La Compagnie blanche

Chapitre 25Comment Sir Nigel écrivit au château de Twynham

Le lendemain matin après les joutes, lorsqueAlleyne Edricson entra selon son habitude dans la chambre de sonmaître pour l’aider à s’habiller et à lui boucler les cheveux, ille trouva déjà levé et au travail. Sir Nigel était assis à unetable près de la fenêtre entre un lévrier d’Écosse et un chien deberger, les pieds ramenés sous son siège et la langue collée dansla joue : il avait l’air de se débattre avec une grandeperplexité. Une feuille de vélin était déroulée devant lui. Iltenait une plume avec laquelle il venait de griffonner quelqueslignes d’une écriture d’écolier maladroit. Le vélin toutefois étaitparsemé de tant de taches, de ratures et d’égratignures qu’il avaitrenoncé à poursuivre. De son œil découvert il fixait le plafond etattendait l’inspiration.

– Par saint Paul ! s’écria-t-ilquand il vit Alleyne. Tu es exactement l’homme qu’il me faut pourcette affaire. J’ai cruellement besoin de toi, Alleyne.

– Que Dieu soit avec vous, nobleseigneur ! répondit Alleyne. J’espère que vous ne vousressentez pas trop douloureusement de vos efforts d’hier.

– Non, je me sens beaucoup plus frais aucontraire. Ces exercices ont assoupli mes jointures que les annéesde paix avaient rouillées. J’espère, Alleyne, que tu as trèssoigneusement observé l’allure et le comportement de ce chevalierde France ; car tu es jeune, et c’est maintenant que tu doisnoter tout ce qui est excellent et modeler tes propres actions surde tels exemples. Il y avait beaucoup d’honneur à gagner auprèsd’un tel adversaire, et j’ai rarement rencontré quelqu’un pour quij’aie conçu autant d’affection et d’estime. Si je pouvais connaîtreson nom, je t’adresserais à lui avec mon cartel, afin que nousayons une autre occasion d’applaudir ses faits d’armes.

– On dit, noble seigneur, que personne nesait son nom, à l’exception du seigneur Chandos et que celui-ci afait vœu de ne pas le révéler. Voilà les bruits qui couraient à latable des écuyers.

– Quel qu’il soit, c’est un gentilhommede très grande valeur. Mais je me trouve devant une tâche, Alleyne,qui m’est beaucoup plus malaisée que celle d’hier.

– Puis-je vous aider, nobleseigneur ?

– Oui, réellement tu le peux. J’ai écritpour envoyer mes salutations à ma douce épouse ; un messagerdu Prince va en effet partir pour Southampton, et il se chargeravolontiers de mon paquet. Je te prie, Alleyne, de regarder ce quej’ai écrit et de voir si j’ai employé des mots que ma dame pourracomprendre. Mes doigts, ainsi que tu t’en apercevras, sont plushabitués à manier le fer ou le cuir qu’à tirer des traits et àtourner des lettres. Quoi donc ? Y a-t-il quelque chose detravers, pour que tu aies l’air si étonné ?

– C’est le premier mot, seigneur. Enquelle langue vous a-t-il plu d’écrire ?

– En anglais ; mon épouse le parlemieux que le français.

– Et pourtant ce n’est pas un motanglais, mon bon seigneur. Voici quatre t, et pas une seule lettreentre eux.

– Par saint Paul, je le trouvais bizarreen effet ! dit Sir Nigel. Il me faisait penser à une parade delances. Je vais te lire ma lettre, Alleyne, et tu la récriras de tabelle écriture. Nous quittons Bordeaux aujourd’hui : je seraisheureux de penser que Lady Loring va recevoir quelques lignes demoi.

Alleyne s’assit, prit une plume et un nouveauparchemin ; Sir Nigel lui épela lentement la lettre en suivantchaque mot avec son index.

– « Que mon cœur soit avec vous, machère douceur, est ce que votre cœur vous assurera toujours. Toutva bien ici, sauf que Pépin a la gale sur le dos, et que Pommers adu mal à se débarrasser de la raideur qu’il a contractée pendantles quatre jours de bateau ; d’autant plus que la mer étaittrès haute et que nous avons failli sombrer à cause d’un trou dansson côté, qui a été provoqué par une pierre que nous ont jetée despirates, que les saints veuillent bien protéger car ils ont étéperdus, comme l’a été le jeune Terlake ainsi qu’une quarantaine demarins et d’archers qui seraient pourtant très utiles ici, parceque probablement il y aura une très belle guerre, avec beaucoupd’honneur et de belles perspectives de distinction ; en vue dequoi je pars pour rassembler ma Compagnie qui est à Montauban oùils pillent et détruisent ; cependant j’espère, avec l’aide deDieu, pouvoir leur montrer que je suis leur maître, de même que, madouce dame, je suis votre serviteur. » Qu’en penses-tu,Alleyne ? demanda Sir Nigel en clignant de l’œil dans ladirection de l’écuyer et en affectant une certaine fierté. Ne luiai-je pas raconté tout ce qui nous était arrivé ?

– Vous avez dit beaucoup, beauseigneur ; et pourtant, si je puis me permettre une remarque,c’est un peu trop condensé : Lady Loring vous suivra peut-êtremalaisément. Si les phrases étaient plus brèves…

– Non, peu importe l’ordre selon lequelon les dispose, du moment qu’elles sont toutes présentes aurassemblement. L’essentiel est que mon épouse ait les mots :elle les arrangera dans l’ordre qui lui plaira le mieux. Mais jevoudrais que tu ajoutes ce qu’elle aimerait savoir.

– Oh volontiers ! fit Alleynejoyeusement.

Il se pencha sur le parchemin etécrivit :

« Madame et bonne maîtresse, Dieu nous apris sous sa garde, et mon seigneur est en bonne santé et content.Il s’est grandement honoré dans un tournoi devant le Prince :lui seul a remporté la victoire sur un très vaillant chevalier venude France. En ce qui concerne l’argent, nous possédons plus que cequ’il nous faudra pour atteindre Montauban. Sur ce, Madame, je vousadresse mes humbles hommages, en vous priant de transmettre lesmêmes à votre fille, la damoiselle Maude. Puissent les saints voustenir toutes deux sous leur protection : ce sera toujours laprière de votre serviteur Alleyne Edricson. »

– C’est très bien dit ! commenta SirNigel qui avait incliné son crâne chauve pour approuver chaquephrase. Et toi, Alleyne, si tu as un ami cher à qui tu voudraisenvoyer ton salut, je mettrai ta lettre dans mon paquet.

– Je n’en ai pas, répondit tristementAlleyne.

– Tu n’as donc pas de famille ?

– Personne, sauf mon frère.

– Ah, j’avais oublié qu’il y avait de larancune entre vous ! Mais en Angleterre tu n’as personne quit’aime ?

– Personne dont j’ose dire que je suisaimé.

– Et personne que tu aimes ?

– Je n’en suis pas aussi sûr, réponditAlleyne.

Sir Nigel hocha la tête et se mit à riregentiment.

– Je vois ce qu’il en est ! dit-il.Crois-tu que je n’avais pas remarqué tes fréquents soupirs, et tonregard vide ? Est-elle belle ?

– Oh oui ! s’écria Alleyne avec toutson cœur.

Il était bouleversé par ce tour imprévu de laconversation.

– Et bonne ?

– Comme un ange.

– Et cependant elle ne t’aimepas ?

– Je ne peux pas dire qu’elle en aime unautre.

– Alors tu as bon espoir ?

– Je ne pourrais pas vivre autrement.

– Il faut donc que tu t’efforces d’êtredigne d’elle. Sois brave et pur, impavide devant les forts, humbledevant les faibles ; et ainsi, que cet amour prospère ou non,tu te mettras en condition d’être honoré par l’amour d’une jeunefille. À vrai dire c’est la plus haute récompense que puissebriguer un vrai chevalier.

– Je m’y efforce réellement, dit Alleyne.Mais elle est si belle, si délicate, et d’un caractère si noble queje crains de n’être jamais digne d’elle.

– En pensant cela tu le deviens aucontraire. Est-elle donc de noble naissance ?

– Oui, seigneur.

– D’une maison de chevalier ?

– Oui.

– Prends garde, Alleyne, prendsgarde ! fit Sir Nigel avec bonté. Plus haute est la monture,plus lourde est la chute. Ne chasse pas au faucon ce que ses ailesne peuvent atteindre !

– Noble seigneur, s’écria Alleyne, jeconnais peu les manières et usages de ce monde, mais je voudraisvous demander votre avis. Vous avez connu mon père et mes parents.Est-ce que ma famille ne serait pas de bonne réputation et d’unmilieu honorable ?

– Si, assurément !

– Et pourtant vous me mettez engarde : vous me conseillez de ne pas viser trop haut enamour !

– Si Minstead était à toi, Alleyne,alors, par saint Paul, je crois qu’il n’y aurait pas une familledans le pays qui ne serait fière de t’accueillir, étant donnél’ancienneté de ta souche. Mais tant que vit ton frère… Ah, sur monâme, ou je me trompe fort, ou je reconnais le pas de SirOliver !

Un pas pesant approchait en effet, et lemajestueux chevalier ouvrit la porte.

– Je suis venu, mon petit cousin, dit-il,pour vous informer que je loge au-dessus du barbier dans la rue dela Tour, et qu’il y a un pâté de venaison dans le four et sur latable deux flacons d’un vin correct. Par saint Jacques, un aveugletrouverait le chemin ! Il n’aurait qu’à prendre le vent etsuivre de savoureux fumets. Mettez donc votre cape et venez, carSir Walter Hewett et Sir Robert Briquet, plus un ou deux autres,nous attendent.

– Non, Oliver, je ne puis vousaccompagner : je pars aujourd’hui pour Montauban.

– Pour Montauban ? Mais j’avaisappris que votre Compagnie devait se rendre à Dax avec mes quarantecoquins de Winchester.

– Voudrez-vous en prendre lecommandement, Oliver ? Car je pars pour Montauban avec mesdeux écuyers et deux archers. Là, quand j’aurai trouvé le reste demes hommes, je les mènerai à Dax. Nous partons ce matin.

– Alors je retourne vers mon pâté,répondit Sir Oliver. Vous nous retrouverez à Dax, sans doute, àmoins que le Prince ne me jette en prison car il est très en colèrecontre moi.

– Et pourquoi, Oliver ?

– Pardieu ! Parce que j’ai envoyémon cartel, gantelet et défi à Sir John Chandos et à Sir WilliamFelton.

– À Chandos ? Au nom du Ciel,Oliver, pourquoi avez-vous fait cela ?

– Parce que l’un et l’autre se sont malconduits envers moi.

– Comment ?

– Parce qu’ils m’ont dédaigné quand ilsont choisi ceux qui jouteraient pour l’Angleterre. Vous et Audley,je pouvais passer là-dessus, cousin, car vous êtes deux hommesmûrs ; mais qui sont Wake, et Percy, et Beauchamp ? Surmon âme, je pêchais ma nourriture dans une marmite de camp quandils braillaient pour avoir leur bouillie ! Est-ce qu’un hommede mon poids et de ma qualité peut se voir préférer trois garçons àmoitié poussés qui ont encore pas mal de choses à apprendre sur leslances ? Mais écoutez, cousin ! Je crois que je vaiségalement envoyer mon cartel au Prince.

– Oliver ! vous êtes fou !

– Non, je ne suis pas fou ! Je memoque comme d’un denier qu’il soit prince ou pas prince. Par saintJacques, je vois les yeux de votre écuyer qui lui sortent de latête comme s’il était un crabe farci. Allons, mon ami, nous sommestrois hommes du Hampshire, et nous n’allons pas nous laisserplaisanter !

– Il vous a donc plaisanté ?

– Pardieu, oui ! « Le cœur duvieux Sir Oliver est encore robuste », dit quelqu’un de lacour. « Autrement son cœur ne s’harmoniserait pas avec lereste », répondit le Prince. « Et son bras estfort », dit un autre. « L’échine de son cheval ne l’estpas moins », répondit le Prince. Oui, ce jour même, je vaislui envoyer mon cartel et mon défi !

– Non, mon cher Oliver ! dit SirNigel en posant une main sur le bras de son ami courroucé. Danstout cela il n’y a rien d’autre que son estime : il n’a faitque dire que vous étiez un homme fort et robuste qui avait besoind’un bon destrier. Quant à Chandos et à Felton, réfléchissez quesi, lorsque vous étiez plus jeune, de plus vieilles lances vousavaient été préférées, comment auriez-vous pu acquérir le renom etla réputation qui sont aujourd’hui les vôtres ? Vous n’êtesplus aussi léger à cheval qu’autrefois, Oliver, et moi je suis plusléger puisque j’ai en moins le poids de mes cheveux, mais ce seraitune vilaine affaire si au soir de notre vie nous montrions que noscœurs sont moins fidèles et loyaux que jadis. Quand un chevaliercomme Sir Oliver Buttesthorn peut se tourner contre son Prince àcause d’un simple mot, alors où chercherons-nous des modèles deconstance et de fidélité ?

– Ah, mon cher petit cousin, il estfacile de s’asseoir au soleil et de prêcher celui qui est àl’ombre ! Cependant vous me convaincrez toujours avec votrevoix douce. N’y pensons plus ! Mais, Sainte Mère, j’avaisoublié mon pâté ! Il sera aussi desséché que JudasIscariote ! Venez, Nigel, de peur que le démon ne s’empare ànouveau de moi !

– Je ne vous tiendrai compagnie qu’uneheure, car nous partirons à midi. Préviens Aylward, Alleyne, qu’ilm’escorte à Montauban ; dis-lui aussi qu’il choisisse unarcher que nous emmènerons. Les autres iront à Dax quand le Princepartira, c’est-à-dire avant l’Épiphanie. Que Pommers soit prêt àmidi avec ma lance d’érable, et place mon équipement sur le muletde somme.

Les deux soldats partirent ensemble, etAlleyne s’affaira pour que tout soit prêt pour le voyage.

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