, le sentir. Cesmarchandises que vous vendez sont invisibles, et il n’y a aucunepreuve que vous les possédiez réellement. Par ailleurs, si unmortel avait le contrôle de la miséricorde divine, il devrait menerune vie haute et quasi divine, et nom pas s’endimancher avec desbagues, des chaînes et des soieries comme une fille de joie dansune kermesse.

– Le méchant homme sans vergogne !cria le clerc. Oses-tu élever la voix contre l’indigne serviteur denotre mère l’Église ?

– Assez indigne, en effet ! ditDavid Micheldene. Je voudrais que tu saches, clerc, que je suis unlibre bourgeois anglais, et que je dirais ce que je pense à notrepère le Pape en personne. À plus forte raison à un laquais delaquais dans ton genre !

– Coquin de basse naissance !Scélérat imbécile ! cria le pardonnaire. Tu parles sur deschoses saintes à la hauteur desquelles ton intelligence de taupe nesaurait jamais t’élever. Tais-toi, sinon j’appelle sur toi lamalédiction !

– Tais-toi toi-même ! rugit l’autre.Ignoble vautour ! Nous t’avons trouvé près de la potence commeun charognard. Ah, tu mènes une jolie existence, avec tes joyaux etton vêtement de soie, en escroquant aux mourants leurs derniersshillings ! Je me moque de ta malédiction ! Reste parici, si tu veux mon avis, car en Angleterre tu serais brûlé vif lejour où maître Wicliff y fera la loi. Vil voleur ! C’est toi,ce sont des hommes comme toi qui discréditent les nombreux hommesd’Église qui mènent une vie pure et sainte. Tu demeureras derrièrela porte du Ciel, ou plus vraisemblablement tu tomberas derrièrecelle de l’enfer !

Cette dernière insulte fit pâlir de rage lepardonnaire qui leva une main frémissante et déversa sur lemarchand en colère un flot d’imprécations en latin. Mais DavidMicheldene n’était pas homme à se laisser convaincre par desphrases : il empoigna le fourreau de son épée et se mit àtaper sur la tête du commissionnaire en anathèmes. Le clerc,incapable d’esquiver l’averse de coups qui s’abattait sur lui,enfonça ses éperons dans le ventre de sa mule qui piqua desdeux ; son adversaire se lança aussitôt à sa poursuite ;quand Watkin vit son maître partir au galop, il démarra à son touren entraînant le mulet chargé des ballots de tissu. Le bruit desvoix et des sabots mourut bientôt en s’éloignant : Sir Nigelet Alleyne se regardèrent avec stupéfaction, tandis que Fordéclatait de rire.

– Pardieu ! dit le chevalier. CeDavid Micheldene doit être l’un de ces Lollards sur le comptedesquels le Père Christopher du prieuré en savait long. Pourtant ilne m’avait pas fait l’impression d’un mauvais homme !

– Je savais que Wicliff avait beaucoup departisans à Norwich, répondit Alleyne.

– Par saint Paul ! Je ne les aimeguère, dit Sir Nigel. Je suis lent à changer : si l’on meretire la foi dans laquelle j’ai été élevé, il se passerait dutemps avant que j’en apprenne une autre qui la remplacerait. Uncopeau ici, un copeau là, ce n’est pas grand-chose, mais à lalongue l’arbre pourrait bien tomber ! D’autre part, je suisbien obligé de considérer comme une honte qu’un homme décide de lamiséricorde divine et la distribue comme un aubergiste sert son vinavec un robinet !

– Et cela ne fait pas partie, ajoutaAlleyne, de l’enseignement de notre mère l’Église dont il avait labouche pleine. Il y avait du vrai dans ce que disait lemarchand.

– Par saint Paul, conclut Sir Nigel,qu’ils règlent donc entre eux leur différend ! Moi, je sersDieu, le Roi et ma dame ; et tant que je pourrai suivre lechemin de l’honneur je m’en contenterai. Mon credo sera toujourscelui de Chandos :

Fais ce que dois, advienne que pourra !

C’est commandé au chevalier.

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