La Fée des grèves

Chapitre 10Douze lévriers.

Quand le chevalier Méloir se fut mis les piedsau feu et qu’il eut entamé l’attaque des volailles froides,absolument comme s’il n’avait point soupé la veille, Gueffès,debout à ses côtés, le bonnet à la main et la mâchoire inclinée,reprit respectueusement la parole.

– Mon cher seigneur, dit-il, je ne saispas pourquoi je me sens porté vers vous si tendrement. Je vous aimecomme un chien aime son maître.

– J’ai eu autrefois un mâtin qui memordait, grommela Méloir entre deux bouchées.

– Moi, mon cher seigneur, poursuivitGueffès, je n’ai jamais rencontré de gentilhomme qui m’ait traitési favorablement que vous.

– Allons maître Vincent, vous n’êtes pasdifficile.

– Je crois, sur ma foi, que si vousm’ordonniez d’aimer le petit Jeannin, je l’aimerais. Méloir bâillala bouche pleine.

– Ceci est pour vous faire comprendre,mon cher seigneur, continua encore Gueffès, toute l’étendue de mondévouement. On dit que je suis un païen, mais qui dit cela ?des gens qui croient à la Fée des Grèves et autres sornettes, aulieu de se fier à la vierge Marie !

– Ah ça ! dit Méloir, au fait,qu’est-ce que c’est que la Fée des Grèves ?

– C’est une jeune fille, monseigneur, quipourrait, si elle le voulait, vous mener tout droit à la retraitede Maurever.

– Vrai ?

– Très vrai.

– Où la trouve-t-on, cette joliefée ?

– Ici et là, tantôt à droite, tantôt àgauche. Vous l’avez vue cette nuit.

Méloir porta la main à sa ceinture, où pendaitencore le cordon coupé de son escarcelle.

– Quoi ! s’écria-t-il, ceserait ?… Gueffès eut un sourire.

– La fée des Grèves, ni plus ni moins,monseigneur, interrompit-il. Méloir cessa de manger.

– Est-ce que tu voudrais te moquer demoi ? gronda-t-il en fronçant le sourcil.

Le vent apporta le son le plus rapproché d’uneseconde fanfare.

– À Dieu ne plaise ! monseigneur,répondit Gueffès ; mais voici vos lévriers qui arrivent. Quandils seront là, vous ne voudrez plus m’écouter. Permettez-moi demettre à profit le temps qui me reste. Si je ne peux pas fairemieux, je tiens au moins à gagner mes cinquante écus nantais. Commeje vous le disais, je vais de côté et d’autre pour avoir du pain.Partout où l’on parle, j’écoute. Y a-t-il longtemps que vous n’avezvu la cour ?

– Tout au plus une semaine.

– Un siècle, mon pauvre seigneur !Combien de fois le vent peut-il tourner en une semaine ?François de Bretagne enfle et pâlit. À la cour du roi Charles, oncommence à prononcer le mot de fratricide. Et monsieur Pierre deBretagne, notre futur duc, a juré qu’il ferait pendre messire Jeande la Haise à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

– Tu es sûr de cela ? murmuraMéloir.

– Comme je suis sûr de voir devant moi unvaillant chevalier, répondit maître Vincent Gueffès. Quant à RobertRoussel, on le rôtira sur un feu de bois vert dans la cour duchâteau de la Hardouinays.

Méloir était tout pensif.

– Vous n’avez rien à voir à tout cela,monseigneur, reprit négligemment Gueffès. Aussi, je ne vous dismême pas ce qu’on fera du Milanais Bastardi, de messire Olivier deMeel et des autres. Seulement, il faut vous hâter, si vous voulezconquérir Reine de Maurever, car, dans une autre semaine,souvenez-vous de ceci, monsieur Hue ne sera plus fugitif. Le ventaura tourné. Monsieur Hue trouvera protection auprès des Normandset jusque dans l’enceinte du Mont-Saint-Michel.

Une troisième fanfare éclata au pied du tertremême. Méloir ne bougea pas. La mâchoire de Gueffès souriait malgrélui.

– Voilà vos chiens, mon cher seigneur,dit-il ; je vous laisse. Quand vous aurez besoin de moi, vousme trouverez à la ferme de Simon Le Priol.

Il fit mine de sortir. Mais il revint.

– Voyons, dit-il encore de sa voix laplus caressante : Si par mon industrie, sans que mon cherseigneur s’en mêlât, le petit Jeannin était pendu…

– Va-t’en au diable, misérablecoquin ! s’écria Méloir d’une voix tonnante.

Gueffès se hâta d’obéir. Cependant sur leseuil, il s’arrêta pour ajouter :

– Pendu, assommé, étouffé ou noyé,j’entends… Méloir saisit une cruche à cidre. La cruche allas’écraser contre la porte où maître Gueffès n’était plus.

Mais Méloir entendit sa voix de damné quidisait dans la cour :

– C’est convenu, mon cher seigneur, vousne vous en mêlerez pas !

Bellissan, le veneur, entrait à ce moment dansla cour avec trois valets de chiens menant douze lévriers de lagrande origine.

Merveilleuses bêtes de tous poils, sortant duchenil de l’aîné de Rieux, sieur d’Acérac et de Sourdéac, dans lepays de Vannes et seigneur des îles.

Ces lévriers étaient dressés à la chassed’Ouessant, à la chasse des naufragés dans les Grèves.

Car le sang de Rieux était un bon et noblesang. Là-bas, au bout du vieux monde, derrière les rochers dePenmar’ch, Rieux chassait au naufragé, comme, de nos jours, lesreligieux du mont Saint-Bernard chassent au voyageur égaré dans lesneiges.

Hauts sur leurs jambes, musculeux, frileux, lemuseau allongé, les côtes à l’air, les douze lévriers, malgré lafatigue de la route, bondissaient dans la cour, jetant ça et làleur aboiement rare et plaintif.

Bellissan, la trompe au dos, les découplait etles caressait.

Le chevalier Méloir descendit.

Les lévriers sautèrent follement, puisvinrent, à la voix de Bellissan qui les appelait par leursnoms.

– Rougeot, Tarot, Noirot ! messire,dit-il en les présentant à tour de rôle et chacun par sonnom ; Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Ravageux etMerlin ! Léopard et Linot ! Quant à ce dernier,ajouta-t-il en montrant une admirable bête de poil noir sans tache,il ne vient pas de Rieux ; je l’ai acheté à Dol pour remplacerle pauvre Ravot, qui est mort de la poitrine en route.

– Ils seront bons pour la chasse que nousallons entreprendre ? demanda Méloir.

– Ils sont habitués à dépister un homme,vivant ou mort, dans les rocs ou sur la grève, à une lieue dedistance, messire. Donnez-leur seulement un jour de repos, et vousaurez de leurs nouvelles !

– Nous les mettrons en grève cette nuit,dit Méloir qui tourna le dos.

Bellissan avait compté sur un autre succès.Recevoir ainsi douze lévriers de Rieux ! sans unecaresse ! Un regard froid et puis bonsoir !

Il fallait que le chevalier Méloir fût malade.De fait, le chevalier Méloir songeait aux paroles de Gueffès. Leduc enflait et pâlissait. On prononçait le mot fratricideà la cour du roi Charles VII, et monsieur Pierre, le futur maîtrede la Bretagne, avait juré que messire Jean de la Haise seraitpendu à la plus haute tour de son manoir du Guildo.

Le vent tournait.

Désormais, la partie devait être jouée d’unseul coup.

À moins qu’on ne se fit des amis dans les deuxcamps.

Or, le chevalier Méloir était Normand àdemi.

Quand notre beau petit Jeannin prit congé deshommes d’armes, au pas de course, sous le manoir deSaint-Jean-des-Grèves, ce fut pour retourner à la ferme de Simon LePriol.

Mais la ferme de Simon Le Priol étaitclose.

L’arrivée des soudards avait mis fin à laveillée. Le métayer et sa femme dormaient ; Simonnette étaitdans son petit lit en soupente. Les deux vaches, la Rousse et laNoire, ruminaient auprès du lit commun. Quant aux quatre Gothon etaux quatre Mathurin, les Mémoires du temps ne disent pas ce qu’ilfaisaient à cette heure.

Le petit Jeannin courait volontiers au clairde lune. Les nuits passées à la belle étoile ne l’effrayaientpoint, bien qu’il fût au dire de tout le monde, poltron commeles poules.

Les trous de sa peau de mouton laissaientpasser le vent froid, mais sa peau, à lui, ne s’en souciaitguère.

Plus d’une fois, et plus de cent fois aussi,le petit Jeannin était venu à pareille heure, à cette même place,l’hiver ou l’été, par le beau temps ou par la pluie.

Il s’asseyait sous un gros pommier, dont letronc, tout plein de blessures et de verrues, lançait encorevaillamment ses branches en parasol.

Un pommier de douce-au-bec mafoi !

Ce sont de bonnes pommes, oh ! oui,sucrées comme les becs-d’anges (bédanges) et goûtées comme lespigeonnets.

Mais le petit Jeannin n’était presque plusgourmand depuis qu’il songeait à Simonnette.

Donc, c’était par une belle nuit de juin quenotre Jeannin, assis sous son pommier et rêvant tout éveillé, avaitaperçu la fée, la bonne fée.

Il s’amusait à bâtir toutes sortes dechâteaux, faisant de l’avenir un joyeux paradis où Simonnetteavait, bien entendu, la meilleure place, lorsqu’un pas légereffleura les cailloux du chemin.

Jeannin vit une jeune fille. Il ne dormaitpas, pour sûr ! La jeune fille passa devant la porte de SimonLe Priol et prit le gâteau de froment que Fanchon la ménagèren’oubliait jamais de déposer sur le seuil, quand il n’y avait pasde bouillie fraîche.

Cela s’était passé la veille.

Jeannin avait eu peur, il s’était bien doutéque cette jeune fille était une fée des Grèves.

Et certes, pendant que le frisson lui couraitpar tout le corps, pendant que ses petites dents claquaient dans sabouche, il n’avait point songé à poursuivre la fée.

Bien au contraire, il avait fermé les yeux etcaché sa tête entre ses deux mains.

Mais c’est qu’il ne savait pas encore, cettenuit-là, l’histoire du chevalier breton dans l’embarras.

Il ne savait pas que ceux qui parvenaient àsaisir la bonne fée au corps pouvaient lui demander tout ce qu’ilsvoulaient.

Aujourd’hui, le petit Jeannin était plussavant que la veille.

Et ce n’était plus tout à fait pour rêverqu’il se cachait sous le vieux pommier à l’écorce rugueuse.

Il guettait la fée.

Il tremblait d’avance à l’idée de ce qu’ilallait faire, c’est vrai, mais il était bien résolu.

Rien de tel que ces petits poltrons pourtenter l’impossible.

Jeannin attendait, le cœur gros et larespiration haletante.

Il s’était assuré que l’écuellée de gruauétait intacte sur le seuil.

La fée allait venir.

Il attendit longtemps. La lune marquait plusde minuit lorsqu’un murmure confus vint à ses oreilles, du côté dumanoir.

Presque aussitôt après, les cailloux du cheminbruirent.

La jeune fille de la veille arrivait encourant.

Il s’était dit :

– Quand la fée se baissera pour prendrel’écuelle, je la saisirai. Mais la fée passa, légère et rapide.Elle ne se baissa point pour prendre l’écuelle. Le petit Jeanninresta un instant abasourdi.

Puis, ma foi, il jeta son bonnet par-dessusles moulins et se mit bravement à courir après la fée.

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