La Compagnie blanche

Chapitre 5Comment une étrange compagnie se trouva rassemblée à « L’Émerillonbigarré »

La nuit était tombée, la lune brillait entredes lambeaux de nuages déchiquetés. Fatigué par tant d’événementsexceptionnels, les pieds endoloris, Alleyne Edricson arriva enfindevant l’auberge de la forêt qui était située aux environs deLyndhurst. La maison était rectangulaire, basse, légèrement enretrait ; de chaque côté de la porte deux torches brûlaientcomme pour souhaiter la bienvenue au voyageur. D’une fenêtre seprojetait une longue perche au bout de laquelle était attaché unbouquet de feuillage : on vendait donc des liqueurs àl’intérieur. En approchant Alleyne constata que l’auberge avait étégrossièrement construite avec des poutres mal jointes et que lalumière de la salle filtrait par les interstices. Le toit était enchaume et minable ; mais par un contraste curieux, toute unerangée d’écussons de bois magnifiquement peints de chevrons, debandes, de sautoirs et d’autres emblèmes héraldiques s’étirait sousses avancées. Près de la porte un cheval était attaché ; leslueurs rougeâtres qui s’échappaient de l’intérieur éclairaient satête brune et ses yeux patients, mais tout son corps était plongédans l’ombre.

Alleyne hésita. Il savait que Minstead, oùhabitait son frère, n’était plus qu’à quelques kilomètres. D’autrepart il n’avait pas revu ce frère depuis son enfance, et lesrenseignements qu’il avait recueillis sur son compte ledépeignaient comme un homme dur et âpre. Peut-être l’heureétait-elle mal choisie pour chercher refuge sous son toit : ilétait tard ! N’aurait-il pas avantage à dormir dans cetteauberge, puis à pousser dans la matinée jusqu’à Minstead ? Sison frère l’accueillait bien, il demeurerait quelque temps chez luiet verrait comment lui être utile. Si, au contraire, il avait lecœur endurci, Alleyne pourrait se mettre en route et gagner sa viecomme artisan ou scribe. Au bout d’une année, selon le vœu de sonpère, il serait libre de retourner chez les religieux : uneéducation monastique, puis une année dans le siècle, et ensuite lelibre choix. C’était une curieuse décision, mais il était contraintde l’exécuter. D’autre part s’il voulait commencer par gagnerl’amitié de son frère, il ferait mieux d’attendre le lendemainmatin pour frapper à son huis.

La porte en planches était entrebâillée.Alleyne entendit un tel vacarme de rires gras et de propos rudesqu’il s’arrêta irrésolu sur le seuil. Mais réfléchissant quec’était un lieu public où il avait autant de droits que n’importequi, il poussa la porte et pénétra dans la salle commune.

Bien que la soirée fût loin d’être fraîche, unfeu de bois pétillait dans un grand âtre ; une partie de lafumée grimpait par une cheminée de fortune, mais dans l’ensembleelle roulait plutôt ses nuages dans la pièce ; l’atmosphère enétait si lourde qu’un nouvel arrivant commençait par être pris desuffocation. Sur le feu un grand chaudron mijotait et exhalait desodeurs pleines de promesses. Une douzaine de personnes de tous âgeset de toutes conditions étaient assises autour ; lorsqueAlleyne entra, l’assistance poussa un tel cri qu’il s’arrêtanet ; il regarda à travers la fumée en se demandant ce quesignifiait un accueil aussi bruyant.

– Une tournée ! Une tournée !cria un rude gaillard dont le justaucorps était en loques. Unetournée d’hydromel ou de bière sur le compte du dernierarrivant !

– C’est la loi de « L’Émerillonbigarré » ! dit un autre. Holà, dame Eliza !Voici un nouveau client, et nous n’avons plus rien à boire.

– Je viens aux ordres,messeigneurs ! Bien entendu je prends votre commande, réponditla tenancière qui se précipita avec les mains pleines de gobeletsde cuir. Que voulez-vous boire ? De la bière pour ceux de laforêt, de l’hydromel pour le ménestrel, une liqueur pour lechaudronnier, et du vin pour le reste de la compagnie. C’est unevieille coutume de la maison, jeune seigneur. Depuis de nombreusesannées à « L’Émerillon bigarré » l’usage veutque la compagnie boive à la santé du dernier arrivant. Vousplaît-il de vous prêter à cette fantaisie ?

– Ma foi, bonne dame, répondit Alleyne,je ne voudrais pas manquer aux usages de votre maison, mais c’estpeu de dire que ma bourse est mince. Toutefois jusqu’à concurrencede deux pence, je serai ravi de payer mon écot.

– Franchement parlé et bien dit, monpetit moine ! rugit une grosse voix.

Une lourde main s’appesantit sur l’épauled’Alleyne. Levant les yeux il reconnut à côté de lui son anciencompagnon du couvent, l’ex-moine Hordle John.

– Par l’épine de Glastonbury,s’exclama-t-il, Beaulieu traverse une mauvaise passe ! En unjour les moines perdent les deux seuls hommes qu’abritaient leursmurs. Car je t’ai observé, jeunot, et je sais que malgré ce masquede bébé il y a en toi l’étoffe d’un homme. Il y a l’Abbé, aussi. Jene suis pas de ses amis, ni lui des miens ; mais dans sesveines coule un sang chaud. C’est le seul homme qui reste là-bas.Les autres, que sont-ils ?

– De saints hommes ! réponditAlleyne gravement.

– De saints hommes ? Dis plutôt desaints choux ! Ou de saintes cosses ! Que font-ilsd’autre que vivre et manger et s’engraisser ? Si c’est cela,la sainteté, je te montrerai des porcs dans la forêt qui seraientdignes de figurer en tête du calendrier. Crois-tu que c’était pourmener une existence pareille que ce bon bras a été ajusté à monépaule, ou que ta tête a été placée sur ton cou ? Il y a destas de choses à faire dans le monde, ami, et ce n’est pas en nouscachant derrière des murs de pierre que nous les ferons.

– Alors pourquoi es-tu allé chez lesfrères ? s’enquit Alleyne.

– À question raisonnable, réponseraisonnable. Je suis allé chez les frères parce que MargeryAlspaye, de Bolder, a épousé Crooked Thomas, de Ringwood, et alaissé tomber un certain John de Hordle sous le prétexte qu’elle nepouvait pas se marier avec le luron, l’énergumène et le vagabondque, paraît-il, je suis. Voilà pourquoi, moi, naïf et impulsif,j’avais quitté le monde ; et voilà pourquoi, ayant eu le tempsde réfléchir, je suis rudement content de m’y retrouver à nouveau.Jour de malheur, celui où j’ai troqué mon justaucorps de petitpropriétaire pour une robe blanche !

Pendant qu’il parlait, l’aubergiste étaitrentrée en portant un grand plateau de gobelets et de flaconspleins de bière brune ou de vin rouge. Derrière elle suivait uneservante encombrée d’une pile d’assiettes en bois et d’une gerbe decuillers, qu’elle distribua à la ronde. Deux forestiers,reconnaissables à leur doublet vert taché par les intempéries,retirèrent le grand chaudron du feu ; un troisième, armé d’uneénorme louche d’étain, servit à chacun une part de viandesfumantes. Alleyne transporta sa portion et sa bière sur un tréteaudans un coin retiré ; de là il pouvait manger tranquillementet contempler cet étrange tableau qui différait des repassilencieux et bien ordonnancés auxquels il avait été habitué.

La salle ressemblait vaguement à une écurie,le plafond bas, noirci par la fumée, crasseux, était percé deplusieurs trappes auxquelles on accédait par des échelles. Les mursde planches n’étaient pas peints ; çà et là étaient fixées degrandes chevilles de bois d’où pendaient des manteaux, des bissacs,des fouets, des brides et des selles. Au-dessus de la cheminée sixou sept écus de bois, barbouillés d’armoiries, inégalement enfuméset sales, attestaient qu’ils avaient été accrochés à des époquesdifférentes. Il n’y avait pas de meubles, en dehors d’un longdressoir supportant de vieilles poteries et de plusieurs bancs ettréteaux dont les pieds s’enfonçaient dans la molle argile du sol.Pour toutes lumières, celle du feu, plus trois torches enfoncéesdans des godets fixés au mur ; elles vacillaient, ellescrépitaient en dégageant une forte odeur de résine. Tout cela étaitneuf pour le jeune clerc. Mais le plus intéressant était le cercledes dîneurs autour du feu : tous des voyageurs modestes, telsqu’on aurait pu en trouver cette nuit-là dans toutes les aubergesde l’Angleterre ; mais aux yeux d’Alleyne ils représentaientle monde inconnu contre lequel il avait été si fréquemment et sigravement mis en garde. Or, d’après ce qu’il voyait, ce monde-là neressemblait nullement à un lieu de perdition.

Trois ou quatre étaient certainement desgardes-chasses et des verdiers de la forêt ; ils étaient hâléspar le soleil, ils portaient la barbe, ils avaient l’œil vif et legeste prompt des cerfs en compagnie desquels ils vivaient. Dansl’angle de la cheminée se trouvait un ménestrel d’une quarantained’années, vêtu d’un costume défraîchi en drap de Norwich ; satunique était devenue si étroite qu’elle n’était attachée qu’au couet à la taille ; il avait le visage rude et morne ; sesyeux jaunes, saillants, révélaient qu’il ne s’éloignait jamaislongtemps d’un pot de vin ; sous un bras il maintenait uneharpe dorée et tachée à laquelle il manquait deux cordes ; sonautre main plongeait avidement dans son assiette. À côté de luiétaient assis deux hommes du même âge ; l’un avait unefourrure à son habit, qui lui conférait une dignité qui lui étaitplus chère que son confort, puisqu’il la gardait serrée en dépit dela chaleur du feu de bois ; l’autre, vêtu d’un costume rouxsouillé et d’un long pourpoint à basques, avait un visage derenard, des yeux perçants et une barbe maigrichonne. Son voisinétait Hordle John. Puis venaient trois rudes gaillards malpropresavec des cheveux et des barbes hirsutes : c’étaient destravailleurs libres qui venaient des fermes voisines. (De petitespropriétés foncières libres se disséminaient encore au cœur dudomaine royal.) La compagnie était complétée par un paysan en peaude mouton et par un jeune homme habillé de clair : il portaitune cape aux bords découpés, des chausses bariolées ; ilregardait autour de lui avec dédain ; tandis qu’il maniaitactivement la cuiller, il tenait près de son nez un flacon de sels.Dans l’angle un obèse était étalé sur une botte de foin ; ilronflait comme un sonneur ; visiblement il était ivremort.

– Voici Wat ! annonça la tenancièrequi vint s’asseoir auprès d’Alleyne et qui désigna de sa louche ledormeur. C’est lui qui peint les emblèmes par ici. Hélas !jamais je n’aurais dû être assez folle pour lui faireconfiance ! Maintenant, jeune homme, quelle sorte d’oiseaupensez-vous qu’est l’émerillon bigarré qui est l’enseigne de monauberge ?

– Un émerillon, dit Alleyne, c’est unoiseau qui ressemble à un aigle ou à un faucon. Je me rappelle quele Frère Bartholomew, initié à tous les secrets de la nature, m’ena montré un quand nous cheminions ensemble près de VinneyRidge.

– Un faucon ou un aigle, vousdites ? Et bigarré, cela veut dire de plusieurs couleurs.N’importe qui affirmerait la même chose, sauf ce tonneau demensonges. Il est arrivé ici, voyez-vous, et il m’a dit que si jevoulais lui donner un gallon de bière, ce qui le fortifieraitpendant son travail, et aussi des couleurs et une planche, ilpeindrait pour moi un bel émerillon bigarré que je pourraisaccrocher en enseigne au-dessus de ma porte. Moi, pauvre crédule,je lui ai donné de la bière et tout ce qu’il a voulu ; et jel’ai laissé seul, parce qu’il m’a dit que lorsqu’un homme avait unchef-d’œuvre à exécuter il ne fallait pas lui distraire l’esprit.Quand je suis revenue, le gallon était vide et il était couchécomme vous le voyez ; la planche était barbouillée depeinture. Regardez !…

Elle leva un panneau de bois qui était posécontre le mur, et exhiba l’image fort primaire d’une volailleanguleuse et décharnée, munie de pattes interminables et d’un corpstacheté.

– … Est-ce que ça ressemble à l’oiseauque vous avez vu ?

Alleyne secoua la tête ; il ne puts’empêcher de sourire.

– … Bien sûr que non ! repritl’aubergiste. Ça ne ressemble à aucun oiseau qui ait jamais agitédes plumes. On dirait plutôt un poulet plumé qui serait mort deméningite. Et de la scarlatine, par surcroît ! Que penseraientles gens comme il faut, Sir Nicholas Bornhunte, ou Sir BernardBrocas de Rochecourt, s’ils voyaient une enseigne pareille ?Et le Roi ! Car le Roi passe souvent par ici, et il aime sesfaucons comme il aime ses fils. Ce serait la ruine de monétablissement !

– L’affaire peut encore s’arranger, ditAlleyne. Je vous prierais, bonne dame, de me donner les pots depeinture et le pinceau, et je vais essayer de retoucher cechef-d’œuvre.

Dame Eliza le considéra avec scepticisme,comme si elle redoutait une nouvelle ruse, mais elle réfléchitqu’il n’avait pas réclamé de bière ; aussi apporta-t-elle lespeintures, et elle le surveilla pendant qu’il travaillait, tout enlui parlant des gens assis autour du feu.

– Les quatre garçons de la forêt,dit-elle, vont partir bientôt. Ils habitent à Emery Down, à deuxkilomètres d’ici. Ils s’occupent des daguets de la chasse du Roi.Le ménestrel s’appelle Floyting Will. Il vient du nord, mais depuisplusieurs années il fait le tour de la forêt de Southampton àChristchurch. Il boit beaucoup et paie rarement ; mais il vousferait mal aux côtes si vous l’entendiez chanter « La farce deHendy Tobias ». Peut-être qu’il chantera quand la bière l’auraéchauffé.

– Qui sont ses voisins ? demandaAlleyne très intéressé. Celui qui a un habit fourré possède unefigure intelligente.

– Il vend des pilules et desbaumes ; il est très instruit pour tout ce qui est humeurs,rhumatismes, flux et autres maladies. Vous voyez qu’il porte sur samanche l’image de saint Luc, le premier médecin. Je prie le bonsaint Thomas de Kent que je n’aie pas besoin de lui de sitôt !Il s’est arrêté ici ce soir parce qu’il fait sa cueillette d’herbesdans les environs. À côté de lui c’est un arracheur de dents ;le sac qu’il porte à sa ceinture est rempli des dents qu’il aextraites à la foire de Winchester. Je jurerais bien qu’il y en adavantage de saines que de gâtées, car il travaille vite mais savue baisse. Quant à son voisin à cheveux roux, je ne le connaispas. Les quatre de ce côté sont des cultivateurs : trois sontau service du bailli de Sir Baldwin Redvers ; l’autre, à cequ’on m’a dit, celui qui a la peau de mouton, est un serf desMidlands qui s’est enfui de chez son maître.

– Et l’autre ? chuchota Alleyne. Cedoit être un homme d’importance, pour regarder avec tant de dédainses voisins.

L’aubergiste le contempla d’un œil paternel etsecoua la tête.

– Vous n’avez guère l’habitude du monde,dit-elle. Autrement vous vous seriez aperçu que ce sont les petitshommes et non les grands qui pointent le nez en l’air avec cetteinsolence. Vous voyez ces écus sur le mur et vous avez vu ceux quisont sous l’avancée du toit ? Chacun est l’emblème d’un nobleseigneur ou d’un galant chevalier qui a dormi sous mon toit. Etbien, je n’ai jamais rencontré d’hommes plus doux ni plus faciles àservir : ils mangeaient mon bacon, ils buvaient mon vin avecle visage joyeux, et en réglant leur note ils me disaient uneparole courtoise ou une plaisanterie qui m’était plus agréable quemon bénéfice. Voilà de vrais gens comme il faut ! Mais uncolporteur ou un montreur d’ours jurera qu’il y a de la vase dansle vin et de l’eau dans la bière, et il décampera sur un juron. Cejeune homme est un élève de Cambridge, là où les garçons selaissent tourner la tête par un peu de science et où ils perdentl’usage de leurs mains à force d’étudier les lois des Romains. Maisje dois à présent dresser les lits. Que les saints vous aident dansvotre tâche !

Alleyne tira sa planche vers un endroitéclairé par l’une des torches, et il travailla avec l’ardeur et leplaisir de l’artiste, tout en prêtant l’oreille aux propos quis’échangeaient autour du feu. Le paysan en peau de mouton, quin’avait pas ouvert la bouche de toute la soirée, avait été siéchauffé par la bière qu’il parlait maintenant d’une voix forte etcoléreuse ; ses yeux lançaient des éclairs, il serrait lespoings.

– Sir Humphrey Tennant d’Ashby peut bienlabourer ses propres champs à ma place ! cria-t-il. Il y atrop longtemps que le château a étendu son ombre sur la chaumière.Depuis trois cents ans ma famille a sué de la sueur et des larmes,jour après jour, pour que du vin soit toujours servi sur la tabledu seigneur et qu’il ait un équipement sur le dos. Qu’il sedébarrasse de sa vaisselle d’or et qu’il fouille le sol, puisqu’ilfaut fouiller le sol !

– Bien parlé, mon beau fils !approuva l’un des cultivateurs indépendants. Si tous les hommesparlaient comme ça…

– Il voulait me vendre avec sa terre,poursuivit l’autre avec passion. Savez-vous ce qu’a dit lebailli ? « L’homme, la femme et leur fumier ! »Voilà ce qu’il a dit, ce gâteux. Jamais un bouvillon n’a été vendusur la ferme avec tant de légèreté. Ah ! Peut-êtres’éveillera-t-il quelque nuit avec des flammes qui lui lécherontles oreilles, car le feu est l’ami du pauvre, et j’ai vu un tas decendres fumantes là où la veille encore se dressait un châteauaussi important que celui d’Ashby !

– Voici un enfant de métal ! cria unautre cultivateur. Il ose dire tout haut ce que tout le mondepense. Ne sommes-nous pas tous des descendants d’Adam, tous avec dela chair et du sang, tous avec la même bouche qui a besoin demanger et de boire ? Où est donc la différence entre la caped’hermine et la tunique de cuir, puisqu’au-dessous le corps est lemême ?

– Attention, Jenkin ! dit un autre.Notre ennemi se dissimule aussi bien sous une robe que sous lehaubert. Nous avons à redouter autant de la tonsure que du casque.Frappe sur le noble et le prêtre hurle. Frappe sur le prêtre et lenoble met la main à son épée. Ce sont deux voleurs jumeaux quivivent sur notre travail.

– Il serait diablement malin, l’homme quivivrait sur ton travail, Hugh ! observa l’un desgardes-chasses. Tu passes la moitié de ton temps à ingurgiter del’hydromel à « L’Émerillon bigarré » !

– Cela vaut mieux que de voler des cerfsqui sont placés sous sa protection, comme certains que je connaisbien.

– Si tu oses ouvrir contre moi ta boucheporcine, s’écria le garde, je te couperai les oreilles avant que lebourreau ait eu le temps de le faire, espèce d’écervelé !

– Allons, messires ! s’exclama dameEliza d’une voix chantante et douce qui montrait que de tellesdiscussions étaient monnaie courante parmi ses clients du soir. Pasde querelles, messires ! Veillez à la bonne réputation de lamaison !

– D’ailleurs, si l’on en venait à secouper les oreilles, dit le troisième cultivateur, d’autresauraient leur mot à dire. Nous sommes tous des hommes libres, et jepense que le gourdin d’un petit fermier vaut largement le couteaud’un garde-chasse. Par saint Anselme ! Ce serait un jour demalheur si nous devions nous abaisser devant les serviteurs de nosmaîtres comme devant nos maîtres !

– Personne n’est mon maître, sauf leRoi ! répondit le garde-chasse. Qui donc ici refuserait deservir le Roi d’Angleterre, sinon un traître ?

– Je ne connais pas le Roi d’Angleterre,déclara Jenkin. Quelle sorte de Roi d’Angleterre est-ce là, qui nesait pas dire un mot d’anglais ? Vous vous rappelez qu’ildescendit l’an dernier à Malwood, avec son sénéchal, son maréchal,son chancelier et ses vingt-quatre gardes. Vers midi je me trouvaisprès de la grille de Franklin Swinton quand il arriva au galop avecun grand chien de garde aux trousses. « Ouvre ! m’a-t-ilcrié en français. Ouvre ! » Et il m’a fait un signe pourque j’ouvre la grille. Et puis : « Merci ! »,comme s’il avait peur de moi. Et vous parlez d’un Roid’Angleterre !

– Je n’en suis pas surpris, s’écrial’élève de Cambridge de la voix aiguë et nasillarde qui était à lamode chez les étudiants. L’anglais n’est pas une langue pour leshommes bien nés et d’une éducation raffinée. C’est une stupidemanière de parler ; on dirait qu’on renifle ou qu’on grogne.Pour ma part, je jure par le savant Polycarpe que je me sens plus àl’aise avec l’hébreu et aussi avec l’arabe.

– Je ne veux pas entendre un mot contrele vieux Roi Ned ! tonna Hordle John. Que m’importe qu’il aimeun œil vif et un minois fripon ? Je connais l’un de ses sujetsqui pourrait là-dessus rivaliser avec lui. S’il ne peut pas parlercomme un Anglais, je dis qu’au moins il peut se battre comme unAnglais : il frappait aux portes de Paris pendant que despiliers de cabaret ronchonnaient et rotaient ici entre deux pots debière.

Ces fortes paroles, prononcées par un hommed’aspect aussi formidable, domptèrent le camp des déloyaux quifirent soudainement silence. Du coup, Alleyne put suivre laconversation qui réunissait dans l’autre coin le médecin,l’arracheur de dents et le ménestrel.

– Un rat cru ! disait le spécialistedes baumes et onguents. Voilà ce que j’ai toujours recommandécontre la peste. Un rat cru avec sa panse ouverte.

– Ne pourrait-il pas être grillé, monmaître ? demanda l’arracheur de dents. Un rat cru, cela faitun plat triste !

– Mais un rat cru, pas pour êtremangé ! cria le médecin du haut de son mépris. Pourquoi mangerun rat cru ?

– Oui, au fait, pourquoi manger un ratcru ? s’enquit le ménestrel en vidant son gobelet d’untrait.

– Le rat cru doit être placé sur le malou la plaie. Car le rat, remarquez-le, est un animal immonde :il a donc une affinité certaine pour toutes les choses immondes, ettoutes les humeurs vicieuses passent de l’homme dans cettebête.

– Est-ce que ce remède guérirait de laPeste Noire, mon maître ? interrogea Jenkin.

– Oui, bien sûr, mon beau fils !

– Alors je suis bien content que personnene le sache ! La Peste Noire est la meilleure amie du pauvrepeuple d’Angleterre.

– Comment cela ? questionna HordleJohn.

– Voyons, ami ! Il est bien facilede voir que tu n’as pas travaillé de tes mains ; autrement tune m’aurais pas posé de question. Quand la moitié du peuple anglaisest passée de vie à trépas, c’est alors que l’autre moitié a puchoisir son métier préféré et réclamer de bons gages. Voilàpourquoi je dis que la Peste Noire a été la meilleure amie despauvres gens dans ce pays.

– C’est vrai, Jenkin ! dit un autrecultivateur. Mais tous les effets n’ont pas été aussi bons. Noussavons bien qu’à cause de la Peste Noire, des terres à blé ont ététransformées en pâturages, si bien que là où travaillaient centhommes qui gagnaient leur vie il n’y a plus qu’un simple berger quifait paître ses moutons.

– Le mal n’est pas grand, observal’arracheur de dents. Car les moutons font vivre beaucoup de gens.Il n’y a pas que le berger : il y a le tondeur, le marqueur aufer chaud, et puis l’apprêteur, le saleur, le teinturier, lefouleur, le tisserand, le marchand et bien d’autres !

– Et puisque nous en sommes là, dit l’undes gardes, leur mauvaise viande déchausse les dents et voilà unbénéfice pour celui qui peut les arracher.

Cette saillie dirigée contre le dentistesouleva un éclat de rire général. Le ménestrel en profita pourdisposer sa harpe sur son genou et il attaqua une mélodie sur lescordes effilochées.

– Place pour Floyting Will !crièrent les forestiers. Gratte-nous un air joyeux.

– Oui ! Les « Filles deLancastre », suggéra un autre.

– Ou « Saint Siméon et leDiable » !

– Non ! La « Farce de HendyTobias » !

À toutes ces invitations le ménestrel nerépondit rien. Il fixa le plafond de ses yeux rêveurs, comme s’ilcherchait à se rappeler des paroles. Puis, sur un geste largeau-dessus des cordes, il entama une chanson si grossière et sistupide qu’avant la fin du premier couplet, notre jeune clercbondit, le feu aux joues.

– Comment osez-vous chanter de pareilleschoses ? s’écria-t-il. Vous, un homme âgé, qui devriez être unexemple pour les autres !

Ahuris, les voyageurs se tournèrent tous versl’interrupteur.

– Par la Vierge de Hampole ! Notreclerc a retrouvé sa langue, déclara l’un des gardes. Qu’est-ce quine te plaît pas dans cette chanson ? Par quoi tes oreilles debébé ont-elles été offensées ?

– Jamais on n’a chanté ici chanson pluspure et de meilleur goût ! cria un autre. Sommes-nous dans uneauberge publique, oui ou non ?

– Vous faudra-t-il une litanie, mon saintclerc ? ironisa un troisième. Ou un hymne sera-t-il assez bonpour vous servir ?

Le ménestrel, fort en colère, avait reposé saharpe.

– Un enfant va-t-il me faire lamorale ? s’écria-t-il en fixant Alleyne d’un regard furieux.Un enfant qui n’a pas de poil au menton va-t-il me tenir tête,alors que j’ai chanté dans toutes les foires, de la Tweed à laTrent, et que j’ai été deux fois récompensé par la Haute Cour desMénestrels à Beverley ? Je ne chanterai plus ce soir.

– Si, tu chanteras ! fit l’un descultivateurs. Ho, dame Eliza ! Apportez à Will un pichet devotre meilleur pour lui rafraîchir le gosier. Et reprends tachanson, maintenant. Si notre clerc à tête de fille ne l’aime pas,il n’a qu’à filer et retourner d’où il vient.

– Pas si vite ! intervint HordleJohn. Deux choses sont à considérer dans cette affaire. Il se peutque mon petit camarade ait eu le reproche un peu trop prompt, parcequ’il s’est trouvé de bonne heure au couvent et qu’il connaît peules rudes manières et paroles de ce monde. Cependant il y a quelquechose de vrai dans ce qu’il a dit car, vous le savez bien, cettechanson n’est pas des plus honnêtes. Je le soutiendrai donc, et ilne s’en ira pas, mais ses oreilles ne seront pas offenséesdavantage.

– Vraiment, votre Haute et PuissanteGrâce ? se moqua l’un des cultivateurs. Seriez-vous aussiordonné ?

– Par la Vierge ! fit un second. Jecrois que vous avez tous les deux une bonne chance de vousretrouver sur la route avant longtemps !

– Et suffisamment abîmés pour que voussoyez à peine capables de ramper dessus ! hurla untroisième.

– Non, je pars ! Je m’en vais !dit précipitamment Alleyne à Hordle John quand il vit celui-cirelever ses manches et arborer des bras gros comme des gigots. Jene veux pas que tu te querelles à cause de moi.

– Silence, mon garçon ! murmuraHordle John. Je me soucie d’eux comme d’une mouche. Ils risquent des’apercevoir qu’ils ont plus de filasse sur leur quenouille qu’ilsne savent comment l’enrouler. Tiens-toi à l’écart, et laisse-moi lechamp libre !

Les forestiers et les cultivateurs s’étaientlevés. Dame Eliza et le médecin aux herbes s’étaient interposésentre les deux camps et multipliaient les mots apaisants, lesgestes de conciliation. Mais la porte de « L’Émerillonbigarré » s’ouvrit brutalement, et l’attention de lacompagnie se détourna de la querelle pour se fixer sur le nouveauvenu qui s’annonçait aussi peu cérémonieusement.

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