La Compagnie blanche

Chapitre 3Comment Hordle John dupa le fouleur de Lymington

Mais il ne serait pas conforme à l’ordrenaturel qu’un ardent garçon de vingt ans ayant le vaste mondedevant lui passât ses premières heures de liberté à se lamenter surce qu’il venait de quitter. Bien avant que le son des cloches deBeaulieu eût cessé de parvenir à ses oreilles, Alleyne avait reprisune démarche assurée, faisait des moulinets avec son bâton ferré etsifflait comme un merle. Il est vrai que la soirée était digne deraffermir le moral d’un homme. Les rayons obliques du soleilfiltraient à travers les arbres, dessinaient sur la route desbarres dorées entre des nervures délicates. Au loin, devant etderrière lui, les rameaux verts qui commençaient à prendre uneteinte cuivrée s’élançaient pour former de larges arceaux. L’aircalme de l’été s’alourdissait des senteurs résineuses de la grandeforêt. Ici et là un ruisseau aux eaux roussâtres babillait ens’échappant des sous-bois et courait se perdre parmi les fougèreset les ronces. Édifiée sur le bourdonnement des insectes et lebruissement des feuilles, la paix de la nature régnait partout.

La vie pourtant ne manquait pas : tousles grands bois en étaient riches. Tantôt une hermine d’été, soupleet furtive, traversait la route pour assouvir sa cruelle passion dela chasse ; tantôt un chat sauvage perché sur une branche dechêne observait le voyageur d’un œil jaune et méfiant. Ou encoreune laie suivie de deux petits marcassins surgissait desbroussailles, à moins qu’un cerf majestueux n’avançât parmi lestroncs d’arbres et ne regardât autour de lui avec l’assurance d’unsujet du Roi. Quand il en aperçut un, Alleyne le menaça gaiement deson gourdin et le cerf, pensant sans doute que le Roi était troploin pour le protéger, s’enfuit en bondissant.

À présent le jeune homme se trouvait loin del’abbaye. Il fut d’autant plus surpris d’apercevoir, au bout d’unvirage, un homme revêtu de la robe blanche de l’ordre et assis surun talus de bruyère. Alleyne connaissait bien tous les frères, saufcelui-ci. Il secouait sa tête rougeaude et bouffie avec un air degrande perplexité : il joignait les mains et les agitaitfurieusement ; enfin il se leva et descendit la route encourant. Mais quand il s’était mis debout, Alleyne avait remarquéque sa robe était beaucoup trop longue pour sa taille, qu’elletraînait par terre et tirebouchonnait sur ses chevilles de tellemanière que même en la retroussant il était incapable de marchervite. Néanmoins il se mit à courir ; ses piedss’embarrassèrent dans sa robe ; il dut ralentir ; ilfaillit tomber ; il préféra se laisser choir sur la bruyère.Quand Alleyne parvint à sa hauteur, il l’interpella.

– Jeune ami, lui dit-il, d’après votrecostume laïque je gage que vous ne savez pas grand-chose surl’abbaye de Beaulieu.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit leclerc. J’ai passé toute ma vie entre ses murs.

– Serait-ce vrai ? s’écria-t-il.Alors pourrez-vous me dire le nom d’un grand lourdaud de frèreimmonde qui a un visage taché de son et des mains comme despelles ? Ses yeux sont noirs, sa tignasse rouge, et il beuglecomme le taureau de la paroisse. Je ne crois pas qu’il y en aitdeux de semblables dans un même couvent.

– Il s’agit sûrement du Frère John.J’espère qu’il ne vous a pas fait de mal, bien que vous soyez encolère contre lui ?

– Du mal ? s’exclama l’autre ensursautant sur sa bruyère. Du mal ! Il m’a volé tous mesvêtements ; est-ce un mal ? Et il m’a laissé ici dans cetriste costume blanc, si bien que j’ai honte de me représenterdevant ma femme : elle pensera que j’ai pris sa vieillechemise pour m’habiller. C’est une misère que je l’aierencontré !

– Mais que s’est-il passé ? demandale clerc qui avait du mal à réprimer un fou rire devant lespectacle de ce petit homme courroucé, tout noiraud dans sa robeblanche.

– Voici. Je suivais cette route etj’espérais atteindre Lymington avant la nuit, quand j’ai rencontréce fripon de rouquin assis exactement en ce même endroit. Je mesuis découvert en passant devant lui ; après tout ce pouvaitêtre un saint homme en train de faire oraison ! Mais il m’ainterpellé pour me demander si j’avais entendu parler de lanouvelle indulgence accordée aux Cisterciens. Je lui ai répondu quenon. « Alors, tant pis pour ton âme ! » s’est-ilécrié. Et il s’est lancé dans une longue histoire : tenantcompte des vertus de l’abbé Berghersh, le Pape avait décrété quequiconque endosserait l’habit d’un moine de Beaulieu, le temps dedire les sept psaumes de David, aurait sa place assurée au royaumede Dieu. Quand j’ai appris cela, je me suis jeté à genoux et jel’ai supplié de me prêter sa robe pour que je la passe ; il acédé à mes nombreuses adjurations, surtout après que je lui aieremis trois marcs pour redorer la statue de Laurent le martyr. J’aidonc revêtu sa robe. Je ne pouvais pas faire autrement que de luipermettre de porter mon bon justaucorps de cuir et mes chausses,car, disait-il, il commençait à faire froid et il n’aurait pas étédécent qu’il demeurât demi-nu pendant que je me livrerais à mesoraisons. Une fois qu’il a été habillé, et il ne l’a pas été sanspeine car nous ne sommes pas de la même taille, je n’en étaisarrivé qu’à la fin du deuxième psaume ; là-dessus il m’aordonné de faire honneur à mon nouvel habit, et il s’est enfui àtoutes jambes. J’aurais bien voulu courir moi aussi, mais j’avaisl’impression d’avoir été cousu dans un sac. Aussi me suis-je assisici, je n’en bougerai pas avant d’avoir retrouvé mes affaires.

– Non, non, ami ! Ne prenez pas leschoses si lugubrement ! dit Alleyne en posant une main surl’épaule de l’affligé. Il vous reste toujours la ressource detroquer à l’abbaye cette robe contre un justaucorps. Mais peut-êtreavez-vous un ami dans les environs ?

– Oui, j’en ai un, répondit-il. Et justeà côté. Mais je ne me soucie guère d’aller le trouver, car sa femmea une langue de diablesse, et elle raconterait mon aventure danstout le pays : je ne pourrais plus me montrer dans aucunmarché, de Fordingbridge à Southampton. Mais si vous, beau messire,vous aviez la bonté de faire un crochet de deux portées de flèche,vous me rendriez un service sans égal.

– De tout mon cœur ! fitAlleyne.

– Alors prenez ce sentier sur la gauche,je vous prie, puis la piste de chevreuils qui débouche sur ladroite. Vous verrez sous un grand hêtre la hutte d’un charbonnier.Dites-lui mon nom, mon bon seigneur, le nom de Peter le fouleur, deLymington, et demandez-lui des vêtements de rechange afin que jepuisse me remettre en route sans délai. Pour certaines raisons ilne me refusera pas ce service.

Alleyne partit par le sentier indiqué etdécouvrit bientôt la hutte du charbonnier. Celui-ci était sortipour couper du bois dans la forêt ; mais sa femme, grossematrone affairée, trouva les vêtements qui convenaient et en fit unballot. Pendant qu’elle s’empressait, Alleyne Edricson se tenaitdevant la porte ouverte, et il la regardait avec autant d’intérêtque de méfiance car il n’avait jamais vu une femme d’aussi près.Elle avait des bras rouges, une robe en lainage sombre et unebroche en cuivre grosse comme une tartelette.

– Peter le fouleur ! ne cessait-ellede répéter. Par la sainte Vierge, si j’étais la femme de Peter lefouleur, je lui aurais appris à ne pas donner ses vêtements aupremier coquin venu ! Mais il a toujours été stupidementcrédule, Peter, bien que nous lui soyons redevable de nous avoiraidés pour l’enterrement de notre second fils, Wat, qui étaitapprenti chez lui à Lymington l’année de la Peste Noire. Mais quiêtes-vous, jeune seigneur ?

– Un clerc qui va de Beaulieu àMinstead.

– Tiens, vraiment ? Vous avez étéélevé à l’abbaye, alors ? Je pourrais le deviner rien qu’à vosjoues rougissantes et à vos yeux baissés. Vous avez appris chez lesmoines, je suppose, à redouter les femmes. Ils déshonorent leurspropres mères, avec cet enseignement-là ! Le monde seraitjoli, ma foi, s’il n’y avait plus de femmes !

– Que le ciel nous préserve d’une telleéventualité ! dit Alleyne.

– Amen et amen ! Mais vous êtes joligarçon, d’autant plus mignon que vous avez des manières modestes.Il est facile de voir à votre figure que vous n’avez point passévos journées sous la pluie, dans la chaleur et le vent, comme monpauvre Wat a été forcé de le faire.

– J’ai encore vu bien peu de choses de lavie, bonne dame !

– Vous n’y trouverez rien qui vousdédommagera de la perte de votre fraîcheur. Voilà les habits. Petern’aura qu’à les rapporter la prochaine fois qu’il passera par ici.Sainte Vierge ! Regardez cette poussière sur votredoublet ! On voit bien que vous n’avez pas de femme pourveiller sur vous. Là ! C’est mieux. Maintenant fais-moi labise, mon petit.

Alleyne se pencha pour déposer un baiser surson visage. Le baiser était en effet la manière ordinaire de sesaluer à l’époque et, comme Érasme le remarqua bien plus tard,davantage en Angleterre que partout ailleurs. Celui-là fit battrefurieusement le sang aux tempes d’Alleyne qui se demanda, enpartant, comment l’abbé Berghersh aurait réagi devant uneinvitation aussi franche. Il en avait encore des fourmillementsdans la peau quand il rejoignit la route, mais ce qu’il vit alorslui changea les idées.

Un peu plus bas, l’infortuné Peter tapait dupied et tempêtait dix fois plus fort qu’auparavant. Au lieu de lagrande robe blanche, il n’avait plus de vêtements du tout, sauf unecourte chemise de flanelle et une paire de chaussons de cuir. Loinsur la route courait un homme très grand, qui avait un ballot sousun bras et l’autre main au côté, comme quelqu’un qui rit jusqu’à enavoir mal.

– Regardez-le ! cria Peter.Regardez-le ! Vous me servirez de témoin. Il fera connaissanceavec la prison de Winchester ! Voyez comme il s’enfuit avecmon habit !

– Qui est-ce ?

– Qui, sinon ce maudit Frère John ?Il m’a laissé moins de vêtements que n’en a un galérien. Ce doublefripon m’a volé ma robe.

– Du calme, mon ami ! C’était sarobe, objecta Alleyne.

– Il a tous mes habits : la robe, lejustaucorps, les hauts-de-chausses, tout ! Je lui suis bienreconnaissant de m’avoir laissé ma chemise et mes chaussons !Cela ne m’étonnerait pas qu’il revienne bientôt les chercher.

– Mais comment est-ce arrivé ?demanda Alleyne éberlué.

– Sont-ce là les vêtements ? Parpitié, donnez-les moi ! Le Pape lui-même ne me les reprendraitpas, même s’il m’envoyait tout le sacré collège des cardinaux pourme les réclamer. Comment est-ce arrivé ? Hé bien, vous veniezde me quitter quand ce maudit John est revenu au pas decourse ; quand j’ai ouvert la bouche pour l’accabler dereproches, il m’a demandé s’il était vraisemblable qu’un homme deprières abandonnât son habit de religieux pour s’emparer dujustaucorps d’un laïque. Il n’avait fait qu’un petit tour, m’a-t-ildit, pour que je fusse plus libre dans mes dévotions. Sur ce j’airetiré ma robe, et lui, simulant beaucoup de hâte, a commencé àdégrafer le justaucorps. Mais quand j’ai posé ma robe sur le sol,il l’a ramassée et il a pris ses jambes à son cou, en me laissantdans cette triste situation. Il riait tellement, comme une grossegrenouille coassante, que j’aurais pu le rattraper si je n’avaispas le souffle aussi court que ses jambes sont longues.

Le jeune homme écouta cette histoire avec toutle sérieux dont il fut capable, mais quand il vit son interlocuteurbedonnant se mettre debout en exhibant toute sa dignité offensée,un gros rire l’assaillit si brusquement qu’il dut s’appuyer contreun arbre. Le fouleur le considéra d’abord avec une gravitéchagrine. Mais comme le rire paraissait devoir s’éterniser, ils’inclina avec une politesse forcée et s’éloigna dans ses habitsempruntés. Quand il ne fut plus qu’un point noir sur la route,Alleyne s’essuya les yeux et se remit joyeusement en marche.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer