La Fée des grèves

Chapitre 32Le tube miraculeux.

C’était un étrange combat.

Aubry, à pied, avait, il faut le dire, toutl’avantage sur les hommes d’armes à cheval.

Leste et jeune, il se servait du brouillardcomme d’une machine de guerre.

Il avait quitté le mamelon où la brume étaittrop claire, et les hommes d’armes l’avaient suivi dans un fond,sur la tangue molle, où les sabots de leurs montures enfonçaient àchaque pas.

Aubry était pour eux comme un fantôme quiparaissait à l’improviste, qui disparaissait tout à coup pourreparaître encore.

Mais l’épée d’Aubry n’était pas un fantômed’épée ; elle taillait bel et bien, Péan le savait, Corsonaussi, Kerbehel de même, car ils avaient tous les trois deprofondes blessures.

Le pauvre héraut Corson grommelait :

– Le buffle de mon justaucorps est devenude gueules !

– L’épée haute, Corson !lui dit Kerbehel, ou bien on pourra blasonner le lieu où noussommes : « De sable au corps de héraut, couché, decarnation… »

– » …Accompagné de quatre malandrinsde même », acheva Corson plaintivement.

Kerbehel voulut répondre ; mais Loys, quien avait fini avec Nantois, Léopard, Varot et les autres, s’élançasur lui, la gueule rouge, et le malmena cruellement.

En même temps, Péan tombait, la gorgetraversée par l’épée d’Aubry – Hardi, Loys ! maîtreLoys ! ils sont à nous !

– Cet homme est le diable ! s’écriaCoëtaudon qui donnait de grands coups de lance dans le vide.

– Non pas ! c’est le chien qui estle diable ! balbutia Kerbehel, désarçonné à demi.

– Ô mes compagnons ! pleura Corson,il n’y a pour nous ici ni profit, ni gloire ! Ce n’est pascelui-là que nous cherchons. Sus au vieux Maurever ! etlaissons ce ragot qui nous donne le change.

L’avis était bon.

– Sus ! sus ! clama Kerbehel,enchanté de ce biais.

– Sus ! sus ! Et les éperonss’enfoncèrent dans le cuir des chevaux. En ce temps déjà, les motsprenaient, à l’occasion, des significations très subtilementdétournées.

Sus ! voulait dire ici : sauve quipeut !

Mais la gloire était sauvegardée.

Maître Loys fournit encore une charge ;Aubry se lança une dernière fois dans le brouillard, puis ilss’étendirent fraternellement, l’un près de l’autre, haletants,harassés, – mais vainqueurs !

Il était neuf heures du matin. Le soleilprenait de la force et pompait lentement le brouillard.

Un vent léger venait du large, annonçant leflux.

Le moment s’approchait où ce rideau immense,qui cachait les grèves allait se déchirer.

Soit qu’il s’évanouit subitement avec laprestesse d’un changement à vue, soit qu’il dût s’éclaircir peu àpeu, faisant sa gaze de plus en plus transparente, découvrant lesobjets un à un, et luttant jusqu’à la dernière seconde contre lejour enfin victorieux.

Dans l’un et l’autre cas, les différentestroupes, dispersées sur les tangues, allaient se chercher, à coupsûr, se voir et se combattre.

Sur les rochers qui bordent le montSaint-Michel, du côté de la Bretagne, une troupe d’hommes armésétait rangée en bon ordre.

À la tête de cette troupe, se trouvait unchevalier banneret, portant à son haubert l’écussonvairé-contrevairé d’or et de sable des sires de Ligneville enCotentin.

Son petit bataillon et lui demeuraientimmobiles, comme s’ils eussent été chargés de garder le Mont contreune attaque prochaine.

Vers cette heure, Corson, Coëtaudon et lesautres, qui avaient rallié une douzaine de soudards, suivaient,dans la brume éclaircie, la piste de monsieur Hue de Maurever.

Derrière la troupe cantonnée sur les rochers,l’étendard de Saint-Michel était planté en terre, au-dessous de labannière de France.

Un coup de vent chassa la brume quienveloppait encore la base du roc.

On vit dans les sables un vieillard entouré dequelques femmes et de quelques paysans. Presque au même instant,les hommes d’armes de Méloir sortirent de la brume refermée.

– En avant ! dit le sire deLigneville. La bannière de France fit flotter au soleil ses longsplis d’argent.

La troupe descendit sur la grève. Elle se mitentre les fugitifs et les hommes d’armes.

– Que venez-vous quérir sur les domainesdu Roi ? demanda monsieur de Ligneville.

– Nous venons, par la volonté de notreseigneur le duc, répondit Corson, quérir monsieur Hue de Maurever,coupable de trahison.

– Et portez-vous licence de franchir lafrontière ?

– De par Dieu ! monsieur deLigneville, riposta Corson, quand notre seigneur François a sauvévotre sire des griffes de l’Anglais, il a franchi la frontière sanslicence.

Ligneville fit un geste. Ses soldats serangèrent en bataille. Hue de Maurever perça les rangs.

– Messire, dit-il, si ces gens deBretagne veulent s’en retourner chez eux en se contentant de mapersonne et en laissant libres tous les pauvres paysans de mesanciens domaines, je suis prêt à me livrer en leurs mains.

– Donc, pour ce, franchissez la rivièrede Couesnon, messire, répliqua Ligneville ; sur la terre duRoi, on ne se rend qu’au Roi.

Le sire de Ligneville demanda ensuite auxBretons :

– Qui est votre chef ? Kerbehel,Corson et Coëtaudon se consultèrent.

– Notre chef est le chevalier Méloir,dirent-ils.

– J’ai entendu parler de ce chevalierMéloir, répondit M. de Ligneville ; dites-lui, pourl’honneur de la chevalerie, qu’il évite de passer à portée de malance, car monsieur l’abbé du mont Saint-Michel m’a donné l’ordrede le faire pendre.

Le rouge vint au front du vieux Maurever.

– Par mon salut ! messire,s’écria-t-il ; le duc François l’a fait chevalier. Je vousprie de me faire raison de ce qui est une insulte au duché deBretagne tout entier.

– Allons ! disaient en riant lessoldats du monastère ; voici le vieux chevalier qui va semettre avec ses assassins contre nous.

Mais Ligneville avait pris la main de Maureveret l’avait serrée avec respect.

– Si mes paroles vous ont causé de lacolère, monsieur mon digne ami, avait-il dit, de grand cœur jerétracte mes paroles.

Mais je ne vous laisserai point, ajouta-t-ilen souriant, faire de l’héroïsme avec de pareils coquins. Ce seraitjeter des perles aux animaux que vous savez. Monsieur Hue deMaurever, vous êtes le prisonnier du Roi !

Avant que le vieillard pût répondre, onl’avait saisi et conduit derrière les rangs.

– Holà ! maraudaille ! s’écriaLigneville, avec rudesse ; maintenant, hors d’ici etvitement ! Il s’adressait ainsi aux hommes d’armes deMéloir.

Ceux-ci pouvaient être en effet des gens deconscience large et peu délicats sur le choix de leur besogne. Maisc’étaient des Bretons.

Ligneville n’avait pas fini de parler, qu’uncarreau d’arbalète faisait sonner l’acier de son casque. LesBretons chargèrent résolument et se firent tuer ou prendre tousjusqu’au dernier.

Monsieur Hue, cependant, avait demandé auxsoldats du monastère si quelques fugitifs n’avaient point déjàtouché le Mont. Les réponses des soldats l’avaient à peu prèsrassuré sur le sort de sa fille, qui devait être en ce moment dansl’enceinte des murailles avec Aubry et les enfants de Simon LePriol.

On monta la rampe.

Aubry et le petit Jeannin, arrivés, en effet,les premiers au monastère, attendaient avec anxiété. Ils espéraientque Reine et Simonnette étaient avec le gros de la troupe.

Hélas ! le pauvre Bruno avait l’oreillebasse.

Il était rentré au bercail et s’était mis à ladisposition du frère pénitencier. Ils avaient causé tous deuxdiscipline et bien sérieusement.

Frère Bruno avait le bras gauche cassé, ce quiretardait l’exécution.

– Mon frère Eustache, disait-il aupénitencier, cela me rappelle l’histoire de Jacob Malteste du bourgde Cesson, auprès de Rennes. Il était bien malade quand il futcondamné à la peine de la hart. On lui fit prendre de bons remèdes,on le guérit, et puis on le pendit.

Heureusement pour Bruno que l’influence du ducde Bretagne était fort mince au monastère en ce moment, et que lesecours apporté à monsieur Hue de Maurever lui fut compté commeœuvre pie.

Ce fut lui qui aperçut le premier monsieur Huegravissant la rampe.

Il courut avertir Aubry qui s’élança au-devantdu vieillard.

– Reine ! prononcèrent tous deux, enmême temps, monsieur Hue et Aubry.

– Elle n’est pas au monastère ?demanda le vieux chevalier.

– Vous ne la ramenez pas ? demandaAubry à son tour. Ce fut un moment d’angoisse cruelle. Jeannin,l’heureux petit Jeannin, avait Simonnette dans ses bras. Mais quandil entendit que mademoiselle Reine était perdue, il s’arracha desbras de Simonnette.

– Je vais rentrer en grève, dit-il ;la mer monte, il faut se hâter ! Maurever et Aubry avaient dufroid dans les veines.

Ce mot : « la mermonte » les frappait au cœur. Aubry serra la main deJeannin, et lui dit :

– Viens avec moi ! Mais, au lieu dedescendre à la grève, il gravit précipitamment la rampe et s’élançadans l’escalier de la salle des gardes. Jeannin et Bruno lesuivaient.

De la salle des gardes à la plate-forme, il ya bien des marches. Aubry fut sur la plate-forme en quelquessecondes. Jeannin ne l’avait pas quitté d’une semelle, mais lefrère Bruno soufflait encore dans les escaliers.

– Ouf ! disait-il ; ou…ouf ! cela me rappelle l’histoire de Jean Miolaine, le maîtregantier, qui paria de monter au beffroi de Coutances pendant quePerrin Langérier, son compère, boirait une double pinte de vind’Anjou… ou-ou-ouf !

Quand il arriva sur la plate-forme, Aubry etJeannin dévoraient déjà l’espace du regard.

Le brouillard s’était levé. L’œil planait surl’immensité des sables. Au nord-ouest, on voyait la ligne bleue dela mer qui montait. Sur la grève, rien.

Rien, sinon un point sombre et perceptible àpeine qui se montrait de l’autre côté du Couesnon, à la hauteur dubourg de Saint-Georges.

Aubry le désigna du doigt à Jeannin.

– C’est trop loin, dit le petitcoquetier ; on ne peut pas savoir… Puis il ajouta :

– Dans dix minutes, la mer couvrira cepoint noir. Aubry avait au front des gouttes de sueur glacée.

– Messer Jean Connault, le prieur desmoines, qui est un savant physicien, murmura le frère Bruno, a iciprès, dans le clocher, un tube de bois garni de verres. J’ai mismon œil une fois dans ce tube, et j’ai vu, – n’est-ce pointmagie ? – j’ai vu les femmes de Cancale avec leurscoiffes et leurs gorgerettes plissées, comme si Cancale se fûtavancé vers moi tout à coup, jusqu’au pied du mur à travers lamer.

– Ce bonhomme rêve ! s’écria Aubryqui frappa du pied. Bruno s’élança vers le clocher et redescenditl’instant d’après avec une sorte de bâton creux, formé d’anneauxcylindriques qui s’emboîtaient les uns dans les autres.

Aubry mit son œil au hasard à l’une desextrémités.

Il vit distinctement les vaches qui passaientsur le Mont-Dol, à quatre lieues de là.

Un cri de stupéfaction s’étouffa dans sapoitrine.

Le tube fut dirigé vers le point sombre quitranchait sur le sable étincelant. Cette fois, Aubry laissa tomberle tube et saisit sa poitrine à deux mains.

– Reine ! Reine ! dit-il ;Julien et Méloir ! ! ! Au risque de se briser lecrâne, il se précipita à corps perdu dans l’escalier de laplate-forme. Ceux qui le virent passer dans le réfectoire ettraverser la salle des gardes en courant, le prirent pour un fou.Le cheval du sire de Ligneville était attaché au bas de la rampe.Aubry sauta en selle sans dire une parole et piqua des deux.Bientôt, on put le voir galoper à fond de train sur la grève. Iltenait à la main la lance de Ligneville. Devant lui, un grandlévrier noir bondissait. Ils allaient, ils allaient. – C’étaitun tourbillon ! Jeannin avait dit :

– Dans dix minutes, la mer couvrira cepoint noir. Ce point noir, c’était Reine. Du sang auxéperons ! hope ! hope ! Reine – etMéloir ! Car pour Julien, Aubry avait vu, à l’aide du tube,l’épée de Méloir se plonger dans sa chair. Pauvre Julien !Hope ! hope ! hardi, maître Loys ! Sur laplate-forme, il y avait maintenant grande foule. Grande fouleautour de monsieur Hue de Maurever qui était agenouillé sur lapierre et qui levait au ciel ses mains tremblantes. On suivait duregard la course d’Aubry. Arriverait-il à temps ? Jeannin sedemandait :

– Mais pourquoi le chevalier et lademoiselle restent-ils immobiles, si près de la mer quimonte ? Il prit le tube à son tour et devint plus pâle qu’unmort.

– Ils sont enlisés !balbutia-t-il ; le chevalier a du sable jusqu’à la ceinture,et demoiselle Reine disparaît… disparaît… La cloche du monastèretinta le glas.

Une voix tomba des galeries supérieures. Cettevoix disait :

– Il y a deux malheureux en détresse dansles tangues. Priez pour ceux qui vont mourir !

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