La Compagnie blanche

Chapitre 36Comment Sir Nigel retira la mouche de son œil

C’était un matin froid du début de mars ;le brouillard roulait ses masses denses à travers les cols desmonts cantabriques. La Compagnie, qui avait passé la nuit dans unpetit ravin abrité, était déjà debout ; les uns entouraientles feux allumés, d’autres jouaient à saute-mouton, car ils avaientles membres engourdis par le froid. Des cimes élevées, de grosentassements de rochers se dessinaient confusément dans lebrouillard. Dominant de haut la mer de nuages, un pic gigantesquecoiffé de neige commença à rosir sous le premier rayon du soleil.La terre était mouillée, les rochers s’égouttaient, l’herbe et lesfougères étaient saupoudrées de gouttes de rosée ; pourtant lajoie régnait dans le camp et les éclats de rire fusaient, car unmessager du Prince venait d’arriver pour leur transmettre descompliments fort flatteurs touchant leur expédition au campespagnol, et pour leur commander de demeurer en éclaireurs à latête de l’armée.

Autour d’un feu, quatre ou cinq chefs de filedes archers étaient réunis : ils ôtaient la rouille de leursarmes, et ils jetaient des coups d’œil impatients vers le grand potqui fumait sur le brasier. Jambes croisées, Aylward était accroupià l’orientale : il frottait sa brigandine en sifflotant. Levieux Johnston s’affairait pour ajuster des plumes à quelquesflèches de son goût. Hordle John était allongé de tout son long, etil tenait son casque en équilibre au bout de son pied levé. BlackSimon, recroquevillé au milieu des rochers, fredonnait une balladetout en aiguisant son épée contre une pierre plate calée entre sesgenoux. Alleyne Edricson et Norbury, l’écuyer taciturne de SirOliver, tendaient leurs mains glacées vers les flammes desfagots.

– Jette une autre brassée de petit bois,John, et remue la soupe avec ton fourreau ! grommela Johnstonqui regardait pour la vingtième fois la marmite.

– Par ma garde ! s’écria Aylward.Depuis que John a la promesse de cette belle rançon, c’est toutjuste s’il consent à s’occuper de la soupe des pauvresarchers ! Qu’en dis-tu, camarade ? Quand tu reverrasHordle, il n’y aura plus de mauvaise bière ni de lard gras, maisdes vins de Gascogne et des viandes rôties chaque jour de lasemaine.

– Cela je ne le sais pas, répondit Johnen lançant son casque en l’air et en le rattrapant d’une main. Maisce que je sais, c’est que je vais plonger ceci dans la soupe,qu’elle soit cuite ou non.

– Elle bout ! cria Johnston.

Immédiatement la marmite fut retirée du feu,et son contenu réparti dans une demi-douzaine de casques d’acierposés entre les genoux de leurs propriétaires. Ce repas matinal futenglouti avec délices.

– Mauvais temps pour les flèches !fit observer John quand il eut avalé la dernière goutte de sasoupe. Mes cordes ce matin sont aussi molles qu’une queue devache.

– Tu devrais les frotter avec de la glu,dit Johnston. Te rappelles-tu, Samkin, qu’il faisait encore plushumide au matin de Crécy ? Pourtant je ne crois pas que noscordes nous aient causé beaucoup de soucis.

– J’ai dans l’idée, fit Black Simon en seremettant à aiguiser son épée, que nous pourrions avoir besoin devos cordes avant la chute du jour. J’ai rêvé de la vache rougecette nuit.

– Et quelle est cette vache rouge,Simon ? interrogea Alleyne.

– Je ne sais pas, jeune seigneur. Mais jepeux te dire qu’à la veille de Cadsand, et à la veille de Crécy, età la veille de Nogent, j’ai rêvé d’une vache rouge ; comme lerêve est revenu me visiter cette nuit, je fourbisconsciencieusement mon arme pour lui donner un fil convenable.

– Bien parlé, vieux chien deguerre ! s’écria Aylward. Par ma garde, je prie pour que tonrêve soit vrai, car le Prince ne nous a pas postés ici pour boirede la soupe ou cueillir des myrtilles. Encore une bataille, et jesuis prêt à suspendre mon arc, à me marier et à me retirer au coindu feu. Que se passe-t-il, Robin ? Qui cherches-tu ?

– Le seigneur Loring vous requiert danssa tente, dit un jeune archer à Alleyne.

L’écuyer se leva et se dirigea vers la tenteoù il trouva le chevalier assis sur un coussin avec un large rubande parchemin posé sur ses genoux ; il avait le front plissé etles lèvres crispées.

– Ce pli m’est arrivé ce matin par lemessager du Prince, dit-il. Et c’est Sir John Fallislee, qui vientd’arriver du Sussex, qui l’a apporté. Que penses-tu de ce qui estécrit sur le côté extérieur ?

– L’écriture est belle et nette, réponditAlleyne. Je lis : « À Sir Nigel Loring, chevalier,connétable du château de Twynham, de la part de Christopher,serviteur de Dieu au prieuré de Christchurch. »

– J’avais bien lu, dit Sir Nigel.Maintenant je te prie de lire l’intérieur.

Alleyne tourna le rouleau de parchemin et,quand il y posa ses yeux, il devint pâle : un cri de surpriseet de douleur s’échappa de ses lèvres.

– Qu’y a-t-il ? interrogea lechevalier anxieusement. Il ne se passe rien de grave pour Lady Maryou pour la damoiselle Maude ?

– C’est mon frère, mon pauvre malheureuxfrère ! s’écria Alleyne en portant une main à son front. Ilest mort.

– Par saint Paul, il ne t’avait pastémoigné tellement d’affection que tu dusses te lamenterainsi !

– Il était mon frère pourtant, le seulparent qui me restait sur cette terre. Peut-être n’avait-il pastort de me témoigner de l’amertume, puisqu’une partie de ses terresavait été cédée à l’abbaye pour mon éducation. Hélas, hélas !Et j’ai levé mon bâton contre lui quand je l’ai rencontré ! Ila été tué. Tué, je le crains, dans le crime et la violence.

– Ah ! fit Sir Nigel. Lis donc, jete prie.

– « Que Dieu soit avec vous, trèshonoré seigneur, et qu’il vous tienne en Sa sainte garde !Lady Loring m’a prié de vous coucher par écrit ce qui est arrivé àTwynham, et la mort de votre méchant voisin, le seigneur deMinstead. Car quand vous nous avez quittés, ce mauvais homme arassemblé autour de lui des hors-la-loi et tous les scélérats etles serfs évadés jusqu’à ce qu’il puisse disposer d’une force qui atué et dispersé les soldats que le Roi avait envoyés contre eux.Puis ils sont sortis des bois et ils ont assiégé votrechâteau ; pendant deux jours ils nous ont cernés et ils nousont criblés de flèches ; ils étaient incroyablement nombreux.Cependant Lady Loring a fermement tenu la place ; le deuxièmejour, le seigneur de Minstead a été tué (sans doute par ses proprespartisans, disent certains) et nous avons été délivrés. Louangepour cela à tous les saints, et plus spécialement à saint Anselmedont c’était la fête. Lady Loring et la damoiselle Maude, votrejolie fille, sont en bonne santé. Moi aussi, à l’exception d’unefaiblesse aux orteils, qui m’a été envoyée pour mes péchés. Quetous les saints vous préservent ! »

– C’était la vision de dame Tiphaine,commenta Sir Nigel après un silence. Peut-être n’avais-tu pasremarqué qu’elle avait décrit le chef des assaillants comme unhomme de grande taille et à barbe blonde ? Elle avait ditégalement qu’il était tombé devant le portail. Mais comment sefait-il, Alleyne, que cette femme pour qui toute chose est cristalet qui n’a pas prononcé une parole erronée, se soit trompée aupoint de dire que tes pensées se tournaient plus souvent que lesmiennes vers le château de Twynham ?

– Noble seigneur, répondit Alleyne enrougissant, dame Tiphaine a pu ne pas se tromper ; car lechâteau de Twynham est dans mon cœur le jour et dans mes rêves lanuit.

– Ah ! s’écria Sir Nigel avec uncoup d’œil oblique.

– Oui, noble seigneur. Car réellementj’aime votre fille, la damoiselle Maude ; et tout indigne queje sois, je donnerais pour la servir tout le sang de moncœur !

– Par saint Paul, Edricson ! fitfroidement le chevalier en arquant les sourcils. Tu vises haut.Notre sang est très ancien.

– Le mien l’est aussi, réponditl’écuyer.

– Et la damoiselle Maude est notre enfantunique. Notre nom et nos terres se concentrent sur elle.

– Hélas, je suis aussi maintenant le seulEdricson !

– Pourquoi ne m’en as-tu pas parléd’abord, Alleyne ? Pour tout dire, je pense que tu as malagi.

– Non, noble seigneur, ne croyez pascela ! Car je ne sais pas si votre fille m’aime, et il n’y aaucune parole échangée entre nous.

Sir Nigel réfléchit un moment, puis éclata derire.

– Par saint Paul, dit-il, je ne vois paspourquoi je me mêlerais de cette affaire ! Car j’ai toujoursconstaté que la damoiselle Maude était très capable de s’occuper deses propres intérêts. À partir du jour où elle a pu taper de sonpetit pied, elle a constamment fini par avoir tout ce qu’elledésirait. Or donc si elle te voue son cœur, Alleyne, et si toi tului voues le tien, je ne crois pas que ce Roi d’Espagne, avec sessoixante mille hommes, parviendrait à vous séparer. Cependant je tedis ceci : je veux te voir chevalier avant que tu aillesconter fleurette à ma fille. J’ai toujours soutenu qu’elleépouserait un brave coureur de lance ; et, sur mon âme,Edricson, si Dieu t’épargne, je crois que tu le seras… Mais assezde bagatelles ! Nous avons de l’ouvrage devant nous, et ilsera temps de reconsidérer l’affaire quand nous reverrons lesblanches falaises de l’Angleterre. Va, je te prie, trouver SirWilliam Felton et demande-lui de venir ici, car il est temps quenous nous mettions en route. Il n’y a pas de passage à l’autre boutde la vallée, et l’endroit deviendrait dangereux si l’ennemitombait sur nous.

Alleyne transmit son message, puis s’éloignadu camp. Les nouvelles tourbillonnaient dans sa tête : la mortde son frère, son entretien avec Sir Nigel… Il s’assit sur unrocher et reposa son front brûlant sur ses mains. Il pensait à sonfrère, à leur querelle, à la damoiselle dans sa robe déchirée, auvieux château gris, au fier visage pâli dans l’armurerie, auxderniers mots enflammés qui avaient été leur adieu. À présentc’était lui le seigneur de Minstead, le chef d’une vieille famille,le propriétaire d’un domaine qui, en dépit de ses amputations,suffisait encore à assurer la dignité de son nom. Par ailleurs ilétait devenu un homme d’expérience, il avait pris rang parmi lesbraves des braves, il avait conquis l’estime et la confiance dupère de la damoiselle, il avait été écouté quand il lui avait avouéle secret de son amour. Pour ce qui était de gagner le titre dechevalier, ces temps agités étaient propices ; un écuyercourageux et de bonne naissance pouvait raisonnablement aspirer àcet honneur. Oui, ou bien il laisserait ses os dans ces ravinsd’Espagne, ou bien il accomplirait une action d’éclat quiattirerait sur lui l’attention générale.

Assis sur son rocher, avec les joies et leschagrins qui alternaient dans son esprit comme des ombres de nuagessur une plaine ensoleillée, il prit soudainement conscience d’unbruit sourd, profond, qui parvenait à ses oreilles à travers lebrouillard. Derrière lui il entendait bien les murmures desarchers, leurs éclats de rire, le piétinement des chevaux. Mais enbruit de fond il y avait maintenant cette sorte de vrombissementgrave qui semblait envahir tout l’air. Il se rappela un bruitsemblable qui remontait à ses années de couvent : par une nuitd’hiver il était sorti à Bucklershard et il était resté longtemps àécouter le bruit des vagues qui se brisaient sur le rivage couvertde galets. Ici pourtant il ne s’agissait ni du vent ni de la mer.Et ce sourd murmure s’élevait de plus en plus fort, de plus en pluspuissant au cœur de cette ouate brumeuse. Il se leva et prit le pasde course, en donnant l’alarme du plus clair de sa voix.

Il n’était qu’à cent mètres du camp ;quand il y arriva, tous les archers étaient déjà à la tête de leurschevaux, et les chevaliers, tirés de leurs tentes par les crisd’Alleyne, écoutaient ce bruit de mauvais augure.

– C’est un fort détachement de cavalerie,dit Sir William Felton, et qui approche rapidement.

– Ils font sans doute partie de l’arméedu Prince, fit observer Sir Richard Causton, puisqu’ils viennent dunord.

– Non, déclara le comte d’Angus, je n’ensuis pas aussi sûr. Car le paysan auquel nous avons parlé hier soira fait état d’une rumeur selon laquelle Don Tello, frère du Roid’Espagne, était parti avec six mille cavaliers d’élite pourattaquer le camp du Prince. Il se pourrait fort bien qu’au retourde leur expédition ils passent par ici.

– Par saint Paul ! s’écria SirNigel. Je crois que vous avez raison : ce paysan-là avaitl’œil sournois et le visage aigre ; il ne nous portait pasdans son cœur. Je parie qu’il a lancé les cavaliers sur notrepiste.

– Mais le brouillard nous protège, ditSir Simon Burley. Nous avons donc le temps de galoper jusqu’àl’autre extrémité du col.

– Si nous étions un troupeau de chèvresde montagne, nous y parviendrions peut-être, répliqua Sir WilliamFelton. Mais une compagnie de cavaliers ne passera pas. S’il s’agitréellement de Don Tello et de ses hommes, nous n’avons qu’àdemeurer là où nous sommes et faire l’impossible pour qu’ilsmaudissent le jour où ils nous ont trouvés sur leur chemin.

– Bien parlé, Sir William ! fit SirNigel visiblement ravi. S’ils sont aussi nombreux qu’on le dit,alors ils nous procureront beaucoup d’honneur et de distinction.Mais le bruit a cessé : je crains qu’ils ne se soientéloignés.

– À moins qu’ils ne soient arrivés àl’entrée de la gorge, et qu’ils ne reforment leurs rangs.Écoutons !

La Compagnie immobilisée fouillait lebrouillard du regard, au milieu d’un silence si profond que lesouffle des chevaux et l’eau qui s’égouttait des rochers frappaientbizarrement l’oreille. Tout à coup un cheval se mit à hennir dansla mer de brume, et un bugle sonna.

– C’est une sonnerie espagnole, nobleseigneur, expliqua Black Simon. Elle est d’usage entre piqueurs etveneurs quand la bête n’a pas fui et se trouve encore dans sonrepaire.

– Par ma foi, dit Sir Nigel en souriant,s’ils ont l’humeur à la vénerie, nous leur promettons du beau sportavant qu’ils sonnent l’hallali. Mais il y a une colline au centrede la gorge : nous pourrions y établir notre résistance.

– Je l’avais remarquée hier soir, ditFelton. Nous ne trouverons rien de mieux, car elle est presque àpic par-derrière. Elle se trouve à une portée d’arc sur lagauche ; j’en vois l’ombre.

Toute la Compagnie, tenant les chevaux par labride, se rendit sur la petite colline qui se profilait confusémentdans le brouillard. Elle était effectivement très bien située etd’une défense facile ; sa face s’inclinait en pente douceparmi de gros rochers, mais sa paroi de derrière retombait toutelisse sur une cinquantaine de mètres de hauteur. Le sommet étaitcoiffé d’un petit plateau au sol inégal qui avait bien une centainede pas de largeur.

– Détachez les chevaux, ordonna SirNigel. Il n’y a pas assez de place ici pour eux ; si nousfaisons du bon travail, nous acquerrons plus de montures qu’il nousen faudra. Aylward, Johnston, que vos hommes forment la herse dechaque côté de la crête. Sir Oliver et vous, messire d’Angus, jevous confie l’aile droite, et à vous Sir Simon et Sir Richard,l’aile gauche. Moi et Sir William Felton, nous tiendrons le centreavec nos hommes d’armes. En ligne ! Déployez pennons etbannières, car nos âmes appartiennent à Dieu, nos corps au Roi, nosépées à saint Georges et à l’Angleterre !

À ce moment le brouillard sembla s’amincirdans la vallée, et il se déchira en longs nuages déchiquetés. Lagorge dans laquelle ils avaient campé était une simple crevasse enforme de coin au milieu des montagnes ; elle avait à peu prèsun kilomètre de long : la petite colline, sur laquelle ils setenaient était adossée à des rochers à pic qui la cernaient surtrois côtés. Quand le brouillard se fut dissipé, et quand le soleilperça, ils furent éblouis par le miroitement des armures et descasques d’une très nombreuse force de cavalerie qui s’engageaitdans la gorge et dont les rangs s’étiraient au loin dans la plaineoù était stationnée l’arrière-garde. Leur masse bouchaitlittéralement le goulet de la vallée. Les pennons s’agitaient, leslances scintillaient, les panaches se balançaient, les flammes deslances ondulaient, les destriers piaffaient… Un cri de joie précédale déploiement d’une forêt d’acier : les Espagnols avaientenfin aperçu leurs ennemis pris au piège. Une centaine de bugles etde tambours, auxquels se mêlait le fracas des cymbales mauresques,entonnèrent une musique triomphale. En considérant cette poignéed’hommes sur la colline, les lignes minces des archers, le petitgroupe des chevaliers et des hommes d’armes dont l’armure étaitrouillée et décolorée après tant d’années de service, les fringantsgentilshommes d’Espagne devaient avoir du mal à croire qu’ils setrouvaient en face de ces mêmes soldats dont la réputation et lesexploits étaient un intarissable sujet de conversation autour desfeux de camp dans toute la Chrétienté. Les Anglais étaientimmobiles, silencieux ; ils s’appuyaient sur leurs arcs ;leurs chefs délibéraient auprès d’eux. Il n’y eut pas de sonneriede bugle. Mais au centre se dressaient les léopards d’Angleterre, àdroite l’emblème de la Compagnie avec les roses de Loring, àgauche, au-dessus des soixante archers gallois, la bannière rougede Merlin avec les têtes de sanglier des Buttesthorn. Gravement,paisiblement, ils attendaient sous le soleil du matin l’assaut deleurs ennemis.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel enregardant la vallée de son œil clignotant. On dirait qu’il y aquelques personnages très dignes parmi ces gens-là. Quelle est labannière dorée sur la gauche ?

– L’emblème des chevaliers de Calatrava,répondit Felton.

– Et l’autre sur la droite ?

– Celle des chevaliers de Santiago ;je vois d’après son drapeau que leur grand-maître chevauche à leurtête. Il y a aussi la bannière de la Castille au milieu del’escadron étincelant qui précède le gros des forces. D’après moi,ils sont six mille hommes d’armes, plus dix escadrons defrondeurs.

– Des Français figurent dans cette armée,noble seigneur, dit Black Simon. Je reconnais les pennons deCouvette, de Brieux, de Saint Pol et de plusieurs autres quiintervinrent contre nous pour Charles de Blois.

– Tu as raison, dit Sir William. Il y abeaucoup de blasons espagnols, mais je ne les connais guère. DonDiego, les armes de votre propre pays n’ont pas de secret pourvous. Quels sont ceux qui nous ont fait tant d’honneur ?

Le prisonnier espagnol regarda avec uneévidente satisfaction les rangs serrés de ses compatriotes.

– Par saint Jacques, s’exclama-t-il, sivous êtes vaincus aujourd’hui, vous ne tomberez pas entre des mainsviles ! La fleur de la chevalerie castillane est rangée sousla bannière de Don Teno, avec la chevalerie des Asturies, deTolède, du Léon, de Cordoue, de Galice et de Séville. Je vois lesguidons de Caçoria, d’Albornez, de Rodriguez, de Tavora. Il y aaussi les deux grands ordres, et les chevaliers de France etd’Aragon. Si vous voulez mon avis, venez-en à composition avec eux,car ils vous réduiront à l’état où vous m’avez mis.

– Non, par saint Paul ! Il seraitdommage que tant de braves soient réunis sans qu’en sorte un petitfait d’armes. Ah, William, ils avancent sur nous ! Ma foi,c’est un spectacle qui valait bien une traversée desmers !

En effet, les deux ailes de l’armée espagnole,composée des chevaliers de Calatrava d’un côté et des chevaliers deSantiago de l’autre, déclenchaient une attaque simultanée endescendant la vallée ; le gros de l’armée suivait pluslentement. À cinq cents pas des Anglais, les deux grandes unités decavalerie se rejoignirent, entremêlèrent leurs rangs, virèrent endessinant une courbe et se retirèrent vers le centre dans undésordre simulé. Souvent jadis les Maures, par de fausses fuites,avaient incité les impétueux Espagnols à sortir de leurs placesfortes pour leur donner la chasse ; mais sur la collineétaient réunis des hommes qui avaient fait des ruses et de tous lesartifices de la guerre leur pain quotidien. À nouveau, et plus prèscette fois, les Espagnols recommencèrent leur manœuvre : avecdes cris de frayeur et en baissant la tête ils crochetèrent àdroite et à gauche, mais les Anglais demeurèrent impassibles surleur rocher. L’avant-garde s’était arrêtée à une portéed’arc ; les hommes brandissaient leurs lances, criaient,défiaient leurs ennemis. Deux gentilshommes sortirent des rangs etpoussèrent leurs chevaux entre les deux lignes ; ils avaientl’écu au bras et la lance en arrêt comme les concurrents d’untournoi.

– Par saint Paul ! s’écria Sir Nigeldont l’œil s’enflamma comme une braise, voici deux gentilshommesqui me semblent très dignes et fort débonnaires. Je ne me rappellepas avoir vu déjà un peuple paraissant animé d’un tel courage etd’une si noble audace. Nous avons nos chevaux, Sir William ;les délivrerons-nous d’un vœu qu’ils pourraient avoir sur lecœur ?

Pour toute réponse Felton bondit sur sondestrier et le lança sur la pente. Sir Nigel le suivit à troislongueurs de lance. La lice était accidentée, inégale,rocheuse ; mais les deux chevaliers ayant choisi chacun sonadversaire foncèrent au triple galop, tandis que les bravesEspagnols enlevaient leurs montures pour les rencontrer. Celui àqui Felton était opposé se trouva être un grand jeune homme quiavait une tête de cerf sur son écu ; l’adversaire de SirNigel, large et trapu, recouvert d’acier plein, portait autour deson casque une torsade rose et blanche. Le premier frappa l’écu deFelton avec une telle force qu’il le fendit d’un bout à l’autre,mais la lance de Sir William transperça le camail protégeant lagorge de l’Espagnol qui tomba en poussant des cris affreux. Emportépar la chaleur de l’action le chevalier anglais ne tira pas sur lesrênes : il chargea droit sur la ligne des chevaliers deCalatrava. Longtemps les hommes silencieux massés sur la collineassistèrent aux violents remous qui secouaient la colonneespagnole ; les destriers se cabraient, les lames étincelaientavant de s’abattre. Le panache blanc du casque anglais se dressait,retombait comme l’écume d’une vague dans le cercle d’acier quil’entourait. Finalement il disparut : un brave de plus avaitquitté la guerre pour la paix.

Pendant ce temps, Sir Nigel avait trouvé unadversaire à sa taille, qui n’était autre que Sebastian Gomez, lameilleure lance des chevaliers de Santiago, qui avait conquis uneréputation d’invincibilité dans cent combats contre les Mauresd’Andalousie. Leur choc fut si violent que leurs lances sefendirent jusqu’à la poignée, et que leurs chevaux se cabrèrent surleurs pattes postérieures au point que leurs cavaliers manquèrentd’être désarçonnés. Cependant avec un égal talent d’écuyer, ilsfirent tous deux pivoter leurs montures puis, après avoir pris unvirage allongé, ils tirèrent l’épée et se fouaillèrent l’un l’autrecomme deux forgerons tapant sur une enclume. Les destrierstournaient l’un derrière l’autre, se heurtaient, se mordaient, etles deux lames sifflaient en tournoyant. Coups de taille, parades,coups de pointe se succédaient si rapidement que l’œil ne pouvaitles suivre ; enfin, cuisse contre cuisse, ils s’enlacèrent etroulèrent à bas de leurs selles. Plus lourd, l’Espagnol se jeta surson ennemi, l’aplatit sous lui et leva son épée pour le mettre àmort sous les cris de triomphe de ses compatriotes. Mais le coupfatal ne s’abattit point : le bras tendu s’amollit, etl’Espagnol roula pesamment sur le côté ; le sang s’échappaitde son aisselle et par la fente de sa visière. D’un bond Sir Nigelse remit debout : dans sa main gauche il tenait un poignardrouge de sang ; il regarda son adversaire à terre, mais lecoup qu’il avait si soudainement porté à un endroit vital avaitentraîné une mort immédiate. L’Anglais sauta sur son cheval etremonta lentement la colline ; alors un hurlement de rages’échappa d’un millier de poitrines, et la sonnerie de vingt buglesannonça l’assaut espagnol.

Mais les Anglais en avaient vu d’autres :ils étaient prêts. Ils avaient posé solidement le pied et relevéleurs manches pour ne pas être gênés dans le jeu de leursmuscles ; ils tenaient leur long arc jaune dans la maingauche ; les carquois étaient à portée de leurs doigtsagiles ; ils attendaient l’assaut dans la formation en hersesur quatre rangs qui donnait plus de force à leur ligne et quipermettait à chaque archer de tirer sans se soucier de sescamarades devant lui. Aylward et Johnston avaient lancé en l’air depetits brins d’herbe pour calculer la force du vent ; unmurmure rude parcourut les rangs ; les chefs de sectionmultiplièrent les conseils et les remontrances.

– Ne tirez pas avant que l’ennemi soit àmoins de trois cents pas ! cria Johnston. Nous auronspeut-être besoin de toutes nos flèches avant d’en avoir fini aveceux.

– Tirez plutôt trop long que tropcourt ! ajouta Aylward. Mieux vaut atteindre l’arrière-gardeque planter une plume dans le sol.

– Décochez vite et sec quand ilsarriveront, reprit Johnston. L’œil sur la corde, la corde à laflèche, la flèche dans la cible. Par Notre-Dame, leurs bannièresavancent ! Il nous faut tenir bon maintenant si nous voulonsrevoir les eaux de Southampton !

Alleyne, debout avec son épée nue au milieudes archers, vit osciller lentement et se soulever les escadronséblouissants. Puis les rangs de tête s’ébranlèrent d’abord au pas,puis au trot, puis au petit galop, puis au galop ; en quelquesinstants toute l’armée s’était élancée à l’assaut, rang après rang.L’air retentissait du tonnerre de ses cris. Le sol tremblait dumartèlement de ses sabots. Dans la vallée s’engouffra un torrentd’acier surmonté de panaches qui frémissaient, de lances obliques,de flammes qui voletaient. Les Espagnols déferlèrent sur le terrainplat, puis attaquèrent la pente ; une grêle de flèchesanglaises les accueillit ; ce fut une hécatombe ; desrangs entiers redescendirent dans une confusion totale : deschevaux tombaient, ruaient ; des hommes s’écroulaient, serelevaient, titubaient, avançaient, reculaient ; de nouveauxrangs de cavaliers comblaient les trous creusés par les flèches etpoussaient leurs chevaux sur la côte de la mort. Alleyne entendaitautour de lui les ordres brefs des maîtres-archers, la vibrationdes cordes, le sifflement des flèches. Juste au pied de la collines’édifia un long mur de chevaux qui se débattaient et de cavaliersrigides ; chaque fois qu’un escadron frais se lançait àl’attaque ce mur augmentait en hauteur et en profondeur. Un jeunechevalier qui montait un genet gris sauta l’obstacle des cadavresde ses camarades et gravit la pente au galop en criant :« Saint Jacques ! Saint Jacques ! » Ils’effondra à moins d’une longueur de lance de la ligneanglaise : des plumes de flèches sortaient par tous lesdéfauts et les jointures de sa cuirasse. Ainsi, pendant cinqlongues minutes, les braves cavaliers d’Espagne et de France serelayèrent à l’assaut de la colline jusqu’à ce que la note lugubred’un bugle les rappelât en arrière ; alors ils firentdemi-tour, lentement, pour se placer hors de portée des flèches, enabandonnant les plus braves et les meilleurs d’entre eux sur ce tasensanglanté.

Mais les vainqueurs ne jouirent pas d’un longrepos. Pendant que les chevaliers avaient chargé de front, lesfrondeurs avaient rampé sur chaque flanc et s’étaient établis surles montagnes environnantes à l’abri des rochers. Une tempête depierres se déchaîna soudainement sur les défenseurs qui, rangés enligne sur le plateau à découvert, offraient une cible facile àleurs ennemis camouflés. Johnston, le vieil archer, fut atteint àla tempe ; il tomba mort sans un gémissement. Dans la mêmeminute quinze archers et six hommes d’armes furent abattus. Lesautres se couchèrent pour éviter cette grêle mortelle. Aux deuxextrémités du plateau des archers ripostèrent en visant surtout lesfrondeurs et les arbalétriers qui avaient escaladé les montagnes,et ils riaient aux éclats lorsqu’un de leurs adversairesdégringolait de son perchoir.

– Je pense, Nigel, dit Sir Oliver, quenous nous acquitterions mieux de notre tâche si nous prenions notrerepas de none, car le soleil est haut dans le ciel.

– Par saint Paul ! s’exclama SirNigel en retirant la mouche qu’il avait sur l’œil depuis sondébarquement à Bordeaux. Je pense que je suis maintenant quitte demon vœu, car ce chevalier d’Espagne était un combattant contre quibeaucoup d’honneur pouvait être gagné. C’était en vérité un dignegentilhomme, courageux, hardi et je suis désolé qu’il soit mortd’un pareil coup. Quant à ce que vous me dites pour le déjeuner,Oliver, mieux vaut n’y point penser, car ici nous n’avonsstrictement rien !

– Nigel ! cria Sir Simon Burley enaccourant, le visage consterné. Aylward me dit qu’il ne reste pasplus de deux cents flèches. Regardez ! Ils descendent decheval. Ils vont nous donner l’assaut. Ne pourrions-nous pas encoremaintenant opérer notre retraite ?

– Mon âme fera retraite hors de moncorps, d’abord ! cria le petit chevalier. Ici je suis, ici jereste, tant que Dieu me donnera la force de lever uneépée !

– Moi aussi ! cria Sir Oliver quijeta en l’air sa masse d’armes et la rattrapa par le manche.

– À vos armes, les hommes ! rugitSir Nigel. Tirez tant que vous le pourrez ! Ensuite àl’épée ! Et nous vivrons ou nous mourrons ensemble !

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