La Compagnie blanche

Chapitre 9Étranges incidents dans le bois de Minstead

Le chemin que devait suivre le clerc passait àtravers une forêt magnifique. Les troncs géants des chênes et deshêtres formaient dans chaque direction de larges avenues,projetaient en l’air leurs grosses branches pour édifier lesarceaux majestueux de la cathédrale de la nature. Le sol étaittapissé d’une mousse douce autant que verte, tachetée de feuillesmortes, qui fléchissait agréablement sous les pas du voyageur. Lechemin était si peu fréquenté que par endroits il disparaissaitcomplètement sous le gazon pour reparaître un peu plus loin commeun ruban de couleur rouille entre les troncs. Tout était calme etpaisible. Le bruissement des branchages et le roucoulement desramiers rompaient seuls le silence. Une fois, Alleyne entendit auloin la joyeuse sonnerie d’un bugle de chasse et les aboiementsperçants d’une meute.

Ce n’était pas sans émotion qu’il regardaitautour de lui car, en dépit de sa vie retirée, il avait apprissuffisamment de choses sur l’ancienne grandeur de sa famille pourne pas ignorer qu’à une certaine époque elle avait étendu sadomination incontestée sur toutes ces terres. Son père aurait puretracer son pur lignage saxon jusqu’à ce Godfrey Malf quipossédait les manoirs de Bisterne et de Minstead lorsque lespremiers Normands débarquèrent sur le sol anglais. Le boisement dudistrict, toutefois, ainsi que sa conversion en domaine royal,avaient amputé sa propriété, tandis que d’autres parcelles luiavaient été confisquées pour le punir d’une complicité imaginairedans un soulèvement saxon qui avait échoué. Le destin de l’ancêtreavait préfiguré celui de ses descendants. Pendant trois centsannées leur domaine s’était progressivement amenuisé, tantôt parsuite d’une usurpation royale ou féodale, tantôt par des dons àl’Église comme celui qu’avait fait le père d’Alleyne pour ouvrir àson fils cadet les portes de l’abbaye de Beaulieu. L’importance dela famille avait donc diminué, mais le vieux manoir saxon luiappartenait encore, ainsi que deux fermes et un bois assez grandpour nourrir une centaine de porcs (sylva de centumporcis, lisait-on sur un vieux parchemin de famille). Etsurtout, le propriétaire pouvait garder la tête haute puisqu’ilétait le véritable seigneur de Minstead : il avait la tenurede la terre en socage libre ; il n’avait pas de supérieurféodal ; il n’était responsable que devant le Roi. Comme ilconnaissait cette histoire, Alleyne sentit s’allumer en lui unepetite flamme de vanité mondaine quand il vit pour la première foisla terre qui avait appartenu à de nombreuses générations de sesaïeux. Il força l’allure en faisant voltiger gaiement son bâton eten cherchant à chaque détour du chemin à apercevoir la vieillerésidence saxonne. Tout à coup cependant il s’arrêta : devantlui venait de surgir un homme d’aspect farouche qui tenait à lamain une massue et qui, dissimulé derrière un arbre, lui barraitmaintenant le passage. C’était un paysan robuste, rude, avec unetunique et un bonnet en peaux de mouton non tannées, des chaussesde cuir et des lanières autour des jambes et des pieds.

– Halte ! cria-t-il en levant samassue. Qui es-tu pour te promener si librement dans ce bois ?Où vas-tu, et quel est ton but ?

– Pourquoi te répondrais-je, monami ? demanda Alleyne en se mettant sur ses gardes.

– Parce que ta langue peut te sauver latête. Mais où ai-je déjà vu ton visage ?

– Pas plus tard que la nuit dernière à« L’Émerillon bigarré », répondit le clerc qui avaitreconnu le serf évadé.

– Oui, par la Vierge ! Tu es lepetit clerc qui restait si tranquille dans ton coin et qui a criéharo sur le ménestrel. Qu’as-tu dans ta besace ?

– Aucun objet de valeur.

– Comment puis-je en être sûr,clerc ? Montre-moi ta besace.

– Non.

– Imbécile ! Je pourrais t’arracherles membres comme à un poulet. Qu’as-tu dans ta besace ? As-tuoublié que nous sommes seuls, qu’il n’y a âme qui vive dans lesenvirons ? Veux-tu perdre la vie, en sus de tabesace ?

– Je ne m’en séparerai pas sanscombattre.

– Tu veux te battre ? Un combatentre un vieux coq et un poussin qui sort de l’œuf !Voudrais-tu te battre pour la première et dernière fois de tavie ?

– Si tu m’avais demandé de te faire lacharité, répondit Alleyne, je t’aurais donné de bon cœur. Maisaprès ce que tu m’as dit, tu n’auras pas de moi un seul farthing,et quand je verrai mon frère, le seigneur de Minstead, il se mettraen quête de toi, t’appréhendera comme le vilain que tu es et tetraitera selon tes mérites.

Le hors-la-loi abaissa sa massue.

– Le frère du seigneur ?s’exclama-t-il. Par les clefs de saint Pierre, je préférerais avoirma main desséchée et ma langue paralysée plutôt que de vous frapperou de vous maltraiter ! Si vous êtes le frère du seigneur deMinstead, vous êtes du bon côté malgré votre défroque de clerc.

– Je suis son frère, dit Alleyne. Maismême si je ne l’étais pas, pourquoi me molester sur les terres duRoi ?

– Je me soucie du Roi et de ses noblescomme d’un pépin de pomme ! s’écria le serf avec passion. Jen’ai reçu d’eux que des mauvais traitements, que je leur rendrai.Je suis un bon ami pour mes amis, et, par la Vierge, un méchantennemi pour mes ennemis !

– Donc le pire des ennemis pourtoi-même ! répliqua Alleyne. Mais puisque tu connais monfrère, je te serais obligé de m’indiquer le plus court chemin quiconduit à sa demeure.

Le serf allait répondre, mais la sonnerie d’unbugle retentit tout près d’eux dans le bois. Alleyne entrevit leflanc brun foncé et la gorge blanche d’un cerf altier entre destroncs d’arbres. Une minute plus tard déferlèrent douze ou quatorzelimiers bondissant sur une piste chaude, le nez au sol et la queueen l’air. Du coup la forêt silencieuse se mit à vivrebruyamment : des sabots au galop, des broussailles quicraquaient, des cris aigus de chasseurs précédèrent l’arrivée justederrière la meute de deux piqueurs harcelant les traînards etencourageant les limiers de tête dans ce jargon mi-françaismi-anglais qui était le langage de la vénerie et de la chasse àcourre. Alleyne, bouche bée, les regarda passer et écouta lespuissants « Allez, Bayard ! Allez, Pommers ! Allez,Lebryt ! » qui s’adressaient à leurs chiens favoris. Puisun groupe de cavaliers jaillit littéralement du sous-bois.

L’homme qui chevauchait en tête avait entrecinquante et soixante ans ; sous son haut front pensif sesyeux clairs brillaient ; sa barbe grise pointait toutehérissée et révélait un tempérament passionné ; la longuefigure mince et la bouche ferme étaient celles d’un conducteurd’hommes. Il se tenait droit comme un militaire et il montait soncheval avec la grâce insouciante de quelqu’un qui a passé sa vie enselle. S’il avait été vêtu sans apparat, sa physionomie dominatriceet la flamme de son regard auraient suffi à indiquer qu’il était népour commander. Mais comme il portait une tunique de soiesaupoudrée de fleurs de lis d’or, une cape de velours bordée depourpre royale et les lions d’Angleterre incrustés en argent surson harnachement, personne ne pouvait manquer de reconnaître lenoble Édouard, le plus martial et le plus puissant de toute lalongue lignée de rois-soldats qui avaient gouverné la raceanglo-normande. Alleyne se découvrit et s’inclina quand il le vit,mais le serf croisa les bras en s’appuyant sur sa massue,considérant avec peu de tendresse l’escorte de nobles et dechevaliers de service.

– Ah ! s’écria Édouard en tirant surles rênes de son beau destrier noir. Le cerf est-il passé ?Non ? Ici, Brocas ! Tu parles anglais.

– Le cerf, drôles ? demanda un hommeau teint hâlé et aux traits farouches qui monta à hauteur du Roi.Si vous lui avez fait faire demi-tour, gare à vosoreilles !

– Il est passé là, près du hêtre pourri,dit Alleyne. Et les chiens le serraient de près.

– Très bien ! cria Édouard toujoursen français (car il avait beau comprendre l’anglais, il n’avaitjamais appris à s’exprimer dans cette langue barbare etdisgracieuse). Par ma foi, messires, poursuivit-il en se tournantsur sa selle pour s’adresser à son escorte, à moins que ma sciencede la chasse à courre ne soit en défaut, c’est un cerf de six cors,une bête magnifique, que nous avons levé aujourd’hui. Un saintHubert d’or à celui qui sonnera l’hallali le premier !

Il secoua la bride et s’éloigna dans un bruitde tonnerre. Courbés sur leurs chevaux les chevaliers partirent àleur tour au galop, dans l’espoir de gagner la récompense promisepar le Roi. Un seul demeura en arrière :

Brocas, qui amena son cheval auprès du serf etlui cingla la figure d’un coup de fouet.

– Découvre-toi, chien, découvre-toi quandun monarque daigne abaisser son regard jusqu’à toi !

Il siffla plutôt qu’il n’articula ces paroles,puis éperonna son cheval et disparut.

Le serf accepta le coup sans sourciller nicrier. C’était évidemment un homme à qui revenaient de naissance eten héritage les coups de fouet et les zébrures sur la peau.Toutefois ses yeux lancèrent des éclairs, et il menaça du poing lasilhouette du cavalier qui s’éloignait.

– Chien noir de Gascogne !murmura-t-il. Maudit soit le jour où toi et tes pareils ont mis lepied sur la libre Angleterre ! Je connais ton chenil deRochecourt. Une nuit viendra où je pourrai te faire, à toi et auxtiens, ce que toi et les tiens m’ont fait à moi et aux miens. QueDieu me frappe si je manque à te frapper, voleur français, toi, tafemme, ton enfant, tous ceux qui habitent sous ton toit !

– Non, non ! s’écria Alleyne. Nemêle pas le nom de Dieu à ces menaces impies ! Et cependantc’était un coup lâche, le coup qui irrite le sang et délie lalangue du plus pacifique… Attends ! Je vais trouver quelquesherbes calmantes et je les poserai sur ta joue pour apaiser tasouffrance.

– Non. Une seule chose peut apaiser masouffrance et l’avenir me la procurera. Mais, clerc, si vous voulezvoir votre frère, il faut que vous partiez, car il tient unrassemblement aujourd’hui, et ses fidèles arriveront avant quel’ombre s’infléchisse de l’ouest vers l’est. Je vous prie de ne pasle retenir, car ce serait un malheur si tous ces solides garçonsétaient présents et que leur chef ne fût pas là. Je vousaccompagnerais volontiers mais, pour tout vous dire, je suis defaction ici et je n’ai pas le droit de bouger. Le sentier quevoilà, entre les chênes et les ronces, aboutit à ses champs dubas.

Alleyne ne perdit pas de temps pour suivre ladirection que venait de lui indiquer le hors-la-loi ; il lequitta aussitôt. Mais cette rencontre l’avait assombri. Non passeulement parce que la colère et l’aigreur étaient insupportables àla douceur de son caractère, mais aussi parce qu’il avait étécontrarié d’entendre parler de son frère comme d’un chef dehors-la-loi ou d’un groupe de factieux. Décidément, de tout cequ’il avait vu du monde, rien ne le surprenait davantage que lahaine que les diverses classes se vouaient mutuellement. Les propostenus à l’auberge par le cultivateur, le garde forestier et le serfappelaient ouvertement à la révolte. Or le nom de son frère setrouvait à présent prononcé comme s’il était au centre même dumécontentement général. Pour dire la vérité, le peuple d’Angleterreétait las de ce beau jeu de chevalerie qui se jouait depuis silongtemps à ses frais. Tant que les chevaliers et les baronsavaient constitué une puissance et la seule garde du royaume, lepeuple les avait tolérés ; mais maintenant, tout le mondesavait que les grandes batailles de France avaient été gagnées pardes petits propriétaires, des paysans et des mineurs ; desurcroît le cavalier à lourde armure semblait ne plus aspirer àcette réputation militaire à laquelle sa classe avait toujoursprétendu. Les tournois et les assauts sur la lice avaient jadisbeaucoup impressionné le peuple, mais le champion panaché à ladémarche lourde et gauche n’était plus un objet de crainte et derespect pour les hommes dont les pères ou les frères avaient tiré àl’arc à Crécy ou à Poitiers où la fleur de la chevalerie mondiales’était montrée incapable de résister aux armes de paysansdisciplinés. Le pouvoir avait changé de mains. Le protecteur étaitdevenu un protégé, et toute l’organisation du système féodaloscillait sur ses bases. D’où le sourd murmure des classesinférieures ; d’où le mécontentement latent qui explosait dansdes orages locaux et qui atteignit son point culminant quelquesannées plus tard dans le grand soulèvement qui eut Tyler à sa tête.Dans le Hampshire, ce qui étonna Alleyne aurait été observé parn’importe quel voyageur entre la Manche et les marchesd’Écosse.

Il suivait la route indiquée, mais sespressentiments augmentaient au fur et à mesure que ses pas lerapprochaient d’une demeure qu’il ne connaissait pas. Tout à couple rideau des arbres s’amincit, le gazon s’élargit en un vastepré ; sur l’herbe verte cinq vaches étaient couchées ausoleil, et une multitude de porcs noirs paressaient sans êtregardés. Un ruisseau brun qui venait de la forêt traversait lepré ; un pont grossier l’enjambait ; de l’autre côté undeuxième champ grimpait jusqu’à une maison en bois longue et basse,avec un toit de chaume et des ouvertures carrées en guise defenêtres. Les yeux brillants, les joues en feu, Alleyne contemplacette demeure de ses pères. Un ruban de fumée bleue s’échappait parun trou dans le chaume : c’était le seul signe de vie visible,en plus d’un gros chien noir qui dormait enchaîné au poteau de laporte. Dans l’éclat du soleil d’automne la maison était sise aussicalme, aussi paisible qu’il se l’était représentée dans sesrêves.

Il fut tiré de son agréable rêverie par unbruit de voix. Deux personnes émergèrent de la forêt à quelquedistance sur sa droite et s’engagèrent dans le champ en directiondu pont. L’une était un homme qui avait une longue barbeblonde ; des cheveux de la même couleur retombaient sur sesépaules ; son costume en bon drap de Norwich et son maintienassuré indiquaient un homme de condition ; la teinte sombre deson vêtement et l’absence de toute parure contrastaient avecl’éclat de la tenue royale qu’Alleyne avait admirée un peu plustôt. À son côté marchait une femme, grande, mince, brune, dont lasilhouette était pleine de grâce et le visage charmant. Ses cheveuxcouleur de jais étaient tirés sur la nuque sous une coifferose ; elle avait un fier port de tête et le pas allongé,souple, de certains animaux infatigables des bois. Elle tendaitdevant elle sa main gauche gantée de velours rouge ; sur lepoignet était posé un petit faucon brun, duveteux et crotté,qu’elle cajolait tout en marchant. Quand elle parvint sous lesoleil, Alleyne remarqua que sa robe légère à rayures roses étaittoute tachée de terre et de mousse d’un côté. Il demeura à l’ombred’un chêne et la contempla avec des yeux admiratifs, car cettefemme lui parut être la plus belle et la plus gracieuse créaturequ’on puisse concevoir. C’était ainsi qu’il avait imaginé lesanges, qu’il avait essayé de les peindre dans les missels deBeaulieu ; mais ici apparaissait une touche d’humanitésensible qui chatouilla ses nerfs d’un frémissement qu’aucun puresprit n’aurait provoqué.

Tous deux avançaient rapidement à travers lechamp vers le pont étroit ; lui marchait en tête, elle lesuivait à quelques pas. Devant le pont ils s’arrêtèrent etdemeurèrent quelques instants face à face en se parlant avecanimation. Alleyne avait lu des histoires d’amour et d’amoureux. Cecouple était sans doute un couple d’amoureux. Sinon pourquoi seseraient-ils promenés dans les bois ? Et pourquois’abandonneraient-ils à la douceur d’un entretien auprès duruisseau qui courait à travers champs ? Et pourtant, pendantqu’il les observait et qu’il hésitait sur ce qu’il devait faire, ilen vint bientôt à douter de l’exactitude de l’hypothèse qu’ils’était formulée. L’homme à la barbe blonde, grand et carré,bloquait l’entrée du pont et agitait ses mains tout en parlant. Leson de ses paroles s’éleva, dominé par des accents de menace et decolère. Impavide auprès de lui, elle caressait toujours son faucon.Mais à deux reprises elle lança par-dessus son épaule un vif regardcomme si elle quêtait du secours. Le jeune clerc s’émut si fort deces appels muets qu’il quitta sa cachette et s’engagea dans lechamp. Il était incapable de ne pas voler au secours de quelqu’unqui pouvait avoir besoin de sa présence. Ils étaient si absorbésl’un par l’autre qu’ils ne le virent pas s’approcher. Mais quand ilne fut plus qu’à quelques pas, l’homme passa rudement un brasautour de la taille de la jeune femme et voulut l’attirer contrelui. Elle se débattit farouchement et tenta de lui échapper, tandisque le faucon tout ébouriffé battait des ailes et donnait des coupsde bec pour défendre sa maîtresse. L’oiseau et la demoiselle,toutefois, n’avaient que fort peu de chances contre leur agresseurqui, riant lourdement, s’empara du poignet de la jeune femme.

– Ce sont toujours les plus belles rosesqui possèdent les plus longues épines ! dit-il. Du calme,petite fille, ou vous pourriez vous faire du mal. Il faut acquitterle droit de péage saxon sur une terre saxonne, fière Maude, endépit de tous vos airs et de vos gracieusetés.

– Goujat ! siffla-t-elle entre sesdents. Bas lourdaud ! Rustre mal né ! Est-ce là votrehospitalité ? Je préférerais épouser un serf marqué au fer deschamps de mon père. Laissez-moi aller, vous dis-je !… Ah, bonjeune homme, c’est le Ciel qui vous envoie ! Obligez-le à melâcher ! Par l’honneur de votre mère, je vous prie de ne pasme quitter et d’obliger ce faquin à me lâcher !

– Ne pas vous quitter ? Avecjoie ! fit Alleyne. Certainement, messire, vous auriez hontede retenir cette demoiselle contre sa volonté ?

L’homme tourna vers lui un visage de lion enfureur. Avec sa masse de cheveux dorés, ses yeux bleus brillants,ses traits bien accentués, il était extrêmement avenant. Cependantson expression contenait quelque chose de si féroce et de si cruelqu’un enfant ou une bête fauve se serait enfui à sa vue. Son frontétait plissé, ses sourcils froncés, ses joues colorées, son regardallumé d’une lueur sauvage.

– Jeune fou ! s’écria-t-il enretenant la jeune femme dont le visage n’exprimait plus qu’uneviolente répulsion. Laisse ta cuiller dans ta soupe ! Passeton chemin si tu veux échapper au pire. Cette petite jeune filleest venue avec moi ; avec moi elle restera.

– Menteur ! cria-t-elle.

Elle baissa la tête et mordit d’un coup dedents la large main brune qui la retenait. Il poussa unjuron ; elle se libéra et se glissa derrière Alleyne ; onaurait dit le levraut qui tremble en voyant l’oiseau de proiedessiner des cercles au-dessus de lui.

– Hors de mes terres ! articulal’homme sans se soucier du sang qui coulait de sa main. Queviens-tu faire ici ? D’après ton habit, tu dois être l’un deces maudits clercs qui courent le pays comme des rats et qui semêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Trop lâches pour sebattre, trop fainéants pour travailler. Par la croix ! Si jepouvais disposer de toi, je te clouerais sur une porte de l’abbayecomme on pend les bêtes puantes devant leurs trous. Tu n’es ni unhomme ni une femme, jeune tonsuré. Retourne vers tes frères avantque je t’empoigne ! Car tu es sur mes terres, et je peux tetuer comme un vulgaire cambrioleur.

– Ce sont donc vos terres ? balbutiaAlleyne.

– Voudrais-tu me les disputer,chien ? Voudrais-tu par ruse ou malice me frustrer de mesderniers acres ? Apprends, coquin, que tu as osé aujourd’huite mettre en travers de la route d’un homme dont la race a abondéen conseillers du Roi et en chefs d’armée jusqu’à ce que cetteéquipe de voleurs normands s’établisse dans le pays et que deschiens impurs dans ton genre prêchent partout que le voleur doitgarder son butin et que l’honnête homme pêche s’il veut reprendreson bien.

– Vous êtes le seigneur deMinstead !

– Oui. Et je suis le fils d’Edric, du pursang de Godfrey le comte, par la fille unique de la maison d’Aluricdont les ancêtres ont tenu la bannière au cheval blanc pendant lecombat fatal où notre écu s’est brisé et notre épée ébréchée. Je tele dis, clerc : ma famille possédait cette terre de BramshawWood à Ringwood Road. Et par l’âme de mon père, je serais curieuxde voir qu’on veuille m’arracher le peu qui me resta !Va-t’en, te dis-je ! Et ne te mêle pas de mes affaires.

– Si vous me lâchez maintenant, murmurala jeune fille, honte pour toujours à votre virilité !

– Voyons, messire, fit Alleyne de la voixla plus douce et la plus persuasive qu’il put prendre, si votrenaissance est noble, il n’y a aucune raison pour que vos manièresne le soient pas. Je suis tout à fait persuadé que vous n’avez faitque plaisanter avec cette demoiselle et que vous lui permettrez àprésent de quitter votre propriété, soit seule soit en ma compagniesi elle en a besoin à travers bois. Quant à la naissance, je n’ainullement l’intention de me vanter, et il y a du vrai dans ce quevous avez dit sur l’incapacité des clercs, mais néanmoins manaissance vaut la vôtre !

– Chien ! cria le seigneur deMinstead. Personne dans le sud ne peut en dire autant.

– Et pourtant je le puis ! fitAlleyne en souriant. Car moi aussi je suis fils d’Edric, du pursang de Godfrey le comte par la fille unique d’Aluric deBrockenhurst. Certainement, mon cher frère, continua-t-il en luitendant la main, vous me réserverez un accueil plus affectueux quecelui-là. Nous sommes les deux seuls rameaux restants sur ce vieuxtronc saxon.

En jurant son frère aîné repoussa la maintendue, et une expression de haine maligne passa sur sa physionomiebouleversée.

– Tu es donc le jeune renardeau deBeaulieu ? fit-il. J’aurais dû le deviner à ta figure sanspoils, à ton parler onctueux, à tes manières serviles : tu essi bien marqué par les frères, tu es si poltron que tu ne répondsmême pas à une parole rude par une autre parole rude. Ton père,jeune tonsuré, avec tous ses défauts, avait au moins ducourage : peu d’hommes osaient l’affronter quand il était encolère. Mais toi ! Regarde, vil rat, regarde ces prés oùpaissent les vaches, et ce champ plus loin, et le verger tout prèsde l’église. Sais-tu que toutes ces terres ont été arrachées ànotre père mourant par des prêtres avides afin de pourvoir auxbesoins de ton éducation au couvent ? Moi, seigneur deMinstead, j’ai été dépouillé pour que tu puisses bredouiller dulatin et manger du pain que tu n’as pas encore gagné à la sueur deton front. Tu commences par me voler, et maintenant tu viensprêchant et pleurnichant, en quête sans doute d’un nouveau champ oud’un nouveau pré pour tes amis moines. Coquin ! Je lâcheraimes chiens contre toi. En attendant, ôte-toi de mon chemin, et situ interviens prends garde à ta vie !

Il s’élança, poussa le clerc d’un coupd’épaule et abattit sa main sur le poignet de la jeune fille.Toutefois Alleyne, aussi agile qu’un lévrier, sauta vers lademoiselle, s’empara de son autre poignet et brandit son bâtonferré.

– Vous pouvez me dire à moi ce qu’il vousplaît, déclara-t-il en serrant les dents ; il est possible queje ne mérite pas mieux. Mais, que je sois votre frère ou non, jejure sur mon salut éternel que je vous casserai le bras si vous nelâchez pas cette jeune fille.

L’accent de sa voix, la lueur qui étinceladans son regard promettaient que le coup allait suivre la menace.Pendant un moment le bouillant héritage d’une longue lignée decomtes l’emporta sur la doctrine de la douceur et de la pitié.Alors subitement Alleyne prit conscience d’une sorte d’excitationsauvage de toutes ses fibres, d’un élan de folle allégresse parceque sa véritable personnalité se libérait des liens de l’habitudeet de l’enseignement qui l’avaient contenue si longtemps. Leseigneur de Minstead lâcha prise, bondit en arrière, chercha autourde lui un bâton ou une pierre, mais comme il n’en aperçut pas ilfit demi-tour et se précipita vers sa maison en lançant plusieurscoups de sifflet.

– Venez ! haleta la jeune fille.Fuyons, ami, avant qu’il revienne.

– Non pas ! Qu’il revienne !s’écria Alleyne. Je ne bougerai pas d’un pouce devant lui ou devantses chiens !

– Venez, venez donc ! répéta-t-elleen le tirant par le bras. Je le connais : il vous tuera !Venez, pour l’amour de la Vierge ! Pour moi aussi, car je nepourrais pas m’enfuir et vous laisser ici !

– Fuyons, alors ! dit-il.

Ils coururent tous deux vers les bois. Quandils parvinrent à la lisière des fourrés, Alleyne regarda derrièreeux : son frère était ressorti de la maison ; le soleilbrillait dans ses cheveux et dans sa barbe. Il tenait quelque chosequi miroitait dans sa main droite ; il se baissa pour détacherle gros chien noir.

– Par ici ! chuchota la jeune fille.À travers les broussailles jusqu’à ce frêne fourchu. Ne vousoccupez pas de moi Je peux courir aussi vite que vous, j’en suissûre. Maintenant, dans le ruisseau ! Oui, dedans ! Plushaut que les chevilles, pour que le chien perde nos traces bienqu’il ne soit sans doute qu’un roquet comme son maître.

Déjà elle avait sauté dans le ruisseau ;il était peu profond ; elle courut rapidement en pleinmilieu ; l’eau brune glougloutait sous ses pieds ; d’unemain elle écartait les branchages et les ronces. Alleyne la suivaitde près ; un tourbillon de pensées l’assaillait : cetaccueil démolissait ses plans, ruinait ses espoirs. Mais les piedsluisants de son guide chassèrent ses préoccupations ; ilvoyait la petite silhouette féminine se courber, se redresser,sauter de pierre en pierre ; et elle y mettait tant delégèreté qu’il avait du mal à ne pas perdre de terrain. Enfin,alors qu’il était à bout de souffle, elle sortit de l’eau et grimpasur la rive moussue ; entre deux buissons de houx, elles’arrêta pour considérer tristement ses pieds trempés et sa robedéchirée.

– Sainte Marie ! fit-elle. Quefaire ? Ma mère va me consigner dans ma chambre pendant unmois, et elle me fera travailler à la tapisserie des neuf vaillantschevaliers. Elle me l’avait promis la semaine dernière, quand jesuis tombée dans le marécage de Wilverley ; et pourtant ellesait bien que je suis incapable de m’intéresser à des travauxd’aiguille.

Alleyne était demeuré dans le ruisseau ;il contempla la gracieuse harmonie en blanc et rose, l’arc de lachevelure noire et le fier visage sensible qui se releva vers lesien avec franchise et confiance.

– Nous ferions mieux de nous remettre enmarche, dit-il. Il peut encore nous rattraper.

– Non. Nous sommes maintenant assez loinde ses terres, et il ne sait pas dans quel bois nous avons cherchérefuge. Mais vous… Vous l’aviez à votre merci. Pourquoi nel’avez-vous pas tué ?

– Le tuer ! Tuer monfrère ?

– Et pourquoi pas ?…

Elle découvrit ses dents blanches.

– … Lui vous aurait tué. Je le connais.Je l’ai lu dans ses yeux. Si j’avais eu votre gros bâton j’auraisessayé et… Hé oui, je l’aurais tué !

Elle agita sa petite main crispée et seslèvres se contractèrent de haine.

– Je suis déjà affligé jusqu’au fond del’âme de ce que j’ai fait, répondit-il en s’asseyant sur la bergeet en plongeant sa tête entre ses mains. Que Dieu m’aide !Tout le mauvais de moi semblait me dominer, me commander. Uneseconde de plus et je le frappais ! Lui, le fils de ma propremère, l’homme que je désirais tant serrer dans mes bras. Hélas, quej’ai été faible !

– Faible ? s’écria-t-elle enhaussant ses sourcils noirs. Mon père lui-même, qui juge sévèrementles hommes, ne dirait pas que vous avez été faible. Mais c’est pourmoi, messire, une chose bien amusante que de vous entendre vouslamenter sur votre conduite ! Je ne puis vous proposer qu’unechose : rebroussons chemin, et faites votre paix avec leseigneur de Minstead en lui restituant sa prisonnière. Il seraitfort triste qu’un objet aussi insignifiant qu’une femmes’interposât entre deux êtres du même sang !

Le naïf Alleyne écarquilla les yeux.

– Non, madame, ce serait pire quetout ! dit-il. Quel homme serait assez pleutre et assez vilpour se dérober à votre appel ? Je me suis brouillé avec monfrère et maintenant, par malheur, voici que je vous ai offensée parma langue malhabile ! En vérité, madame, je suis déchiré desdeux côtés et j’ai du mal à bien comprendre ce qui s’est passé.

Elle émit un petit rire en cascade.

– Je ne saurais m’en étonner !fit-elle. Vous êtes arrivé comme le chevalier des romans qui bonditentre le dragon et la demoiselle, sans avoir beaucoup de temps pourposer des questions. Venez ! reprit-elle en se levant et ententant de défroisser sa robe. Marchons ensemble dans le silencedes halliers. Peut-être rencontrerons-nous Bertrand avec leschevaux. Si mon pauvre Troubadour n’avait pas perdu un fer, nousn’aurions pas été exposés à cet ennui. Attendez : il faut queje vous prenne le bras ; j’ai beau parler sur un ton léger,j’ai aussi peur, maintenant que tout s’est bien terminé, que monbrave Roland. Voyez comme son cœur bat ! Et il a ses chèresplumes hérissées, mon petit chevalier qui ne veut pas voir samaîtresse maltraitée !

Elle caressa son faucon. Alleyne marchait àcôté d’elle et de temps à autre il lançait un coup d’œil à cettejeune fille qui avait le maintien d’une reine. En silence ilsavancèrent sur le velours d’un gazon tacheté de lumière etd’ombres.

– Vous n’avez donc pas envie d’entendremon histoire ? demanda-t-elle enfin.

– S’il vous plaît de me la dire,oui ! répondit-il.

– Oh ! s’exclama-t-elle en hochantla tête. Puisqu’elle présente si peu d’intérêt pour vous, n’enparlons plus !

– Non ! fit-il avec une sorte depassion. Je voudrais l’entendre.

– Vous avez le droit de l’entendre,puisque c’est à cause d’elle que vous avez perdu l’amitié d’unfrère. Et pourtant… Oh, après tout, vous êtes clerc, d’après ce quej’ai compris ! Donc vous vous orientez vers les ordres ?Je vous prends comme directeur de conscience. Sachez que cet hommem’a courtisée, moins je pense pour mes qualités personnelles quepar ambition : il avait dû se mettre dans la tête qu’ilagrandirait son domaine en puisant dans le coffre-fort de mon père.Hélas, la Vierge le sait : il n’aurait pas trouvé grand-choseà l’intérieur ! Mais mon père, qui est fier, vaillantchevalier et soldat éprouvé, est d’un sang fort ancien, et lanaissance grossière comme la basse ascendance du seigneur de… Oh,jour de malheur ! J’oubliais que votre origine est la même quela sienne.

– Ne vous souciez pas de cela, réponditAlleyne. Nous descendons tous de notre bonne mère Ève.

– D’une même source s’écoulent plusieursrivières, dit-elle rapidement. Certaines sont tranquilles etdouces, d’autres sont sauvages. Mais, en résumé, mon père nevoulait pas de lui comme futur gendre, et moi, à vrai dire, je nevoulais pas de lui comme mari. Quand il l’apprit il se déclaracontre nous et jura de se venger. Comme il passe pour un hommedangereux, qu’épaulent de nombreux hors-la-loi et rebelles, monpère m’interdit de chasser au faucon ou au chien courant dans lesbois situés au nord de la route de Christchurch. Malheureusement,ce matin je lâchai mon petit Roland que voilà sur un héron auxailes puissantes ; Bertrand le page et moi nous nous lançâmesà sa poursuite, sans autre idée que de faire du bon sport, et nousarrivâmes dans les bois de Minstead. Jusque-là, le mal n’était pasgrand ; mais mon cheval Troubadour mit sa patte déferrée surun bâton pointu : il se cabra et me jeta par terre. Regardezma robe : c’est la troisième que j’ai salie en une semaine.Quand Agatha, la demoiselle d’atour, la verra dans cet état, jesais ce qui m’attend.

– Et ensuite, madame ?

– Eh bien ! Troubadour partit augalop ; sans doute en tombant lui avais-je donné un coupd’éperon ; Bertrand se lança à sa poursuite. Quand je merelevai, le seigneur de Minstead en personne apparut ; ilm’apprit que je me trouvais sur ses terres, mais il entoura cettenouvelle de termes si courtois et de gestes si prévenants que j’eusl’idée d’accepter son toit pour m’y réfugier en attendant le retourde mon page. Par la grâce de la Vierge et l’aide de ma patronnesainte Madeleine je me suis arrêtée avant d’arriver chez lui.Alors, comme vous l’avez vu, il a essayé de m’y traîner de force.Et puis… Ah !

Elle frissonna et vacilla comme sous le coupd’un accès de fièvre.

– Qu’y a-t-il ? s’écria Alleyne enregardant autour de lui.

– Rien, mon ami ! Je pensais à lafaçon dont je lui ai mordu la main. J’aurais préféré mordre dans uncrapaud vivant ou dans un serpent venimeux. Oh, je maudis meslèvres ! Mais vous… Comme vous avez été brave, et vif !Comme vous êtes doux, et pourtant comme vous pouvez être hardidevant un inconnu ! Si j’étais un homme, j’aurais voulu fairece que vous avez fait !

– C’est une bien petite chose !répondit-il tout satisfait de ces louanges. Mais vous…Qu’allez-vous faire ?

– Près d’ici il y a un grand chêne. Jepense que Bertrand y aura mené les chevaux car c’est un vieuxrendez-vous de chasse pour nous. Puis tout droit à la maison, etplus de fauconnerie pour aujourd’hui ! Un galop de dix-huitkilomètres séchera mes pieds et ma robe.

– Mais votre père ?

– Oh, je ne lui dirai rien ! Vous nele connaissez pas, mais je vous assure qu’il n’est pas homme à quidésobéir comme je l’ai fait. Il me vengerait, c’est vrai, mais cen’est pas de lui que j’attends ma vengeance. Quelque jour,peut-être dans une joute ou dans un tournoi, un chevalier voudraporter mes couleurs ; je lui dirai alors que s’il veutvraiment mériter mes bonnes grâces il doit d’abord redresser untort, et que l’auteur de ce tort est le seigneur de Minstead. Etmon chevalier se lancera dans une aventure comme les aiment leshardis chevaliers, et ma dette sera éteinte, et mon père n’en saurarien, et il y aura un bandit de moins sur la terre. Dites, n’est-cepas un bon plan ?

– Non, madame. C’est un plan indigne devous. Comment pouvez-vous parler de violence et de vengeance ?N’existe-t-il donc personne qui soit doux et aimable, pitoyable etprêt à pardonner ? Hélas ! Le monde est dur, cruel ;je voudrais n’avoir jamais quitté la cellule de mon abbaye !Entendre de votre bouche de telles paroles, c’est comme sij’entendais un ange de grâce prêcher le credo du diable !

Elle sursauta. Elle tressaillit comme le jeunepoulain qui sent le mors pour la première fois.

– Grand merci pour votre sermon, jeuneseigneur ! fit-elle avec une petite révérence. Si je vous aibien compris, vous êtes désolé de m’avoir rencontrée et vous meconsidérez comme un démon ? Eh bien ! mon père qui n’estpas tendre quand il est en colère ne m’a jamais appelée de ce nom.Et il en aurait le droit, et ce pourrait être son devoir, maisassurément vous n’en avez ni l’un ni l’autre. Aussi vaudrait-ilmieux, puisque vous avez une si basse opinion de moi, que vouspreniez ce sentier sur la gauche. Moi je continuerai par celui-ci.Je ne suis évidemment pas digne de vous accompagner pluslongtemps !

Sur ces mots, elle partit droit devant elleavec une dignité que démentait à peine sa robe déchirée. Alleynedemeura cloué sur place. Il attendit en vain qu’elle se retournâtou qu’elle ralentît son pas ; au contraire elle s’éloignad’une allure égale jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une tacheindistincte parmi les feuilles. Alors il baissa la tête et, le cœurlourd, il prit l’autre chemin tout en se reprochant la maladressede langage qui avait offensé celle qu’il n’aurait jamais voulufâcher.

Il avait déjà parcouru une centaine de mètresquand il entendit soudain un léger craquement de feuilles mortesderrière lui ; il se retourna ; la jeune fille l’avaitrattrapé ; elle se tenait sur son ombre ; elle était unevivante image de l’humilité et du repentir.

– Je ne vous chagrinerai plus, dit-elle.Et même je ne parlerai plus. Mais je préférerais rester auprès devous tant que nous sommes dans les bois.

– Non, vous ne pourrez pas mechagriner ! répondit-il tout heureux. Ce sont mes parolesrudes qui vous ont fait de la peine. Mais toute ma vie je suisdemeuré parmi des hommes et, avec la meilleure volonté, je sais maltempérer mes propos pour l’oreille d’une jeune fille.

– Alors, s’écria-t-elle, dites-moi quej’ai raison de vouloir me venger du seigneur de Minstead !

– Non, répondit-il gravement. Cela je nepeux pas vous le dire.

– Alors, lequel maintenant est méchant etdésagréable ? lança-t-elle triomphante. Comme vous êtes fermeet froid malgré votre âge ! Sûrement vous n’êtes pas un simpleclerc, mais évêque ou cardinal ? Vous devriez avoir une crosseau lieu d’un gourdin et une mitre à la place d’un bonnet !Bon, pour vous faire plaisir, je pardonnerai au seigneur deMinstead et je ne me vengerai de personne, sinon de moi qui éprouvetoujours le besoin de m’exposer au danger. Serez-vous satisfait,messire ?

– C’est votre véritable personnalité quivient de s’exprimer ! s’écria-t-il. Et vous trouverez plus deplaisir à pardonner qu’en n’importe quelle vengeance.

Elle secoua la tête, comme si elle en doutait,et puis elle poussa un cri de surprise plus que de joie.

– Voici Bertrand avec leschevaux !

Dans la clairière s’avançait un petit pagehabillé de vert ; il avait les yeux rieurs et de longuesboucles qui flottaient derrière son cou. Il s’était hissé sur unhaut cheval bai et tenait par la bride un palefroi noirardent ; les flancs des deux montures luisaient de sueur.

– Je vous ai cherché partout, chèredamoiselle Maude ! dit-il en sautant à bas du cheval pourprésenter l’étrier. Troubadour a galopé jusqu’à Holmhill avant queje puisse le rattraper. J’espère que vous n’avez pas eu de mal nide soucis ?

Il lança un regard inquisiteur versAlleyne.

– Non, Bertrand, grâce à ce chevaleresqueétranger. Et maintenant, messire, reprit-elle en se mettant enselle, il ne convient pas que je vous quitte sans vous dire un motde plus. Clerc ou pas clerc, vous avez agi ce jour comme unvéritable chevalier. Le Roi Arthur et toute sa table n’auraient pumieux faire. Il se peut qu’en retour, mon père ou son entourage aitla faculté d’aider vos intérêts. Il n’est pas riche, mais il estestimé et il possède des amis puissants. Dites-moi ce que vouscomptez faire, et voyons s’il peut vous être utile.

– Hélas, madame ! Je ne sais plusque faire. J’ai deux amis qui sont allés à Christchurch ;vraisemblablement je vais aller les rejoindre.

– Et où cela dans Christchurch ?

– Au château du vaillant chevalier SirNigel Loring, connétable du comte de Salisbury.

À son vif étonnement elle éclata de rire,éperonna son palefroi et s’enfonça dans les bois, suivie de sonpage. Elle n’ajouta pas un mot, mais avant de disparaître parmi lesarbres elle se retourna pour lui adresser un dernier geste d’adieu.Il demeura là un long moment, avec l’espoir qu’ellereviendrait ; mais le bruit des sabots s’éloigna et mourut auloin ; les bois ne furent plus troublés que par le murmure desfeuilles. Il se décida alors à partir et il regagna la route, maisil n’était plus l’enfant gai qui l’avait quittée trois heuresauparavant pour prendre un raccourci.

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