La Compagnie blanche

Chapitre 33Comment l’armée passa le col de Roncevaux

Toute la vaste plaine de la Gascogne et duLanguedoc est en hiver une région aride et stérile, sauf dans lavallée de l’Adour et de ses gaves tributaires, lorsque cetterivière au débit rapide se jette dans la mer de Biscaye. Au sud del’Adour de hauts pics bouchent l’horizon ; ils sont précédéspar de longues griffes de granit qui s’enfoncent loin dansl’intérieur des terres.

Pays tranquille que celui-ci : le Basqueaux gestes mesurés, coiffé d’un béret, ceint d’une écharpe rouge,chaussé de sandales de corde, cultive ses terres insuffisantes ouconduit ses moutons efflanqués sur les pâturages à flanc decoteaux. C’est le royaume du loup et de l’isard, de l’ours brun etde la chèvre montagnarde, des rochers dénudés et des torrents. Làpourtant, la volonté d’un grand Prince avait rassemblé une armée devaillants : de l’Adour aux cols de la Navarre, les valléesdésolées et les déserts balayés par le vent étaient peuplés desoldats, retentissaient des cris de commandement et deshennissements de chevaux. Car l’étendard de la guerre flottaitencore une fois au vent, et au-delà des pics éblouissants s’étiraitla grand-route de l’honneur.

Tout était prêt pour l’expédition. De Dax àSaint-Jean-Pied-de-Port, Anglais, Gascons et Aquitains attendaientimpatiemment l’ordre de marche. De tous côtés les compagnons francsavaient afflué ; il n’y avait pas moins de douze millevétérans cantonnés le long des frontières de la Navarre. Le frèredu Prince, le duc de Lancastre, était arrivé d’Angleterre avecquatre cents chevaliers et une forte compagnie d’archers.Par-dessus tout, un héritier du trône venait de naître àBordeaux : le Prince pouvait quitter son épouse l’espritlibre, car la mère et l’enfant se portaient également bien.

Les clefs des cols de la Navarre étaient entreles mains de Charles de Navarre, roublard ignoble, qui avaitmarchandé et barguigné avec les Anglais et avec les Espagnols,prenant de l’argent aux Anglais pour que les cols leur soientouverts, et aux Espagnols pour les tenir fermés. Une rapidedécision d’Édouard, toutefois, avait démoli les plans et lesintrigues du comploteur. Le Prince anglais ne supplia pas, nereprocha rien. Mais Sir Hugh Calverley franchit silencieusement lafrontière avec sa compagnie, et les remparts incendiés des deuxvilles de Miranda et de Puenta de la Reyna avertirent le monarquedéloyal qu’il existait d’autres métaux que l’or, et qu’il avaitaffaire avec un homme à qui il serait périlleux de mentir. Le prixqu’il exigea fut payé, ses objections réduites au silence, lesgorges de la montagne ouvertes aux Anglais. À partir de la fête del’Épiphanie un grand rassemblement de masses s’opéra et, dès lespremières semaines de février (trois jours après l’arrivée de laCompagnie Blanche), l’avance générale par le défilé de Roncevauxfut ordonnée. À cinq heures du matin, par grand froid, les buglessonnaient dans le hameau de Saint-Jean-Pied-de-Port, et à sixheures la compagnie de Sir Nigel, forte de trois cents hommes, semit en marche vers le défilé et commença à gravir d’un pas leste laroute escarpée toute en lacets. Le Prince l’avait en effet désignéepour qu’elle franchît le col la première ; elle devaitstationner ensuite à la sortie du col pour le garder jusqu’à ce quetoute l’armée eût émergé des montagnes. Le jour commençait àpoindre vers l’est, les sommets des grands pics devenaient roses etrouges tandis que les vallées restaient plongées dansl’ombre ; bientôt la Compagnie Blanche se trouva engagée dansle défilé, avec le long col accidenté devant elle.

Sir Nigel, à la tête de ses archers, montaitson grand destrier noir ; il avait revêtu l’armure complète.Black Simon derrière lui portait le pennon aux cinq roses ;Alleyne à côté du chevalier tenait l’écu blasonné et la lance defrêne. Sir Nigel était fier et heureux ; à plusieurs reprisesil se retourna sur sa selle pour contempler la longue colonned’archers qui serpentait derrière son cheval.

– Par saint Paul, Alleyne, ce col est unendroit fort dangereux, et j’aurais aimé que le Roi de Navarre letînt contre nous, car ç’aurait été une très honorable aventure sinous avions dû nous ouvrir le passage ! J’ai entendu desménestrels chanter la gloire d’un certain messire Roland qui futtué ici même par les infidèles.

– S’il vous plaît, mon bon seigneur,intervint Black Simon, je connais un peu la région car j’ai servideux fois un trimestre chez le Roi de Navarre. Là-bas, ce toit quevous voyez entre les arbres est celui d’un hospice de moines ;c’est à cet endroit que messire Roland trouva la mort. Le villagesur la gauche est Orbaiceta, et je connais une maison où l’on peutacheter du vrai vin de Jurançon, s’il vous plaît de boire la coupedu matin.

– Il y a de la fumée sur la droite.

– C’est un village qui s’appelle LesAldudes ; j’y connais aussi une hôtellerie où le vin est dumeilleur. On dit que l’aubergiste a enterré un trésor ; maisje suis sûr, beau seigneur, que si vous m’en donnez l’autorisationje l’obligerai bien à nous dire où il l’a caché.

– Non, je t’en prie, Simon ! s’écriaSir Nigel. Oublie tes tours de compagnon franc. Ah, Edricson, jevois que tu ouvres de grands yeux : pour dire vrai cesmontagnes doivent sembler merveilleuses à quelqu’un qui n’a admiréque la colline de Portsdown !

La route avait longé la bordure des crêtesinférieures : du col ils apercevaient maintenant les plushauts pics, des bois de hêtres et un désert apocalyptique depierres et de roches recouvert de neige blanche vers la sortie dudéfilé. Derrière eux ils distinguaient encore une partie de laplaine de Gascogne à travers laquelle se déroulaient les anneauxd’argent des rivières. Aussi loin que pouvait embrasser le regard,parmi les gorges rocheuses et les hérissons de bois de pins,l’acier scintillait au soleil d’hiver ; le vent apportait desbouffées de chants martiaux ; par tous les chemins etsentiers, la grande armée du Prince convergeait vers le défilé deRoncevaux. Mais de chaque côté du col sur les crêtes, des armesmiroitaient et les pennons flottaient : l’armée navarraiseobservait d’en haut l’armée étrangère qui traversait sonterritoire.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel enclignant de l’œil dans leur direction. Je pense que nous avonsbeaucoup à espérer de ces gentilshommes, car je trouve qu’ils serassemblent bien serrés sur nos flancs. Donne l’ordre aux hommes,Alleyne, de détacher leurs arcs : certainement il se trouvelà-bas de dignes seigneurs qui pourraient nous fournir l’occasionde nous distinguer honorablement.

– J’ai appris que le Prince emmène le Roide Navarre en otage, répondit Alleyne. Et on dit qu’il a juré de lemettre à mort si nous étions attaqués.

– Ce n’était pas ainsi que nous faisionsla guerre quand le bon Roi Édouard Ier ladéclarait ! murmura tristement Sir Nigel. Ah, Alleyne, jecrains que tu ne vives pas les heures que j’ai vécues, car leshommes s’intéressent bien plus à l’or et au profit qu’autrefois.Par saint Paul ! C’était un noble spectacle quand deux grandesarmées s’affrontaient, et que tous ceux qui étaient sous un vœugalopaient en tête pour s’en délivrer ! Que j’en ai vud’assauts magnifiques à la lance ! J’y ai parfois apporté mamodeste contribution. Les chevaliers couraient une lance pour lapaix de leurs consciences et l’amour de leurs dames ! Jamaisje n’aurai un mot désobligeant pour les Français : bien que jeleur aie livré une vingtaine de batailles rangées, j’ai toujourstrouvé en face de moi un digne chevalier fort courtois, ou unécuyer, qui faisait son possible pour me permettre d’accomplir unpetit fait d’armes. Une fois qu’avaient été satisfaits tous lesgentilshommes à cheval, alors seulement les deux armées en venaientau combat de près, et luttaient gaiement jusqu’à ce que l’une desdeux prît l’avantage. Par saint Paul, nous n’avions pas l’habitudeà cette époque de verser de l’or pour obtenir le passage des cols,ni de prendre un Roi comme otage dans la crainte que son peuple nenous taillât des croupières ! À vrai dire, si la guerre doitêtre menée de cette manière, je regretterai d’avoir quitté lechâteau de Twynham ! Je n’aurais certes pas délaissé ma tendredame si j’avais pensé qu’il n’y avait plus de faits d’armes àaccomplir !

– Mais voyons, seigneur, vous avez àvotre actif de grands faits d’armes depuis que vous êtes parti duchâteau de Twynham !

– Je ne vois pas lesquels, répondit SirNigel.

– La capture des pirates, la défense dudonjon…

– Pas du tout ! déclara lechevalier. Il ne s’agissait pas de faits d’armes, mais d’incidentsde route, de hasards du voyage… Par saint Paul, si ces montagnesn’étaient pas trop escarpées pour Pommers, j’irais voir de plusprès ces chevaliers de Navarre pour leur demander si l’un d’entreeux ne consentirait pas à me rendre le service d’ôter cette moucheà mon œil ! Il m’est très pénible de regarder ce fort joli colque ma compagnie pourrait tenir contre une armée, et de leparcourir avec autant de tranquillité que le sentier qui va de meschenils à l’Avon.

Toute la matinée Sir Nigel fut de mauvaisehumeur. Sa Compagnie avançait lourdement derrière son cheval.C’était une marche fatigante, sur du terrain inégal et dans laneige. Les archers enfonçaient parfois jusqu’au genou. Néanmoinsavant que le soleil eût commencé de décliner, ils étaient arrivés àl’endroit où la gorge débouche sur les hautes terres de la Navarre,et ils aperçurent les tours de Pampelune qui se profilaient contrel’horizon du sud. La Compagnie installa son cantonnement dans unvillage de montagne. Quant à Alleyne, il passa la journée àcontempler l’armée qui à son tour s’engageait dans le défilé.

– Holà, mon gars ! dit Aylward quivint s’asseoir à côté de lui sur un rocher. C’est vraiment unspectacle réconfortant, n’est-ce pas ? Il faudrait aller loinavant de voir un pareil rassemblement de braves gens et de beauxchevaux. Par ma garde, notre petit seigneur est en colère parce quenous avons franchi tranquillement le col ! Mais je suis prêt àparier que les combats ne nous manqueront pas avant que nousfassions demi-tour vers le nord. On dit qu’il y a quatre-vingtmille hommes derrière le Roi d’Espagne, avec Du Guesclin et lesmeilleures lances de France, qui ont juré de verser tout le sang deleur cœur pour empêcher Pedro de remonter sur le trône.

– Mais notre armée est formidable !dit Alleyne.

– Non. Elle n’est forte que de vingt-septmille hommes. Chandos a convaincu le Prince de laisser du monde àl’arrière, et je pense qu’il a raison, car il y a peu à manger etencore moins à boire dans les pays du sud. Un soldat sans viande etun cheval sans fourrage, c’est comme une corde d’arcmouillée : ça ne vaut pas grand-chose. Mais voilà, mon petit,Chandos et sa compagnie ; et dans les escadrons qui le suiventje vois beaucoup de pennons et de bannières, ce qui prouve que lemeilleur sang d’Angleterre s’est réuni derrière lui.

Pendant le bref discours d’Aylward, une fortecolonne d’archers avait défilé sous leurs pieds. Ces archersprécédaient un porte-bannière qui tenait haut l’emblème du célèbrechevalier. Sir John en personne chevauchait à une longueur de lancederrière son étendard ; il était vêtu d’acier du cou auxpieds, mais drapé dans la longue robe de parade qui devait être lacause de sa mort. Son casque à panache était porté par son écuyerde corps ; il était coiffé d’une petite toque de velourspourpre, d’où descendaient ses boucles blanches jusqu’aux épaules.Quand Alleyne aperçut le fier profil du nez en bec d’aigle et l’œilunique qui brillait clair sous des sourcils broussailleux, iltrouva qu’il ressemblait à un vieil oiseau de proie féroce. SirJohn aperçut les cinq roses flottant au-dessus du hameau, et ilsourit ; mais Pampelune était sa destination ; sanss’arrêter il suivit ses archers.

Derrière lui venaient seize écuyers, touschoisis dans les meilleures familles ; et derrière les écuyerss’avancèrent douze cents chevaliers anglais empanachés et couvertsd’acier ; leurs équipements cliquetaient ; leurs longuesépées droites battaient contre leurs étriers ; le martèlementdes sabots faisait penser au grondement sourd de la mer escaladantune falaise. Marchaient ensuite six cents archers du Cheshire et duLancashire sous la bannière des Audley ; ils étaient conduitspar le fameux Lord Audley lui-même, et par ses vaillantsécuyers : Dutton de Dutton, Delves de Doddington, Fowlehurstde Crewe et Hawkestone de Wainehill qui s’étaient tous les quatrecouverts de gloire à Poitiers. Deux cents cavaliers lourdssuivaient, toujours derrière la bannière des Audley. Immédiatementaprès, apparut le duc de Lancastre devant une escorte éblouissanteet derrière des hérauts en tabards aux armes royales qui menaient àtrois de front des destriers couleur crème. Le jeune prince étaitentouré des deux sénéchaux d’Aquitaine, le sire Guiscard d’Angle etSir Stephen Cossington, l’un portant la bannière de la province etl’autre celle de saint Georges. Et puis, dans une processioninterminable, se déversa un flot d’acier, rang après rang, colonneaprès colonne ; les panaches s’agitaient, les armesmiroitaient au soleil, les blasons succédaient aux blasons. Toutela journée Alleyne assista au défilé sans cesse changeant, toujoursdivers ; le vieil archer ne l’avait pas quitté et luidésignait les armoiries des grandes maisons d’Angleterre. Toute lachevalerie anglaise franchit le col de Roncevaux en direction desplaines d’Espagne.

C’était un lundi lorsque le duc de Lancastrefit passer sa division de l’autre côté des Pyrénées. Le mardi ilfaisait encore plus froid ; le sol résonnait comme du fer sousles sabots des chevaux. Pourtant, avant le soir, le Prince et legros de son armée avaient rejoint l’avant-garde. Aux côtés duPrince chevauchaient le Roi de Majorque, le Roi de Navarre quiétait l’otage, et le cruel Don Pedro d’Espagne dont les yeux bleuspâles s’allumèrent d’une lumière sinistre quand ils se posèrent surles cimes montagneuses du pays qui l’avait chassé. Sous la bannièreroyale s’étaient rangés de nombreux barons gascons et beaucoupd’insulaires. Aylward indiqua à Alleyne les grands intendantsd’Aquitaine, de la Saintonge, de La Rochelle, du Quercy, duLimousin, de l’Agenois, du Poitou, et de la Bigorre, avec lesbannières et les volontaires de chaque province. Il y avait aussile vaillant comte d’Angus, Sir Thomas Banaster avec sa jarretièresur sa jambière, Sir Nele Loring, cousin au second degré de SirNigel, et une longue colonne de Gallois qui marchaient sous labannière rouge de Merlin. De l’aurore au coucher du soleil l’arméeavança à travers le défilé.

Le mercredi le froid fut moins vif ;l’arrière-garde passa sans difficulté avec les bombardes et lesfourgons. Composée de compagnons francs et de Gascons, elleatteignait le chiffre de dix mille hommes. L’ardent Sir HughCalverley à la crinière jaune et le rude Sir Robert Knolles, à latête de leurs compagnies d’archers anglais vétérans, conduisaientla colonne, précédant les turbulents partisans du bâtard deBreteuil, de Nondon de Bagerant, de Camus le borgne, d’Ortingo leBrun, de La Nuit, et de bien d’autres. Ils étaient accompagnés dugratin de la chevalerie gasconne : le vieux duc d’Armagnac,son neveu le sire d’Albret, le gigantesque Olivier de Clisson, lecaptal de Buch, le sire Perducas d’Albret, le seigneur de Lesparreà barbe rousse, et d’une longue suite de seigneurs besogneux de lafrontière, tous pourvus d’un long pedigree et d’une petite bourse,qui étaient descendus des montagnes pour participer au pillage etaux rançons d’Espagne. Le jeudi matin toute l’armée campait dans leval de Pampelune, et le Prince réunissait ses conseillers dans levieux palais de l’antique cité de Navarre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer