La Compagnie blanche

Chapitre 15Comment la cogghe jaune quitta le port de Lepe

Cette nuit-là la Compagnie dormit à St.Léonard, dans les grandes granges du couvent. Alleyne et John s’yretrouvèrent en pays de connaissance, car l’abbaye de Beaulieuétait toute proche. Le jeune écuyer éprouva un sentiment bizarrequand il revit les robes blanches et quand il entendit le battementrégulier de la cloche qui conviait aux vêpres. De bonne heure lematin ils prirent la direction de Lepe. En haut d’une collineparsemée de bruyère, ils découvrirent tout à coup le vieux port,ses maisons bien groupées, une traînée de fumée bleue et une forêtde mâts. À gauche et à droite la longue boucle bleue de la Solentléchait la plage jaune. À quelque distance de la ville, une lignede petites embarcations se balançait paresseusement sur une houlelégère. Plus loin un grand navire marchand était à l’ancre, haut demâts, large d’embelle, peint en jaune canari, dominant les barquesde pêche comme un cygne parmi les canards.

– Par saint Paul ! s’écria lechevalier. Notre brave marchand de Southampton ne nous a pointdupés, car je crois bien que voilà notre bateau. Il m’avait ditqu’il serait de grande taille et peint en jaune.

– Oui, par ma garde ! murmuraAylward. Il est jaune comme la griffe d’un milan, et il pourraittransporter autant d’hommes qu’il y a de pépins dans ungrenadier.

– Tant mieux, fit Terlake. Car à monavis, messire, nous ne sommes pas les seuls à attendre un passagepour la Gascogne. J’aperçois par-ci par-là du côté de ces maisonsun miroitement qui ne provient sûrement pas de la veste d’un marinou du pourpoint d’un bourgeois.

– Je le vois aussi, dit Alleyne enabritant ses yeux. Et je distingue en outre des hommes d’armes dansles bateaux qui font la navette entre le vaisseau jaune et lerivage. Mais voici déjà des gens qui viennent nous souhaiter labienvenue.

Une foule de pêcheurs, de bourgeois et defemmes s’échappait en effet de la porte du nord ; tousagitaient les bras, dansaient de joie, comme s’ils venaient d’êtredélivrés d’une grande frayeur. À leur tête chevauchait un hommetrès imposant et très solennel qui avait un menton allongé et lespaupières tombantes. Il portait autour de son cou une écharpe defourrure et une lourde chaîne dorée terminée par un médaillon quidansait sur sa poitrine.

– Soyez le bienvenu, puissant et nobleseigneur ! s’écria-t-il en se découvrant devant Black Simon.J’ai entendu parler des vaillants exploits de votre seigneurie, et,à vrai dire, ils sont dignes de votre visage et de votre maintien.Puis-je faire quelque chose pour vous ?

– Puisque vous me le demandez, réponditl’homme d’armes, je serais heureux que vous me remettiez un ou deuxanneaux de la chaîne que vous portez autour de votre cou.

– Comment ! La chaîne de laCorporation ? s’exclama l’autre, horrifié. L’ancienne chaînede la commune de Lepe ? C’est une mauvaise plaisanterie, SirNigel !

– Alors pourquoi diable me demandiez-voussi vous pouviez faire quelque chose pour moi ? dit Simon. Maispuisque c’est à Sir Nigel que vous désirez parler, le voici sur lecheval noir.

Le maire de Lepe contempla avec stupéfactionle doux regard et la fragile constitution du célèbre guerrier.

– Je vous demande pardon, très gracieuxseigneur ! fit-il. Vous avez devant vous le maire et lepremier magistrat de la vénérable et puissante ville de Lepe. Jevous souhaite de tout cœur la bienvenue, d’autant plus que vousarrivez à un moment où nous sommes bien en peine pour nousdéfendre.

– Ah ! s’écria Sir Nigel en dressantl’oreille.

– Oui, messire. La ville est fortancienne, les murs aussi vieux que la ville. Mais il y a certainpirate normand, un scélérat assoiffé de sang qui s’appelleTête-Noire et qui, avec un Gênois du nom de Tito Caracci,couramment surnommé Barbe-en-Pointe, est un véritable fléau sur lacôte. En vérité, messire, il s’agit d’individus très cruels, sansfoi ni loi, implacables et impitoyables ; s’ils débarquaientdans la vénérable et puissante cité de Lepe, alors…

– Alors, adieu à la vénérable etpuissante cité de Lepe ! ajouta Ford dont la langue trop vivel’emportait parfois sur le respect qu’il devait à Sir Nigel.

Mais le chevalier était trop intéressé parcette affaire nouvelle pour prendre garde au bavardage de sonécuyer.

– Avez-vous motif de penser,demanda-t-il, que ces pirates sont sur le point de se hasarder dansune expédition contre vous ?

– Ils sont à bord de deux grandesgalères, répondit le maire, pourvues de deux rangs d’avirons dechaque côté, et d’une grande quantité de machines de guerre etd’hommes d’armes. À Weymouth et à Portland ils ont commis descrimes et des rapts. Hier matin ils étaient à Cowes ; nousavons aperçu la fumée des maisons incendiées. Aujourd’hui ils ontmouillé près de Freshwater, et nous craignons fort qu’ils neviennent par ici et qu’ils ne causent des dommages terribles.

– Il nous est impossible de nousattarder, dit Sir Nigel en dirigeant son cheval vers la villetandis que le maire le suivait sur sa gauche. Le Prince nous attendà Bordeaux, et nous ne pouvons pas manquer le rassemblementgénéral. Néanmoins je vous promets que sur notre route noustrouverons le temps de passer du côté de Freshwater et de faire ensorte que ces coquins vous laissent en paix.

– Nous vous sommes bien obligés !s’écria le maire. Mais je ne vois pas, messire, comment sans navirede guerre vous pourrez les affronter. Avec vos archers au contrairevous pourriez fort bien tenir la ville et leur faire grand mals’ils tentaient de débarquer.

– Il y a là-bas une cogghe trèsconvenable, dit Sir Nigel. Il serait surprenant que n’importe quelvaisseau ne se transformât pas en navire de guerre sitôt mes hommesembarqués. Certes nous ferons comme je l’ai dit, et pas plus tardqu’aujourd’hui.

– Noble seigneur, intervint un homme auxtraits durs et aux cheveux hirsutes qui marchait de l’autre côté duchevalier et qui écoutait attentivement, avec votre permission jene doute pas de votre habileté dans les combats sur terre et dansle maniement de la lance, mais, sur mon âme, sur mer c’estdifférent ! Je suis le maître marinier de cette cogghejaune ; je m’appelle Goodwin Hawtayne. J’ai navigué depuis maplus tendre enfance. J’ai combattu les Normands, les Gênois, lesÉcossais, les Bretons, les Espagnols et les Maures. Je vous assure,messire, que mon bateau est trop léger et bien trop frêle, et quetout se terminera mal : nous aurons la gorge tranchée, ou nousserons vendus comme esclaves chez les Barbaresques.

– J’ai moi aussi quelque expérience debatailles navales, dit Sir Nigel, et je suis particulièrementheureux d’une si belle tâche en perspective. Je crois, mon bonmaître marinier, que vous et moi pourrons gagner beaucoup d’honneurdans cette affaire ; déjà je devine que vous êtes brave etsolide.

– Je n’aime pas cela, répondit l’autreavec entêtement. Par le saint nom de Dieu, je n’aime pascela ! Et pourtant Goodwin Hawtayne n’est pas homme à reculerquand ses camarades vont de l’avant. Sur mon âme, que je coule ouque je flotte, je tournerai l’étrave vers Freshwater Bay, et si monbon maître Witherton, de Southampton, n’aime pas ma manière degouverner son navire, il ira chercher un autre maîtremarinier !

Ils étaient arrivés tout près de la vieilleporte nord de la petite ville. Alleyne jeta un coup d’œil derrièrelui : les archers et les hommes d’armes avaient rompu leursrangs et ils se mêlaient aux pêcheurs et aux bourgeois dont lesvisages réjouis et les gestes chaleureux traduisaient lesoulagement qu’ils ressentaient. Dans la foule, parmi lesjustaucorps noirs et les surcots blancs, il aperçut des tachesrouges et bleues : c’étaient des guimpes et des châles defemmes. Aylward avait déjà une fille à chaque bras et prononçaitdes vœux alternés de fidélité, tandis que le gros John dominaitl’arrière-garde de sa taille majestueuse (non sans avoir assis surson épaule une petite fille joufflue qui caressait de son gracieuxbras blanc son casque étincelant). Mais à la porte le cortège futimmobilisé par un homme monstrueusement gras, qui se précipitaithors de la ville avec la fureur inscrite sur tous ses traits.

– Alors, monsieur le Maire ?rugit-il. Où sont les palourdes et les coquillessaint-Jacques ?

– Par Notre Dame, cher Sir Oliver,s’écria le maire, j’ai eu tant de choses en tête, avec cesscélérats si près de nous, que je n’y ai plus du tout songé.

– Des mots ! hurla l’autre. Vouscroyez peut-être que vous vous débarrasserez de moi avec des bellesphrases ? Je vous le répète : où en sont les palourdes etles coquilles saint-Jacques ?

– Mon cher seigneur, ne me bousculezpas ! cria le maire à son tour. Je suis un paisiblecommerçant, et je ne veux pas être interpellé de la sorte pour unesi petite affaire.

– Petite affaire ? Il a dit petiteaffaire ! Des palourdes et des coquilles saint-Jacques !Vous me conviez à votre table pour goûter aux spécialités de laville, et quand j’arrive c’est tout juste si on me dit bonjour etje trouve une table vide. Où est mon porte-lance ?

– Non, Sir Oliver ! s’exclama SirNigel en riant. Que votre colère s’apaise, puisqu’au lieu d’un platvous avez tout servi un vieil ami et compagnon !

– Par saint Martin de Tours ! criale gros chevalier dont la fureur se métamorphosa instantanément enjoie. N’est-ce pas mon cher petit coq de la Garonne ? Ah, mondoux cousin, que je suis heureux de cette rencontre ! Enavons-nous vu, ensemble !

– Oui, par ma foi, nous avons vu, desvaillants ! s’écria Sir Nigel, les yeux brillants. Et nousavons déployé nos pennons dans quelques belles escarmouches !Par saint Paul, nous avons connu en France de grandesjoies !

– Et des chagrins aussi. J’ai quelquesmauvais souvenirs de ce pays. Vous rappelez-vous ce qui nous advintà Libourne ?

– Non, je ne me rappelle pas que nousayons tiré l’épée à cet endroit.

– Voyons, voyons ! protesta SirOliver. Vous ne rêvez à rien d’autre qu’à des plates ou à desbassinets ! N’y a-t-il pas place en vous pour d’autres joiesplus douces ? Ah, aujourd’hui encore, je peux à peine enparler sans être ému ! Un feuilleté si merveilleux ! Despigeons si tendres ! Et du sucre dans la sauce au lieu desel ! Vous étiez ce jour à côté de moi, avec Sir Claude Latouret Lord de Pommers.

– Je m’en souviens, fit Sir Nigel enriant. Et je vous revois poursuivant le cuisinier dans la rue etmenaçant de mettre le feu à l’auberge. Par saint Paul, digne maire,mon vieil ami est un homme dangereux, et je crois que vous feriezbien de régler à l’amiable votre différend !

– Les palourdes et les coquillessaint-Jacques seront prêtes avant une heure, répondit le maire.J’avais prié Sir Oliver Buttesthorn de faire à ma modeste tablel’honneur de goûter aux spécialités dont nous tirons vanité, maispour dire vrai cette alerte de pirates a obscurci mon esprit et jesuis un peu distrait. Mais j’espère, Sir Nigel, que vous voudrezbien partager notre repas de none ?

– J’ai trop à faire, répondit Sir Nigel,car nous devons être à bord, hommes et chevaux, le plus tôtpossible. Combien de soldats avez-vous rassemblés, SirOliver ?

– Quarante-trois. Quarante sont desivrognes. Trois ne boivent que de l’eau. Je les ai tous fait passersur le bateau.

– Ils feraient bien d’avoir les idéesclaires, car j’ai de l’ouvrage à leur donner avant que le soleilsoit couché. J’ai l’intention, si cela vous convient, de risquerune attaque contre ces pirates normands et gênois.

– Les bateaux gênois transportent ducaviar et d’excellentes épices du Levant, dit Sir Oliver. Nouspourrions tirer un grand profit de cette expédition. Je vouscommande donc, maître marinier, dès que vous serez rentré à votrebord, de verser un casque d’eau de mer sur chacun de mesdrôles.

Sir Nigel quitta le gros chevalier et le mairede Lepe pour conduire la Compagnie au bord de l’eau ; despéniches furent utilisées pour le transbordement. Les uns après lesautres les chevaux furent hissés de force, soulevés des chalands etprécipités dans la profonde embelle de la cogghe jaune où desstalles d’écurie les attendaient. À cette époque les Anglaisétaient adroits et prompts pour ce genre d’opérations, car peu detemps auparavant Édouard avait embarqué cinquante mille hommes dansle port d’Orwell, avec leurs chevaux et leur équipement, enl’espace de vingt-quatre heures. Sir Nigel se fit si pressant surle rivage, Goodwin Hawtayne si efficace sur la cogghe, que SirOliver avait à peine englouti sa dernière palourde quand trompetteset tambours annoncèrent le branle-bas. Dans la dernière embarcationqui quitta la côte, les deux chevaliers s’assirent ensemble àl’arrière (ils formaient un couple bien curieux !) tandis queles rameurs avaient les pieds posés sur de grosses pierres que SirNigel voulait embarquer sur la cogghe. Une fois les pierres à bord,le navire déploya sa grand’voile ; elle était pourpre ;en son milieu un saint Christophe doré portait le Christ sur sonépaule. La brise soufflait, la voile se gonfla, le majestueuxvaisseau se souleva et plongea parmi les vagues bleues, sous lesapplaudissements de la foule sur le rivage. À gauche s’étendaitl’île verte de Wight dont les collines arrondies s’épaulaientjusqu’à l’horizon ; à droite c’était la côte boisée duHampshire. Au-dessus le ciel était bleu acier ; le soleild’hiver dardait de faibles rayons ; il faisait assez fraispour que le souffle des hommes se transformât en buée.

– Par saint Paul ! s’exclamagaiement Sir Nigel debout sur la poupe en regardant le rivage.C’est un pays qui vaut bien qu’on se batte pour lui ; mais ilserait dommage d’aller en France pour y chercher ce qu’on trouvechez soi. N’avez-vous pas vu un bossu avantl’embarquement ?

– Non, je n’ai rien vu, grommela SirOliver, car j’ai été délogé avec une palourde dans le gosier, sansavoir eu le temps de vider un gobelet de vin de Chypre.

– Je l’ai vu, messire, dit Terlake. Unvieillard avec une épaule plus haute que l’autre.

– Heureux présage ! commenta SirNigel. Nous avons aussi croisé une femme et un prêtre ; nousdevrions donc avoir de la chance. Qu’en dis-tu, Edricson ?

– Je ne sais pas, noble seigneur. LesRomains d’autrefois étaient un peuple très sage et pourtant ilsajoutaient foi à de tels présages. Les Grecs faisaient de même,ainsi que divers peuples de l’Antiquité réputés pour leurssciences. Mais aujourd’hui beaucoup de modernes se moquent desprésages.

– Il faut croire aux présages !intervint Sir Oliver Buttesthorn. Je me rappelle qu’un jour enNavarre il tonna alors que le ciel était sans nuages. Nouscomprîmes qu’un malheur n’était pas loin, et nous n’eûmes paslongtemps à attendre. Treize jours après, un cuissot de venaisonfut volé par des loups à la porte même de ma tente, et le même jourdeux flacons de vin vieux tournèrent à l’aigre.

– Vous pouvez aller chercher en bas monéquipement, dit Sir Nigel à ses écuyers. Et aussi, s’il vous plaît,celui de Sir Oliver. Nous l’endosserons ici. Vous aurez ensuite àvous équiper ; car aujourd’hui vous entrerez, je l’espère,très honorablement dans la carrière de la chevalerie et vous vousaffirmerez des écuyers dignes et vaillants. Et maintenant, SirOliver, prenons nos dispositions : vous plairait-il de lesordonner, ou préférez-vous que je m’en charge ?

– Vous, mon petit coq, vous ! ParNotre Dame, je n’ai rien d’un poulet, mais je ne prétends pas ensavoir autant sur la guerre que l’ex-écuyer de Sir Walter Manny.Réglez l’affaire comme vous l’entendez.

– Votre pennon flottera donc sur l’avant,et le mien sur la poupe. Je vous donne vos quarante hommes pourl’avant, plus quarante archers. Quarante hommes, plus mes hommesd’armes et mes écuyers se posteront sur la poupe. Dix archers, avectrente marins sous la direction du maître marinier, pourront tenirl’embelle, tandis que dix grimperont sur la vergue avec des pierreset des arbalètes. Cela vous plaît-il ?

– Beaucoup, par ma foi ! Mais voicimon armure. Il faut que je prenne mon temps, car je ne l’endosseplus aussi facilement que lorsque je partis pour ma premièreguerre.

Pendant ce dialogue la fièvre des préparatifss’était emparée de la cogghe. Les archers formaient de petitsgroupes sur le pont ; ils mettaient à leurs arcs des cordesneuves et vérifiaient leur solidité sur les coches. Aylward etquelques vétérans distribuaient recommandations et conseils.

– Sous les armes, cœurs d’or !disait le vieil archer en allant de groupe en groupe. Par ma garde,ce voyage commence bien ! Gardez en mémoire le vieux dicton dela Compagnie.

– Lequel, Aylward ? interrogèrentplusieurs soldats appuyés sur leur arc et riant de bon cœur.

– « C’est le refrain du maîtrearcher : l’arc bien courbé, la flèche bien envoyée, la tigebien cochée, la corde bien bandée. » Avec ce refrain en tête,un brassart sur la main gauche, un gant de tir sur la main droiteet un farthing de cire dans la ceinture, que peut désirer de plusun archer ?

– Quatre farthings de vin sous saceinture, dit Hordle John.

– Le travail d’abord, le vin ensuite, moncamarade ! Mais il est temps que nous prenions nos places, caril me semble qu’entre les rochers de l’Aiguille et les falaisesd’Alum j’aperçois les mâts des galères. Hewett, Cook, Johnson,Cunningham, vos hommes garderont la poupe. Thornbury, Walters,Hackett, Baddlesmere, allez avec Sir Oliver à l’avant. Simon, turestes avec le pennon de notre chef.

Rapidement les soldats obéirent et secouchèrent à plat ventre sur le pont, car tel était l’ordre de SirNigel. Près de la proue était plantée la lance de Sir Oliver avecses armes (une tête de sanglier sur champ d’or). Près de la poupeBlack Simon se tenait avec le pennon de la maison de Loring. Dansl’embelle étaient rassemblés les marins de Southampton :c’étaient des hommes robustes et à cheveux longs ; ils avaientretiré leurs justaucorps, serré leurs ceintures, et ils avaient àla main une épée, une masse ou une hache d’armes. Leur chef,Goodwin Hawtayne, causait sur la poupe avec Sir Nigel Loring ;ses yeux allaient constamment de la voile bien gonflée aux deuxmatelots qui tenaient la barre.

– Passez le mot, dit Sir Nigel, quepersonne ne se relève ou ne décoche une flèche avant le signal demes trompettes. Il vaudrait mieux que nous ayons l’air d’un naviremarchand de Southampton qui fuirait devant eux.

– Nous ne tarderons pas à les voir, ditle maître marinier. Tenez ! N’avais-je pas raison ? Lesvoici, ces vipères d’eau, dans la baie de Freshwater. Et regardezlà-bas : cette fumée signale l’endroit où ils ont accompli dela vilaine besogne. Voyez : ils nous ont aperçu, leurs canotsregagnent les galères, ils rappellent leurs hommes à bord… Ils ontlevé l’ancre. On dirait des fourmis sur le gaillard d’avant !Ils se penchent, ils rentrent les amarres. Oh, ce sont de bonsmarins ! Mon cher seigneur, je me demande si l’entreprisen’est pas trop forte pour nous. Ces deux navires sont desgalères ; de grosses galères, des galères rapides !

– Je voudrais posséder vos yeux, fit SirNigel qui regardait désespérément vers les bateaux pirates. Cesgalères me font bonne impression, et je crois que nous retireronsun grand plaisir de notre rencontre. Il serait préférable de passerle mot que nous ne ferons et ne recevrons pas quartier aujourd’hui.Avez-vous un prêtre ou un religieux à bord, maîtreHawtayne ?

– Non, mon noble seigneur.

– Oh ! c’est sans grande importancepour ma Compagnie car mes hommes se sont tous confessés et ont étéabsous avant notre départ de Twynham ; et le Père Christopherdu prieuré m’a donné sa parole qu’ils étaient en état d’aller auCiel aussi bien qu’en Gascogne. Mais j’ai des doutes en ce quiconcerne les hommes de Winchester de Sir Oliver : ils neparaissent guère pieux. Passez le mot pour que les soldatss’agenouillent, et que les sous-officiers leur répètent lepater, l’ave et le credo.

Dans un grand bruit d’armes, les rudes archerset marins s’agenouillèrent, baissèrent la tête et joignirent lesmains pour écouter les prières dites par leurs chefs desections ; un grand nombre d’archers avaient tiré de leurtunique des amulettes et des reliques ; ceux qui possédaientun trésor encore plus sanctifié le faisaient passer à leurscamarades afin qu’en le baisant ils en retiennent la vertu.

La cogghe jaune s’était maintenant échappéedes eaux resserrées de la Solent pour rouler sur les bossesmouvantes de la haute mer. Le vent d’est était frais,coupant ; la grande voile s’arrondissait, couchait lenavire ; l’eau sifflait sous sa rambarde sous le vent. Largeet lourde, la cogghe sautillait de vague en vague, enfonçait sonétrave dans les lames bleues, projetait des flocons d’écume quiéclaboussaient le pont. À bâbord, les deux galères noires avaientdéjà déployé leurs voiles et s’élançaient de la baie de Freshwaterpour lui donner la chasse. Leur double rangée d’avirons devait leurpermettre de rattraper n’importe quel voilier. La cogghe étaithaute et ronde. Longues, noires, rapides étaient les galères despirates : elles faisaient penser à deux loups efflanqués etféroces qui auraient vu passer un cerf majestueux non loin de leurrepaire.

– Faisons-nous demi-tour, nobleseigneur ? Ou continuons-nous tout droit ? demanda lemaître marinier qui regardait derrière lui avec des yeuxanxieux.

– Non, il faut continuer tout droit etjouer le rôle d’un navire marchand qui refuse le combat.

– Mais vos pennons ? Ils verront quenous avons deux chevaliers à bord.

– Il ne serait pas loyal ni conforme àl’honneur d’un chevalier d’abaisser les pennons. Laissez-lesplantés où ils sont. Ils croiront que nous sommes un transport devins pour la Gascogne, ou que nous portons les balles de coton d’unmarchand de tissus. Ma foi, comme ils sont rapides ! Ilsfondent sur nous comme deux autours sur un héron. N’y a-t-il pas unsymbole ou un dessin sur leurs voiles ?

– Celle de droite, répondit Edricson,semble arborer une tête d’Éthiopien.

– C’est l’emblème de Tête-Noire leNormand ! s’écria le maître marinier. Je l’ai déjà vu unefois, quand il nous a harcelés à Winchelsea. C’est un hommeterriblement grand et gros, qui n’épargne ni femmes, ni enfants, nianimaux. On dit qu’il est fort comme six. Certes il a bien lescrimes de six sur la conscience. Regardez les pauvres diables quise balancent au bout de sa vergue !

À chaque extrémité de la vergue, en effet, unhomme était pendu ; à chaque embardée de la galère son corpsdansait et sautait comme celui d’un pantin grotesque.

– Par saint Paul ! fit Sir Nigel.Avec le secours de saint Georges et de Notre Dame, ce serait bienétrange si notre ami à tête noire ne se balançait pas au mêmeendroit avant d’avoir vieilli de quelques heures. Qu’y a-t-il surl’autre galère ?

– La croix rouge de Gênes.Barbe-en-Pointe est un capitaine très remarquable ; il prétendqu’il n’existe pas de marins ni d’archers au monde comparables àceux qui servent le doge.

– Nous lui prouverons le contraire, ditpaisiblement Sir Nigel.

– Il serait préférable, poursuivitGoodwin Hawtayne, de ne pas attendre qu’ils soient trop près pourrelever les mantelets et les pavois qui nous protégeront contreleurs flèches.

Il cria un ordre ; les marins levèrentles mantelets et les pavois et les fixèrent avec une silencieusepromptitude. Les trois ancres de la cogghe furent ramenées, aucommandement de Sir Nigel, dans l’embelle et attachées au mât avecun jeu de huit mètres de câble, chacune sous la garde de quatrematelots. Huit autres reçurent des sacs de cuir pleins d’eau afind’éteindre les flèches enflammées qui pourraient tomber àbord ; d’autres enfin furent dirigés sur le mât ets’installèrent sur la vergue pour projeter des pierres ou descarreaux si l’occasion s’en présentait.

– Il faut les munir de tout ce qui estlourd et pesant sur le bateau, précisa Sir Nigel.

– Alors il faut leur envoyer Sir OliverButtesthorn, dit Ford.

Le chevalier le regarda d’un air qui effaça lesourire sur ses lèvres.

– Un écuyer à mon service, dit-il, neplaisantera jamais un haut et puissant chevalier !…

Son visage se détendit, et ilajouta :

– … Je sais qu’il ne s’agit que d’unegaminerie sans méchanceté. Cependant je m’acquitterais mal de mondevoir envers ton père si je ne t’enseignais pas à châtier talangue.

– Ils vont nous aborder chacun sur unflanc, messire ! cria le maître marinier. Voyez : ils seséparent ! Le Normand a un mangonneau ou un tromblon sur legaillard d’avant. Voyez : ils pèsent sur les leviers !Ils vont lâcher leur coup !

– Aylward ! appela le chevalier.Choisis tes trois meilleurs archers et tâche de les empêcher debien viser. Je pense qu’ils sont à portée d’une longue flèche.

– Trois cent quarante pas ! estimal’archer d’un coup d’œil. Par les os de mes dix doigts, ce seraitbien malheureux si nous ne faisions pas mouche à cette distance.Ici, Watkin de Sowley, Arnold, Long Williams ! Montrons à cesdrôles ce que valent des archers anglais !

Les trois archers interpellés se levèrent etse placèrent à l’extrémité de la poupe ; ils se tinrent enéquilibre sur leurs pieds largement écartés, ils levèrent leursarcs, ils amenèrent les fers de flèche de niveau avec le centre dela tige de l’arc.

– Tu es le plus sûr, Watkin, dit Aylwardqui avait mis une flèche sur sa corde. Occupe-toi du bandit àcoiffe rouge. Vous deux, descendez l’homme au casque. Je me tiensprêt si vous le manquez. Ma foi, ils vont lâcher leur coup. Tirez,mes garçons, sinon ce sera trop tard !

La foule des pirates s’était éloignée de lagrande catapulte de bois ; deux hommes seuls demeurèrent pourla manœuvrer. L’un d’eux, coiffé d’un bonnet rouge, se penchaau-dessus d’elle et immobilisa le gros roc qui était posé sur lebout du long levier en forme de cuiller. L’autre tenait la bouclede la corde qui devait libérer la décharge et expédier en l’air leprojectile. L’espace d’une seconde leurs silhouettes se détachèrentnettement sur la voile blanche en arrière-plan ; une secondeplus tard, le pirate au bonnet rouge s’affalait en travers de lapierre, avec une flèche entre les côtes, tandis que son camarade,touché à la jambe et à la gorge, se tordait sur le sol. En tombantil avait lâché la corde, et la grosse poutre de bois, tournant avecune force terrible, projeta le corps du pirate au bonnet rouge siprès de la cogghe qu’elle eut sa proue ensanglantée par des membrestordus et disloqués ; quant à la pierre, elle ricochaobliquement pour retomber à mi-chemin entre les navires. Unetempête de bravos et de rires s’éleva chez les archers et lesmarins. Un cri de rage fut la réponse des poursuivants.

– Couchez-vous maintenant, mesenfants ! cria Aylward en agitant sa main gauche. Ils ontappris la sagesse. Ils lèvent pavois et mantelets. Avant longtempsnous pourrions bien entendre siffler à nos oreilles certainsoiseaux de ma connaissance !

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