La Compagnie blanche

Chapitre 4Comment le bailli de Southampton extermina deux voleurs

Si la route qu’il avait prise n’était guèreplus fréquentée que la plupart des routes du royaume, elle l’étaitbeaucoup moins que celles qui reliaient les grandes villes entreelles. Cependant Alleyne croisa d’autres voyageurs, et à plusieursreprises il fut doublé par des processions de mulets de bât et decavaliers qui allaient dans la même direction. Une fois un moinemendiant s’avança vers lui en boitillant et lui demanda l’aumôned’une voix dolente : pour acheter un pain qui, dit-il, lesauverait d’une mort imminente. Mais Alleyne accéléra l’allure, carles moines lui avaient appris à se méfier des religieux errants,et, d’autre part, un grand os de gigot à demi raclé dépassait de sapoche. Pour aussi vite qu’il se défila, il ne put éviter lamalédiction des quatre saints évangélistes que lui lança lemendiant, accompagnée d’injures si horribles qu’effrayé il seboucha les oreilles avec ses doigts et courut un bon moment àperdre haleine.

Plus loin, à la lisière d’un bois, il tombasur un colporteur et sa femme qui étaient assis sur un arbredéraciné. Le colporteur avait posé par terre son ballot qui servaitde table ; tous deux dévoraient un grand pâté et l’arrosaientd’une boisson tirée d’une jarre de pierre. Le colporteur luiadressa au passage une grossière plaisanterie, mais sa femme appelaAlleyne d’une voix aiguë et l’invita à venir se joindre à eux.Là-dessus l’homme passa de la gaieté à la colère et il se mit à larouer de coups. Alleyne pressa le pas de peur qu’il ne lui fît plusde mal, mais son cœur pesait comme une masse de plomb. Partout oùil portait les yeux, il ne voyait que violence et injustice, et ladureté de l’homme pour l’homme.

Pendant qu’il ruminait ces tristes pensées etlanguissait après la paix de l’abbaye, il parvint à un endroitdécouvert parsemé de buissons de houx, où l’attendait le spectaclele plus étrange qu’il eût jamais vu. Le chemin était bordé d’unlong rideau de feuillage, derrière lequel se dressaient toutesdroites quatre jambes d’hommes recouvertes de chausses barioléesjaunes et noires. À sa stupéfaction une musique gaie s’éleva dansl’air et les quatre jambes gigotèrent au rythme de la musique.Alleyne fit sur la pointe des pieds le tour des buissons ets’arrêta interdit : deux hommes se déplaçaient sur la tête etils jouaient, l’un d’une viole, l’autre d’un pipeau, aussiallégrement et aussi juste que s’ils étaient assis dans unorchestre. Alleyne se signa devant ce spectacle surnaturel, et ileut du mal à conserver son sang-froid quand les deux danseurs,l’apercevant, se dirigèrent vers lui en bondissant sur la tête. Àune longueur de lance ils exécutèrent chacun un saut périlleux etretombèrent sur leurs pieds, souriants et la main sur le cœur.

– Une récompense ! Une récompense,beau chevalier aux yeux écarquillés ! cria l’un.

– Un présent, mon prince ! susurral’autre. N’importe quelle bagatelle nous sera utile : unebourse pleine d’or, ou même un gobelet ciselé !

Alleyne se souvint de ce qu’il avait lu sur lapossession démoniaque : les sauts, les contorsions, lesexclamations brusques. Il allait répéter les exorcismes propres àle défendre contre de telles attaques quand les deux inconnuséclatèrent de rire et, retombant à nouveau pieds en l’air, firentclaquer leurs talons en se moquant de lui.

– Jamais vu d’acrobates auparavant ?demanda le plus âgé.

C’était un gaillard bronzé, noir de cheveux,aussi brun et souple qu’une baguette de noisetier. Ilpoursuivit :

– Pourquoi reculez-vous, comme si nousétions les rejetons du diable ?

– Pourquoi reculez-vous, oiseau couleurde miel ?

– Pourquoi avez-vous peur, ma douceurcannellisée ? s’écria l’autre qui était un grand garçonefflanqué avec des yeux coquins.

– C’est, messires, que le spectacle estnouveau pour moi, répondit le clerc. Quand j’ai vu vos quatrejambes par-dessus les buissons, j’en ai à peine cru mes yeux.Pourquoi faites-vous cela ?

– Question bien sèche pour yrépondre ! cria le plus jeune en se remettant debout. Questionqui donne soif, mon bel oiseau ! Mais que vois-je ? Unflacon, un flacon ! C’est merveilleux…

Tout en parlant il avait allongé le bras etretiré le flacon de la besace d’Alleyne. Adroitement il lui cassale col et s’en versa la moitié dans le gosier. Il tendit le reste àson camarade qui but le vin et qui, à la stupéfaction grandissantedu clerc, fit semblant d’avaler le flacon : il s’y prit sibien qu’Alleyne crut le voir disparaître dans sa gorge. Mais uneseconde plus tard il le balança par-dessus sa tête et le rattrapaen équilibre sur le mollet de sa jambe.

– Nous vous remercions pour le vin, monbon seigneur, dit-il, et pour la courtoisie spontanée avec laquellevous nous l’avez offert. Pour en terminer avec votre question,apprenez que nous sommes bateleurs ; nous nous sommes exhibésavec un énorme succès à la foire de Winchester et nous nous rendonsà Ringwood pour le grand marché de la Saint-Michel. Mais commenotre art est très subtil et très précis, nous ne pouvons paslaisser passer un jour sans nous entraîner ; dans ce but nouschoisissons un endroit tranquille où nous faisons halte. Or vousnous avez découverts ici. Et nous ne pouvons guère être surpris devotre étonnement, puisque vous n’aviez jamais vu d’acrobates et quebeaucoup de barons, comtes, maréchaux et chevaliers qui sont allésjusqu’en Terre Sainte sont unanimes à déclarer qu’ils n’ont jamaisvu un numéro aussi parfait et aussi gracieux. Si vous voulez bienvous asseoir sur ce petit tertre, nous allons recommencer nosexercices.

Alleyne s’assit avec plaisir entre les deuxgros ballots qui contenaient les costumes des bateleurs :doublets de soie couleur de feu et ceintures de cuir pailletées decuivre et de fer blanc. Les acrobates se remirent sur latête : ils se déplaçaient par petits bonds en observant unetotale rigidité du cou et en jouant de leurs instruments sans lamoindre fausse note. Le hasard voulut qu’Alleyne aperçut, dépassantl’un des ballots, le bout d’une cithare ; il la prit,l’accorda et gratta sur les cordes un accompagnement de l’airentraînant que jouaient les danseurs. Quand ils l’entendirent, ilsposèrent leurs propres instruments et, mains au sol, se mirent àsautiller de plus en plus vite ; ils criaient à Alleyned’accélérer le rythme ; ils ne s’arrêtèrent que lorsque lafatigue les accabla tous les trois.

– Bien joué, ma douce colombe !s’exclama le plus jeune. Pour les cordes, vous êtes unartiste !

– Comment connaissiez-vous l’air ?demanda l’autre.

– Je ne le connaissais pas. Je n’ai faitque suivre les notes que j’entendais.

Ce fut à leur tour d’ouvrir de grandsyeux : ils contemplèrent Alleyne avec autant d’émerveillementqu’il en avait mis à les regarder.

– Vous avez une drôle d’oreille !fit le plus âgé. Il y a longtemps que nous cherchons un musicien devotre qualité. Voulez-vous vous joindre à nous et pousser jusqu’àRingwood ? Vous n’aurez pas grand-chose à faire et vousrecevrez deux pence par jour, plus le souper tous les soirs.

– Arrosé d’autant de bière que vouspourrez en ingurgiter, ajouta le plus jeune. Et un flacon de vin deGascogne le dimanche.

– Non, impossible ! réponditAlleyne. Un autre travail m’attend, et je me suis déjà attardé troplongtemps avec vous.

Il reprit résolument la route ; les deuxbateleurs coururent derrière lui, lui offrirent quatre pence, puissix pence par jour ; mais il se contenta de sourire et desecouer la tête ; finalement ils renoncèrent à le séduire.Plus loin il se retourna et aperçut le plus petit grimpé sur lesépaules du plus jeune ; de cet échafaudage quatre mainss’agitaient pour lui dire adieu ; il leur répondit par degrands signes, puis se hâta d’avancer ; cette rencontre leragaillardit.

Alleyne n’avait pas franchi une grandedistance en raison des aventures mineures qui lui étaient arrivées.Mineures, et cependant passionnantes. Jusqu’ici il avait mené uneexistence si paisible qu’un mauvais brassage de la bière ou unemodification à une antienne avaient pris figure d’événements. Maisvoici qu’il assistait maintenant au jeu vif et changeant deslumières et des ombres de la vie. Un abîme semblait se creuserentre cette nouvelle existence pleine d’imprévus et d’incertitudeset le cycle régulier des travaux et des prières d’antan. Lesquelques heures qui s’étaient écoulées depuis son départ del’abbaye effaçaient de sa mémoire tous les ans qu’il y avaitpassés. Il prit le pain que les frères avaient placé dans sabesace : quand il le porta à sa bouche il lui parut étrangequ’il eût gardé la chaleur des fours de Beaulieu.

Au-delà de Penerley, qui comptait troischaumières et une grange, il quitta le pays boisé : la grandelande dénudée de Blackdown s’étirait devant lui ; elle étaitrose de bruyères et bronzée par des fougères en train de seflétrir. À gauche les bois étaient encore épais, mais la route s’enéloignait et serpentait à découvert. Le soleil reposait bas versl’ouest sur un nuage de pourpre, d’où il projetait une doucelumière sur la lande sauvage et la lisière des forêts ; iltransformait les feuilles desséchées en flocons d’or d’autant plusbrillants que s’assombrissaient les profondeurs sylvestres. Pour lecontemplatif le déclin est aussi beau que l’épanouissement, la mortaussi belle que la vie. Cette pensée se glissa dans le cœurd’Alleyne quand il contempla avec ravissement la beauté poignantedu paysage automnal. Mais il ne s’y arrêta guère, car il luirestait dix bons kilomètres de marche avant de parvenir à l’aubergela plus proche. Il mangea hâtivement du pain et du fromage, aprèsquoi il trouva que sa besace pesait moins lourd.

Sur cette route à découvert les voyageursétaient moins rares que dans la forêt. Il croisa d’abord deuxDominicains à longues robes noires qui passèrent près de lui enremuant les lèvres et en ne lui accordant aucune attention. Puis ilvit un religieux d’un ordre mineur, à cheveux gris et à fortebedaine, qui marchait à pas lents et qui regardait autour de luiavec l’air d’un homme en paix avec lui-même comme avec sonprochain ; il arrêta Alleyne pour lui demander s’il n’y avaitpas dans les environs un hôtel spécialement réputé pour sa mateloted’anguilles ; le clerc lui ayant répondu qu’il avait entenduvanter les anguilles de Sowley, le digne religieux passa sa languesur ses lèvres avant de repartir d’un pas plus rapide. Presque surses talons arrivèrent trois cultivateurs, avec la pelle ou lapioche sur l’épaule ; ils chantaient d’une voix juste, maisleur anglais était si grossier et si rude qu’il sonnait auxoreilles d’un homme élevé au couvent comme une langue étrangère,barbare. L’un d’eux portait un jeune butor qu’ils avaient attrapésur la lande ; ils le proposèrent à Alleyne contre une pièced’argent. Il fut content quand il se fut débarrassé d’eux, carleurs barbes hérissées et leurs regards farouches ne l’incitèrentguère à prolonger une discussion d’affaires.

Mais ce ne sont pas toujours les individusd’aspect peu engageant qui sont le plus à craindre. Un infirme à lajambe de bois s’approcha en boitillant ; il semblait si vieuxet si faible qu’un enfant n’en aurait pas eu peur ; quandAlleyne l’eut dépassé, il lui lança tout à coup, par pureméchanceté, une malédiction brutale, en même temps qu’une pierrequi siffla à ses oreilles. Cette agression sans motif épouvanta sifort Alleyne qu’il prit ses jambes à son cou et ne s’arrêta decourir que lorsqu’il fut hors de portée des jurons et des pierresque l’infirme continuait à lui expédier. Il eut l’impression quedans cette Angleterre il n’existait pas d’autre protection pourl’homme que la force de son bras et la rapidité de sa course. Aucouvent il avait vaguement entendu parler de la loi, d’une loitoute-puissante, devant laquelle s’inclinaient prélats et barons,mais il n’en décelait pas le moindre signe. À quoi servait une loiinscrite sur parchemin, se demandait-il, si personne n’en assuraitle respect ? Mais avant que le soleil fût couché, il allaitconnaître tout le poids de cette loi anglaise quand elle pouvaits’abattre sur un contrevenant.

Après deux kilomètres de lande, la routedescendait assez brusquement dans un creux où coulait un rapideruisseau couleur de tourbe. À droite s’élevait, et s’élève encoreaujourd’hui, un ancien tumulus recouvert de bruyères et de ronces.Alleyne descendait allégrement la pente qui menait au ruisseauquand de l’autre côté il aperçut une vieille dame qui boitait defatigue et s’appuyait lourdement sur un bâton. Lorsqu’elle parvintau bord du ruisseau, elle s’arrêta et chercha un gué. En face duchemin, une grosse pierre avait été posée en plein milieu de l’eau,mais trop loin de la terre ferme pour une femme âgée. Deux foiselle essaya de placer un pied dessus, deux fois elle dut reculer.Alors elle s’assit, hochant désespérément la tête et se tordant lesmains. Sur ces entrefaites Alleyne arriva de l’autre côté duruisseau.

– Venez, bonne mère ! lui dit-il. Cen’est pas un passage bien dangereux.

– Hélas, brave jeune homme ! J’ailes yeux brouillés. Je vois bien qu’il y a une pierre, mais je nesais pas où exactement.

– Cela peut facilement s’arranger.

Il la souleva : elle était légère carl’âge l’avait beaucoup usée ; il la fit traverser ; maislorsqu’il la posa de l’autre côté, elle faillit tomber ; elleétait à peine capable de tenir debout en s’appuyant sur sonbâton.

– Vous êtes faible, bonne mère. Vousvenez de loin, n’est-ce pas ?

– Du Wiltshire, ami !soupira-t-elle. Voilà trois jours que je vais par les routes. Jevais chez mon fils qui est garde du Roi à Brockenhurst. Il atoujours dit qu’il prendrait soin de moi quand je seraisvieille.

– Et il le fera, bonne mère, puisque vousavez pris soin de lui quand il était jeune. Mais depuis quandn’avez-vous pas mangé ?

– J’ai mangé à Lyndenhurst ; mais mabourse était vide et je n’ai pu avoir qu’une assiette de porridgechez les religieuses. J’espère pourtant que je pourrai arriver cesoir à Brockenhurst : là on me donnera tout ce que je pourraidésirer. Oui, messire, mon fils est un cœur d’or ; d’ailleursla pensée qu’il est un serviteur du Roi et qu’il porte un doubletvert sur le dos me soutient autant que la nourriture.

– Tout de même, la route est longuejusqu’à Brockenhurst ! dit Alleyne. Voici le pain et lefromage qui me restent ; et voici un penny qui vous aidera àsouper. Que Dieu soit avec vous !

– Dieu soit avec toi aussi, bravehomme ! cria-t-elle. Puisse-t-il te donner autant de joies quetu m’en donnes !

Elle se remit en route en continuant demarmonner des bénédictions ; pendant quelque temps Alleynesuivit du regard sa petite silhouette et son ombre longue quigravissaient la côte.

Il était déjà reparti quand un étrangespectacle le fit frissonner. D’entre les fourrés qui recouvraientle tumulus sur sa droite, deux hommes le surveillaient. Le soleilcouchant éclairait bien leurs visages ; il y en avait un quiparaissait assez âgé et qui était pourvu d’une barbiche, d’un nezcrochu, et d’une grosse tache rouge de naissance sur latempe ; l’autre était un nègre ; on rencontrait fort peude nègres en Angleterre à cette époque, et encore moins dans lesrégions tranquilles du sud. Alleyne avait lu des récits sur lesnègres, mais il n’en avait jamais vu un, et ses yeux s’arrêtèrentsur les grosses lèvres et les dents luisantes de celui-là. Pendantqu’il les observait les deux hommes sortirent de leur abri etdescendirent sur le chemin d’un pas si furtif, si inquiétant, quele clerc accéléra l’allure.

Il avait atteint le haut de la côte, quand ilentendit le bruit d’une bagarre, ainsi qu’une faible voix quibêlait pour appeler au secours. Il se retourna : la vieilledame était étalée de son long sur la route ; sa guimpe rougevoletait au vent ; les deux bandits étaient penchés sur elleet voulaient lui arracher son penny. Quand il vit les membres menusde la vieille dame se débattre contre ses agresseurs, la fureurtourbillonna dans sa tête. Il laissa tomber sa besace, repassa leruisseau d’un bond et se rua sur les deux coquins en faisanttournoyer son bâton ferré ; ses yeux gris étincelaient decolère.

Les voleurs, cependant, n’étaient pas disposésà abandonner leur victime avant de l’avoir complètement dévalisée.Le nègre avait noué autour de son front le fichu écarlate de lavieille dame et il se porta au-devant d’Alleyne ; il étaitarmé d’un long couteau, tandis que l’autre agitait un gourdin etdéfiait Alleyne en l’accablant de malédictions. Mais Alleynen’avait nul besoin d’un défi pour agir. Il se jeta sur le nègre etle frappa avec tant de vigueur que le couteau tomba sur la route etque son propriétaire s’enfuit en hurlant. Le deuxième bandit, moinsfacile à épouvanter, sauta sur le clerc et l’étreignit par lataille ; il avait la force d’un ours ; il cria à soncamarade de revenir et de le poignarder dans le dos. Le nègreramassa son couteau et se rapprocha ; il avait le meurtre dansles yeux. Alleyne et l’autre étaient toujours aux prises ; ilsse colletaient en oscillant et en titubant sur la route. Juste aumoment où Alleyne sentit le froid de la lame entre ses deuxépaules, un galop de chevaux troua l’air du crépuscule ; lenègre poussa un cri de terreur et s’enfuit à travers la bruyère.Son acolyte essaya de se libérer ; il claquait desdents ; Alleyne sentit qu’il s’amollissait. Le clerc compritque de l’aide lui arrivait, et il serra plus fort son adversairejusqu’à ce qu’il pût le jeter à terre et regarder derrière lui.

Il vit un gros cavalier solidement bâti, vêtud’une tunique de velours rouge, qui dévalait la côte en poussantson grand cheval noir au maximum de sa vitesse. Il était couché surl’encolure de la bête, et à chaque bond ses épaules se soulevaientcomme si c’était lui qui enlevait sa monture. Alleyne remarquaaussi qu’il avait des gants blancs en daim, une plume boucléeblanche sur son chapeau de velours et un baudrier large et doré entravers de sa poitrine. Derrière lui galopaient six autrescavaliers, deux par deux, habillés de sobres justaucorps bruns dontles pans rayés de jaune volaient derrière leurs épaules. Ils furentbientôt sur les lieux de la bagarre.

– En voici un ! cria le chef quisauta à bas de son cheval écumant et qui saisit le vieux bandit parle bord de son justaucorps. C’est l’un des deux. Je le reconnais àcette marque du diable sur son front. Où sont tes cordes,Peterkins ? Là ! Lie-lui les mains et les pieds. Sadernière heure a sonné. Et vous, jeune homme, quiêtes-vous ?

– Je suis un clerc, messire ; jeviens de Beaulieu.

– Un clerc ! s’exclama l’officier.Venez-vous d’Oxenford ou de Cambridge ? Avez-vous une lettredu procureur de votre collège vous autorisant à mendier ?Montrez-moi votre lettre.

Il avait une tête carrée, des favoris épais etun regard inquisiteur.

– Je viens de l’abbaye de Beaulieu, et jen’ai pas besoin de mendier, répondit Alleyne qui céda à untremblement irrépressible à présent que la bagarre étaitterminée.

– Cela vaut mieux pour vous, réponditl’officier. Savez-vous qui je suis ?

– Non, messire, je l’ignore.

– Je suis la loi ! déclara l’autresolennellement. Je suis la loi d’Angleterre, le représentant de SaTrès Gracieuse et Royale Majesté Édouard III.

Alleyne s’inclina très bas devant lereprésentant du Roi.

– En vérité vous êtes arrivé à temps,très honoré seigneur ! Un moment plus tard, ils m’auraientassassiné.

– Mais il devrait y en avoir unautre ! s’écria l’officier. Où est le nègre ? Nous sommesà la recherche de deux hommes : un marin atteint du feu desaint Antoine, et un nègre qui avait servi à son bord commecuisinier.

– Le nègre s’est enfui par là ! ditAlleyne en désignant le tumulus.

– Il ne doit pas être loin, seigneurbailli ! s’écria un archer en décrochant son arc. Il se cachequelque part car il se doute bien, tout païen qu’il soit, que lesquatre pattes de nos chevaux courent plus vite que les deuxsiennes.

– Sus à lui donc ! cria l’officier.Il ne sera pas dit, tant que je serai bailli de Southampton, qu’unvoleur, un vide-gousset, un tire-laine ou un assassin a échappé àma police. Laissons par terre ce coquin. Maintenant mettez-vous enligne, joyeux compères, la flèche sur la corde ; un bon sportvous attend, comme seul le Roi en procure. Toi sur la gauche,Howett, et Thomas de Redbridge sur la droite. Comme cela !Battez toute la bruyère. Un pot de vin au meilleur tireur.

Les archers n’eurent pas longtemps à chercher.Le nègre s’était enfoui dans sa cachette sous le tumulus ; ilaurait pu passer inaperçu s’il n’avait pas eu le fichu rouge autourdu front. Il leva la tête pour surveiller ses ennemis. Il n’enfallut pas plus aux yeux vifs du bailli qui éperonna son cheval ettira son épée. Se voyant découvert, le nègre se rua hors de sacachette et fonça à toutes jambes devant les archers en ligne. Lesdeux soldats qui entouraient Alleyne bandèrent leurs arcs avecautant de placidité que s’ils s’amusaient à un concours devillage.

– Correction du vent : sept mètres,Hal ! dit l’un des deux qui avaient les cheveuxgrisonnants.

– Cinq, répliqua l’autre qui lâcha lacorde.

Alleyne poussa un petit cri ; un éclairjaune avait paru passer à travers l’homme ; mais celui-cicontinua à courir.

– Sept, maître fou ! grommela celuiqui avait parlé le premier.

Son arc vibra comme la corde d’une harpe. Lenègre sauta très haut dans l’air, lança en avant ses bras et sesjambes et s’écrasa sur la bruyère.

– Juste sous l’omoplate, commental’archer qui s’en alla rechercher sa flèche.

– Le vieux limier est en fin de compte lemeilleur, déclara le bailli de Southampton en regagnant la route.Ce qui signifie pour ce soir même, Matthew Atwood, un quart dumeilleur malvoisie de tout Southampton. Es-tu sûr qu’il est bienmort ?

– Aussi mort que Ponce Pilate, digneseigneur.

– Bien. Maintenant, passons à l’autrebandit. Les arbres ne manquent pas là-bas, mais nous n’avons pas letemps de nous promener. Tire ton épée, Thomas de Redbridge, etdécolle-moi cette tête de ses épaules !

– Une faveur, gracieux seigneur !Une faveur ! cria le condamné.

– Laquelle ? interrogea lebailli.

– Je vais avouer mon crime. C’est bienmoi et le cuisinier nègre, tous deux du bateau La Rose deGloire de Southampton, qui avons attaqué le marchand desFlandres et l’avons dévalisé de ses épices et de sesdentelles : vol pour lequel, nous le savons, vous détenez unmandat contre nous.

– Cette confession ne te rapportera pasgrand-chose, répondit le bailli. Tu as commis un crime dans monbailliage, tu dois mourir !

– Mais, seigneur, plaida Alleyne quiétait blanc comme un linge, il n’est pas encore passé enjugement !

– Jeune clerc, dit le bailli, vous parlezde ce que vous ne connaissez pas. Il est vrai qu’il n’a pas étéconduit devant le tribunal, mais c’est le tribunal qui est venu àlui. Il a violé la loi et il s’est mis au ban de la société. Nevous occupez pas de ce qui ne vous regarde pas. Mais quelle estcette faveur, bandit, que tu sollicites ?

– J’ai dans mon soulier, très honoréseigneur, un morceau de bois qui appartenait jadis à la barque danslaquelle saint Paul fut jeté contre l’île de Melita. Je l’ai achetépour deux nobles à la rose à un marin qui venait du Levant. Lafaveur que je sollicite est que vous le placiez dans mes mains pourque je puisse mourir en le serrant. De cette manière mon salutéternel sera garanti, et le vôtre également car je ne cesseraid’intercéder pour vous.

Sur l’ordre du bailli, le bandit futdéchaussé : en effet, sur le côté de la cambrure, enveloppédans un morceau de belle soie, se trouvait un éclat allongé de boissombre. Les archers se découvrirent, et le bailli se signadévotement avant de le remettre au voleur.

– S’il est vrai, dit-il, que, par lesmérites extraordinaires de saint Paul, ton âme souillée de péchésparvienne au paradis, j’espère que tu n’oublieras pas cetteintercession que tu m’as promise. Rappelle-toi donc que c’est pourHerward le bailli que tu devras prier, et non pour Herward leshérif qui est le fils de mon oncle. Maintenant, Thomas, je te priede te hâter, car nous avons une longue route devant nous et lesoleil est déjà couché.

Alleyne contempla la scène : lefonctionnaire majestueux vêtu de velours, le groupe des archers auvisage dur qui tenaient leurs chevaux par la bride, le voleur avecses bras liés derrière le dos et son doublet dégrafé pour découvrirses épaules. Sur un côté de la route la vieille dame s’étaitrelevée et rajustait sa guimpe rouge. L’un des archers dégaina ets’avança vers le voleur. Horrifié le clerc s’enfuit ; mais àpeine avait-il commencé à courir qu’il entendit un coup mat quis’acheva sur une sorte de sifflement. Une minute plus tard lebailli et quatre de ses hommes le dépassèrent pour regagnerSouthampton ; les deux autres avaient été désignés commefossoyeurs. Quand ils arrivèrent à sa hauteur, Alleyne vit unarcher essuyer la lame de son épée sur la crinière de sa monture.Un malaise affreux s’empara de lui ; il se laissa tomber surun talus et éclata en sanglots. C’était, pensait-il, un mondeterrible ; et il était difficile de savoir qui était le plusredoutable, des bandits ou des serviteurs de la loi.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer