La Compagnie blanche

Chapitre 8Les trois amis

Pendant qu’il se livrait à ses oraisons, sescompagnons avaient continué leur marche. Son jeune sang et l’airfrais du matin l’incitèrent à une course folle. Bâton dans une mainet besace dans l’autre, cheveux bouclés au vent, il s’élança d’unpas élastique sur le sentier de la forêt, agile et gracieux commeun daim. À un détour du chemin, dans une chaumière entourée d’unehaie, le gros John et Aylward l’archer s’étaient arrêtés pourregarder quelque chose. Alleyne les rejoignit et vit deux enfants(le plus jeune pouvait avoir neuf ans et l’aîné guère davantage)sur le petit bout de terrain qui séparait la haie de lachaumière ; ils tenaient dans leur main gauche une baguetterecourbée, à bout de bras ; on aurait dit deux petites statuestant ils étaient silencieux et rigides. Ils avaient des yeux bleus,des cheveux blonds ; ils étaient robustes et bien bâtis ;ils vivaient au grand air, à en juger par le hâle de leur peau.

– Jeunes pousses d’un vieux boisd’arc ! s’écria le soldat tout joyeux. Voilà comment on doitélever des enfants. Par ma garde ! Je ne les aurais pas mieuxexercés si je m’en étais occupé moi-même.

– Que font-ils ? demanda HordleJohn. Ils se tiennent tout raides ; j’espère qu’ils n’ont pasété changés en statues…

– Non. Ils entraînent leur bras gauche,afin de tenir l’arc sans trembler. C’est ainsi que mon propre pèrem’a exercé : six jours par semaine j’élevais son gourdin àbout de bras et je le maintenais en l’air jusqu’à ce que ledit brasfût aussi lourd que du plomb. Holà, mes enfants, combien de tempsresterez-vous le bras tendu ?

– Jusqu’à ce que le soleil soit au-dessusdu grand tilleul, bon maître ! répondit l’aîné.

– Que voulez-vous être plus tard ?Bûcherons ? Verdiers ?

– Non, soldats ! crièrent-ilsensemble.

– Par la barbe de mon père, voilà de labonne race ! Mais pourquoi tenez-vous tant à êtresoldats ?

– Pour nous battre contre les Écossais.Papa nous enverra combattre les Écossais !

– Et pourquoi les Écossais, mesmignons ? Nous avons vu des galères françaises et espagnolesdu côté de Southampton mais je crois que les Écossais n’arriverontpas ici de sitôt !

– Nous n’en voulons qu’aux Écossais,reprit l’aîné, car ce sont les Écossais qui ont arraché à papa sespouces et ses doigts pour la corde.

– Exactement, les enfants ! fit unevoix grave derrière Alleyne.

Les voyageurs se retournèrent. Un homme maigreaux os saillants, aux joues creuses et au teint brouillé s’étaitapproché sans qu’ils l’eussent entendu. Il ouvrit ses deuxmains : le pouce, l’index et le médium de chaque main avaientété arrachés.

– Par ma foi, camarade, qui t’a gratifiéd’un traitement aussi honteux ? s’écria l’archer.

– On voit bien, ami, que tu es né loindes marches d’Écosse ! répondit l’inconnu avec un sourireamer. Au nord de la Humber, personne n’ignore à quel travail selivre Douglas le Diable, le sinistre Lord James.

– Et comment es-tu tombé entre sesmains ? demanda John.

– Je suis un homme du nord, de Beverley,expliqua-t-il. À une certaine époque il n’y avait pas de meilleurtireur à l’arc que Robin Heathcot entre la Trent et le Tweed. Maisvoilà comment il m’a laissé, comme il a laissé d’ailleurs beaucoupd’autres pauvres archers de la frontière : sans prise pourl’arc ni la corde ! Le Roi m’a accordé une chaumière et untravail ici dans le sud. S’il plaît à Dieu, ces deux enfantspaieront une dette qui court depuis longtemps. Combien valent lespouces de papa, garçons ?

– Vingt vies écossaises !répondirent-ils d’une même voix.

– Et combien les doigts ?

– Dix.

– Quand ils pourront courber mon arc deguerre, et descendre un écureuil à cent pas, je les enverraiprendre du service chez Johnny Corpeland, seigneur des Marches etgouverneur de Carlisle. Sur mon âme, je donnerais le reste de mesdoigts pour voir ce Douglas à portée de leurs flèches !

– Puisses-tu vivre assez pour levoir ! approuva l’archer. Et maintenant, enfants, prenezl’avis d’un vieux soldat. Accoutumez-vous à tirer une flècheplongeante. Évidemment un archer peut être obligé de tirer droit etvite, mais il lui arrive très souvent d’avoir affaire avec unguetteur derrière une muraille ou avec un arbalétrier qui auraitrelevé son mantelet ; vous ne pouvez espérer l’atteindre quesi votre flèche tombe des nuages. Je n’ai pas tiré depuis deuxsemaines, mais je crois être capable de vous montrer comment ilfaut vous y prendre.

Il prit son arc long, amena son carquoisdevant lui et chercha une cible. À quelque distance il y avait unesouche jaune et desséchée, qu’on apercevait sous les branchestombantes d’un chêne majestueux. L’archer calcula du regard ladistance. Il prit trois flèches et les tira avec une telle rapiditéqu’avant que la première eût atteint la cible, la dernière étaitdéjà sur la corde. Les flèches passèrent nettement au-dessus duchêne. Sur les trois, deux s’enfoncèrent dans la souche ; latroisième déroutée par un caprice du vent tomba à cinquantecentimètres du but.

– Bravo ! cria le paysan du nord.Écoutez-le, mes enfants ! C’est un maître archer. Votre pèredit amen à chacune de ses paroles.

– Par ma garde ! fit Aylward. Si jeme mets à prêcher sur le tir à l’arc, je n’aurai pas trop de toutela journée pour mon sermon. À la Compagnie nous avons des archersqui sont capables de planter une flèche dans n’importe quellefissure ou jointure de l’équipement d’un homme d’armes, depuis lafermeture du bassinet jusqu’à la charnière des jambières. Mais avecta permission, l’ami, je vais récupérer mes flèches, car chacunevaut un penny et un homme pauvre ne peut s’offrir le luxe d’enabandonner trois dans une souche au bord de la route. D’ailleurs ilnous faut repartir. De tout mon cœur j’espère que tu pourrasentraîner ces deux jeunes autours pour qu’ils puissent abattre legibier dont tu nous as parlé.

Les voyageurs quittèrent le mutilé et saprogéniture, longèrent les cabanes éparpillées d’Emery Down etparvinrent sur la lande immense, ondulée, couverte de fougères etde bruyères où des cochons à demi sauvages fouillaient avec leurgroin la terre des petites collines avoisinantes. La route grimpaiten tournant sans cesse ; le vent soufflait allégrement sur leshauteurs. Des fourrés épais étaient rayés d’or et de pourpre ;ils se détachaient nettement sur le sol noir des tourbières ;une daine royale paissait ; elle tourna vers les intrus sonfront blanc et ses grands yeux inquiets. Alleyne admira la beautésouple de l’animal, mais les doigts de l’archer frémirent sur soncarquois, et ses yeux s’allumèrent sous la poussée de l’instinctqui fait de l’homme un meurtrier.

– Tête Dieu ! grommela-t-il. Si nousétions en France, ou même en Guyenne, nous aurions de la viandefraîche pour notre déjeuner. Que ce soit la loi ou pas la loi, j’aigrande envie de lui décocher un trait.

– Auparavant j’aurai brisé ton arc surmon genou ! cria John en posant sa grosse patte sur la manched’Aylward. Écoute-moi bien, l’ami : je suis né dans la forêtet je sais ce qui s’y passe. Dans notre bonne ville de Hordle, deuxgarçons ont perdu leurs yeux et un troisième sa peau pour avoirfait ce que tu veux faire. À vrai dire, tu ne m’avais pas beaucoupplu au premier abord ; mais depuis j’ai conçu suffisammentd’estime pour toi pour souhaiter que l’écorcheur du verdier nes’occupe pas de ta peau !

– C’est mon métier de risquer ma peau,grogna l’archer.

Néanmoins il rejeta son carquois sur sa hancheet il tourna la tête vers l’ouest.

Ils continuaient à grimper. Le sentier quittala bruyère pour passer à travers des buissons de houx et des boisd’ifs, puis à nouveau ce fut la lande. Rien de plus gai que lesmerles siffleurs quand ils surgissaient d’un bouquet de verdurepour se poser dans un autre. Parfois les voyageurs devaient sauterpar-dessus dans un torrent couleur d’ambre, bordé de fougèresmonstrueuses ; le martin-pêcheur bleu s’affairait ; maisle héron gorgé de truites et de dignité, gris et pensif, sereposait sur une patte parmi les joncs. Des geais jacassaient. Desramiers voletaient en rangs serrés au-dessus de leurs têtes. Sansarrêt le charpentier de la nature, le grand pivert, tapait du becsur les troncs d’arbres. De chaque côté, au fur et à mesure que nostrois camarades prenaient de l’altitude, le paysage s’élargissait,se développait ; vers le sud il descendait en pentes à traversla forêt dorée et la lande brune vers les lointaines fumées deLymington et la mer embrumée qui se fondait dans l’horizon ;vers le nord les bois moutonnaient indéfiniment, les bocagescouronnant d’autres bocages, jusqu’à la flèche blanche de Salisburyqui, très loin, se dessinait dure et claire contre le ciel sansnuages. Pour Alleyne qui avait passé ses jours dans une région auniveau de la mer, l’air vif des hauteurs et l’immense campagnetransformaient son appréciation de l’existence ; la joie devivre faisait battre ses artères. Le gros John lui-même n’était pasinsensible à la beauté paisible qui les environnait. Quant àl’archer, il sifflotait allégrement ou chantait des bribes dechansons d’amour françaises d’une voix qui aurait attendri le cœurféminin le plus dur.

– J’ai beaucoup aimé cet homme du nord,déclara-t-il bientôt. Il sait haïr. Rien qu’à ses yeux et à sesjoues, on voit qu’il est aussi aigre qu’un verjus. Un homme qui adu fiel dans le foie m’intéresse.

– Hélas ! soupira Alleyne. Neserait-il pas préférable qu’il eût de l’amour dans lecœur ?

– Je ne dis pas non. Par mon épée, nul nepeut dire que je suis traître au petit roi. Tant mieux si leshommes aiment l’autre sexe. Pasques Dieu ! Les femmes sontfaites pour être aimées, ces petites, depuis la guimpe jusqu’aulacet du soulier ! Je suis heureux, mon garçon, de constaterque les bons moines t’ont si bien éduqué.

– Non. Je ne parlais pas de l’amour dumonde. Je parlais du sentiment au nom duquel l’homme n’éprouve pasde ressentiment envers ceux qui lui ont fait du tort.

L’archer hocha la tête.

– Un homme devrait aimer les hommes deson sang, dit-il. Mais il n’est pas dans la nature des choses qu’unhomme né en Angleterre aime un Écossais ou un Français. Mafoi ! Tu n’as pas vu une charge des pillards de Nithsdale surleurs petits chevaux de Galloway ; si oui, tu ne parlerais pasde les aimer ! Autant embrasser Belzébuth. Je crains, mongars, qu’on ne t’ait mal dressé à Beaulieu. Sûrement un évêque ensait plus qu’un abbé sur le bien ou le mal, et moi avec ces yeux-làj’ai vu l’évêque de Lincoln fracasser le crâne d’un Écossais d’uncoup de hache, ce qui était une étrange façon de lui prouver sonamour.

Alleyne se demanda s’il avait le droit des’insurger contre une opinion aussi définitive, émise par undignitaire de l’Église.

– Tu as donc porté les armes contre lesÉcossais ? fit-il.

– Oui. Plusieurs fois. Ce sont de rudessoldats. Une bonne école pour celui qui veut apprendre le courageet la science militaire.

– Je me suis laissé dire, intervintHordle John, qu’ils sont de bons hommes de guerre.

– Pour la masse d’armes et la lance ilsn’ont pas leurs pareils, répondit l’archer. Ils peuvent se déplacerloin, aussi, avec des sacs de viande et des grils suspendus à leurceinturon ; si bien que ce serait de la folie que de vouloirles poursuivre. Près de la frontière les champs sont rares et lesbœufs également : la moisson s’y fait avec une faux d’une mainet une hallebarde dans l’autre. Par contre les archers d’Écossesont les plus lamentables que j’aie jamais vus ; ils sontincapables de tirer juste avec une arbalète ; et ne parlonspas de l’arc de guerre !… La plupart sont pauvres, y comprisles nobles ; un très petit nombre peut s’acheter unebrigandine comme celle que je porte ; aussi leur est-ildifficile de résister à nos chevaliers, dont chacun porte sur latête et les épaules le revenu de cinq fermes d’Écosse. Homme contrehomme, à armes égales, ils valent les plus braves de toute laChrétienté.

– Et les Français ? interrogeaAlleyne.

– Les Français sont aussi très courageux.Nous avons remporté de grands succès en France ; ce qui aprovoqué de nombreuses vantardises et des excès de langage autourdes feux de camp. Mais j’ai remarqué que ceux qui connaissaient lemieux la musique ne participaient pas à ce concert d’absurdités.J’ai vu des Français combattre sur des champs de bataille, dans desattaques et dans des sièges, dans des escalades, des raids de nuit,des embuscades, des sorties, des assauts en champ clos. Leurschevaliers et leurs écuyers, mon enfant, sont à tous égards aussibons que les nôtres, et je pourrais t’en citer une vingtaine quiderrière Du Guesclin tiendraient la lice contre les meilleursd’Angleterre. D’un autre côté le peuple est si tourmenté par lagabelle, la capitation et toutes sortes de maudites tailles qu’il aperdu tout courage. Il est fou de demander à quelqu’un d’être entemps de paix un roquet misérable et en temps de guerre un lion.Tonds-les comme des moutons, ils resteront moutons. Si les noblesn’avaient pas écrasé le peuple, il est vraisemblable que nousn’aurions pas écrasé les nobles.

– Mais ils doivent être très malheureux,s’ils s’inclinent ainsi devant les riches ! réfléchit John. Jene suis moi-même qu’un pauvre gars du peuple, et pourtant je saisqu’il existe des chartes, des franchises, des usages, des coutumes,et ainsi de suite. Et je sais aussi que si on les supprimait, il nenous resterait plus qu’à acheter des fers de flèche.

– Oui, mais en France les hommes de loisont aussi forts que les hommes de guerre. Par mon épée, j’affirmeque là-bas un homme a plus à redouter de l’encrier d’un juriste quedu fer d’un seigneur ! On déniche toujours dans lescoffres-forts quelque maudit parchemin pour prouver que le richedoit être encore plus riche et le pauvre encore plus pauvre. EnAngleterre personne ne le supporterait ; mais de l’autre côtéde l’eau le peuple est calme.

– Et quelles autres nations as-tu vuesdans tes voyages, beau sire ? demanda Alleyne Edricson.

Son esprit jeune était affamé de faits aprèstant de spéculations et de mysticisme.

– J’ai vu le paysan des Pays-Bas et jen’ai rien à dire contre lui. Par nature il est lourd et lent ;et il ne prendrait assurément pas les armes pour les beaux yeuxd’une dame ni sous l’effet d’une corde bien grattée, comme lesimpulsifs à sang chaud du midi. Mais, ma foi, si tu étends ta mainsur ses balles de laine, ou si tu le plaisantes sur le velours deBruges, alors tous les bourgeois bourdonnent comme une ruche, et seprécipitent, prêts à frapper de bon cœur. Par Notre-Dame ! ÀCourtrai et ailleurs ils ont montré aux Français qu’ils étaientaussi adroits à manier l’épée qu’à la bien tremper.

– Et les Espagnols ?

– Eux aussi sont très courageux ;d’autant plus que depuis plusieurs siècles ils ont dû combattreavec acharnement les maudits sectateurs du noir Mahomet, qui lesavaient attaqués par le sud et qui, je crois, occupent encore laplus belle moitié du pays. J’ai eu mon tour avec eux en mer quandils sont venus vers Winchelsea ; la bonne reine et ses damesd’honneur étaient assises sur la falaise et suivaient la bataillecomme s’il s’était agi d’une joute ou d’un tournoi. Par ma garde,c’était un spectacle qui valait la peine d’être vu, car tout ce quicomptait en Angleterre était sur l’eau ce jour-là ! Noussommes partis sur de petits bateaux et nous sommes revenus sur degrandes galères : sur cinquante gros vaisseaux espagnols, plusde quarante arborèrent la Croix de saint Georges avant le coucherdu soleil. Mais à présent, jeune homme, je t’ai répondu avecfranchise, et je crois que c’est à toi de me répondre à présent. Ilfaut qu’entre nous les choses soient claires et nettes. J’ai pourhabitude de viser droit au but. Tu as vu les objets que j’avaisavec moi et que j’ai laissés à l’hôtellerie. Dis-moi quel est celuique tu désirerais, sauf seulement la boîte de sucre rose quej’apporte à Lady Loring, et il sera à toi si tu me suis enFrance.

– Non, répondit Alleyne. Je seraisheureux de te suivre en France ou n’importe où, ne serait-ce quepour t’écouter, et aussi parce que vous êtes les deux seuls amisque je possède dans le monde hors du couvent. Mais en vérité celam’est impossible car j’ai des devoirs à remplir envers mon frère,puisque nos père et mère sont morts et qu’il est mon aîné. Enoutre, je ne conçois pas de quelle utilité je te serais enFrance : ni par tempérament ni par entraînement je ne suishomme de guerre, et il me semble que dans ce pays on ne fait ques’y battre.

– Cela vient de la stupidité de mespropos ! s’écria l’archer. Comme je ne suis pas instruit, malangue ne parle que d’épées et de cibles, parce que ma main nes’occupe guère que de cela. Apprends donc que pour un manuscrit enAngleterre il y en a vingt en France. Pour ce qui est des statues,des pierres taillées, des châsses, des grilles ciselées, ou de toutce qui enchanterait l’œil d’un clerc instruit, la proportion est deun contre cent. Pendant le sac de Carcassonne j’ai vu des sallesremplies de parchemins, mais personne dans notre Compagnie n’étaitcapable de les lire. À Arles et à Nîmes aussi et dans d’autresvilles que je pourrais citer, les grandes arcades et lesformidables remparts qu’ont autrefois construits des géants venusdu sud tiennent encore debout. Tiens, tes yeux brillent ? Biensûr, tu aimerais voir tout cela ! Accompagne-moi donc, et jete jure par les dix doigts de mes mains que je te montrerai cesmerveilles !

– Oui, je serais vraiment content de lesvoir, répondit Alleyne ; mais j’ai quitté Beaulieu dans un butbien précis et je dois accomplir mon devoir, tout comme tuaccomplis le tien.

– Réfléchis encore, mon ami, insistaAylward, à tout le bien que tu pourrais faire là-bas. La Compagnieest forte de trois cents hommes, et personne ne prie poureux ; pourtant la Vierge sait s’il n’a jamais existé un grouped’hommes qui ait davantage besoin de prières ! Ce devoir-cipeut contrebalancer l’autre. Ton frère s’est débrouillé sans toipendant de nombreuses années. D’après ce que j’ai compris il nes’est jamais dérangé pour aller te voir à Beaulieu ; il n’adonc pas si grand besoin de tes services !

– De plus, dit John, tout le monde dansla forêt le connaît. De Bramshaw Hill à Holmesley Walk il n’y a pasplus ivrogne, braillard, dangereux que lui. Tu t’en apercevras àtes dépens.

– Raison de plus pour que j’essaye del’amender, répliqua Alleyne. N’insistez pas, mes amis, car tous mesdésirs m’attirent vers la France, et ce serait une vraie joie si jepouvais vous suivre. Mais vraiment c’est impossible. Et ici même jevais prendre congé de vous, car je vois parmi les arbres une tourcarrée qui doit être celle de l’église de Minstead. Je suivrai cesentier à travers bois pour arriver plus tôt.

– Hé bien, que Dieu soit avec toi, monenfant ! s’écria l’archer en pressant Alleyne contre son cœur.Je suis prompt à aimer, prompt à haïr. Dieu m’est témoin que jesuis désolé de te quitter.

– Ne pourrions-nous, proposa le grosJohn, attendre ici pour savoir quel accueil te réserve tonfrère ? Il se peut que tu sois aussi mal reçu qu’unfournisseur par la châtelaine du village.

– Non ! répondit Alleyne. Nem’attendez pas. Je resterai à Minstead.

– À tout hasard je vais t’indiquer notreitinéraire, déclara l’archer. Nous allons voyager vers le sud àtravers les bois jusqu’à ce que nous arrivions à la route deChristchurch. Là nous irons tout droit, avec l’espoir d’atteindrece soir le château de Sir William Montacute, comte de Salisbury, dequi Sir Nigel Loring est connétable. Nous habiterons là, et tupourras nous y rejoindre, car il nous faudra bien un bon mois avantque nous soyons prêts à partir pour la France.

Ces deux amis de fraîche date, mais si bravesde cœur, Alleyne les quitta avec un vif chagrin ; le combatentre sa conscience et son inclination fut si violent qu’il n’osapas se retourner tout de suite, de peur que sa résolution nemollît. Il attendit de s’être profondément engagé dans les boispour jeter un coup d’œil derrière lui. À travers les branchages, illes aperçut tous deux sur la route. L’archer se tenait droit, lesbras croisés, et son arc dépassait la ligne de ses épaules ;le soleil faisait briller son casque et les maillons de sabrigandine. À côté de lui se dressait sa gigantesque recrue dansles habits du fouleur de Lymington ; ses bras et ses jambesémergeaient du vêtement trop court et trop étriqué. Pendantqu’Alleyne les regardait, ils se remirent en marche.

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