La Fée des grèves

Chapitre 22Frère Bruno.

Quand Aubry eut un peu lâché prise, Méloiravala une lampée d’air avec une satisfaction manifeste.

– Tu as un bon poignet, mon cousin,dit-il, et moi, je suis un sot. Ta rubrique vaut beaucoup mieux quela mienne. Voilà tout. Il n’y a pas de quoi se fâcher pourcela.

– Écoute, Méloir, lui répondit le jeunehomme d’armes, tu étais un brave soldat autrefois, et un boncompagnon… Je n’ai pas le courage de te tuer…

– Peste ! interrompit Méloir, metuer ! Tu n’y vas pas par quatre chemins, toi, mon cousinAubry !

– Je le devrais pour monsieur Hue deMaurever et pour sa fille…

– Du tout, interrompit encoreMéloir ; tu sais bien, je suis incapable…

La main d’Aubry s’appesantit un peu plus surla gorge du chevalier.

– Tais-toi ! dit-il rudement ;je n’ai pas le loisir d’écouter tes billevesées. Je veux bient’épargner, mais c’est à condition que tu ne me gêneras point dansl’accomplissement de mon dessein.

– Foi de chevalier ! s’écriaMéloir ; tu n’as qu’à scier ton barreau devant moi ; situ veux, je te ferais la courte échelle.

– Bien obligé. Cette voie me sembledésormais incommode et dangereuse. Pourquoi sortir par la fenêtre,quand la porte est là ?

– Je te fais observer, mon cousin Aubry,que tu me serres le cou sans y songer. Je déteste les demi-mesures.Étrangle-moi comme il faut, morbleu ! ou lâche-moi !

– Je te lâcherai dès que nous seronsd’accord.

– Je ne peux pourtant pas t’ouvrir cetteporte, moi ! s’écria Méloir d’un ton dolent.

– Me promets-tu qu’une fois libre, tu netenteras contre moi aucune résistance ?

– Je le promets.

– Me promets-tu que tu te laisseras lierles mains et les jambes ?

– À quoi bon, mon cousin ?

– Et mettre un bâillon sur labouche ? acheva Aubry, dont les doigts firent un petitmouvement.

– Je le promets ! je lepromets ! je le promets ! dit Méloir précipitamment.

– T’engages-tu à me céder ton armure pourque je m’en revête sous tes yeux ?

– Mon armure ?

– Depuis les éperonnières jusqu’à lasalade.

– Ah ! cousin Aubry ! moncousin Aubry, grommela le pauvre chevalier, je ne t’aurais jamaiscru si madré que cela !

– T’y engages-tu ?

– Je m’y engage.

– Sous serment ?

– Sous serment.

– À la bonne heure ! Relève-toi doncet tiens ta parole comme un gentilhomme.

Pour ce qui était de se relever, Méloir ne sele fit point dire deux fois. Quant à tenir sa parole, peut-êtreaurait-il trouvé quelque exception,comme on dit au Palais,s’il n’avait pas vu sa bonne épée toute nue entre les mainsd’Aubry.

Sa dague restait bien encore au fourreau, maisAubry de Kergariou était un fier homme d’armes. L’attaquer avec unedague quand il avait l’épée à la main, c’eût été folie.

Méloir se secoua, s’étira, se tâta.

– Allons, dit Aubry, en besogne !Méloir fit un pas vers lui. Aubry lui mit sans façon la pointe del’épée entre les deux yeux.

– À distance ! dit-il ; lesbons comptes font les bons amis ; ne m’approche pas, ou je tepique !

– Tu as donc défiance ?

– J’ai hâte. En besogne.

– J’y suis, mon cousin Aubry, j’ysuis ! Méloir se mit en effet à délacer son armure. Il n’avaitque les pièces légères et non point la carapace en fer que lequinzième siècle portait encore au combat. Son équipementconsistait en éperonnières d’acier, vissées aux cuissards de grosbuffle, corselet de mailles, manches de buffle, salade sansvisière, à plumail. Aubry le suivait de l’œil.

Quand Méloir eut achevé de se désarmer, negardant que ses chausses et son justaucorps, Aubry prit sous lapaille de son lit une corde qui devait lui servir dans son évasionprojetée.

– Donne tes poignets !commanda-t-il.

– Attends au moins que tu sois armé.Aubry eut un sourire.

– Je m’armerai quand tu seras lié,répliqua-t-il ; donne tes poignets !

Méloir obéit enfin, mais bien à contrecœur. Cebon chevalier avait espéré véritablement rétablir sa partie pendantqu’Aubry ferait sa toilette.

Il grommela en tendant ses poignets :

– Qui diable aurait pensé que ce petithomme-là pût jouer si serré ?

– Voilà, dit Aubry, qui avait fait unbeau nœud ; je te tiens quitte des pieds. Assieds-toimaintenant à ma place et réfléchis, si tu veux, aux vicissitudes dusort.

Méloir s’assit. Il avait beaucoup l’air d’unrenard qu’une poule aurait pris. En un clin d’œil, Aubry fut arméde pied en cap.

– Suis-je bien comme cela ?demanda-t-il.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir encolère, ne faut-il encore que je te serve de miroir ?

– Allons ! allons ! ne te fâchepas, cousin Méloir. Une fois ou l’autre, je te rendrai tes armes. Àprésent, nous n’avons plus que le bâillon à mettre.

Il était trop tard pour faire résistance.

Méloir se laissa bâillonner.

Mais il ne restait plus trace de son excellentcaractère. Il roulait dans sa tête de féroces pensées devengeance.

Aubry lui souhaita courtoisement le bonjour etdonna du gantelet dans la porte.

Il frappait à tour de bras, se souvenant quele bon frère Bruno avait dit : « Je vais àmatines ».

Mais il paraît que le bon frère Bruno s’étaitravisé, car au premier coup la porte s’ouvrit.

Aubry ne put s’empêcher de faire un pas enarrière.

– Il était là ! pensa-t-il ; ila dû tout entendre. Et comme, au même instant, Méloir se levabrusquement, poussant des cris inarticulés sous son bâillon, Aubryse vit perdu.

– Qu’a donc ce maître fou ? s’écriacependant le bon frère Bruno. Sire chevalier, donnez-lui du plat devotre épée entre les deux épaules !

Méloir s’était élancé vers la porte. Ilcherchait à mettre son visage en lumière et à se faire reconnaîtredu moine convers.

Mais celui-ci se tournant versAubry :

– Je n’ai jamais vu le prisonnier commecela ! dit-il, vous l’aurez donc fait boire, sirechevalier ? En l’an trente-neuf, nous avions un captif du nomde Thomas Gréveleur, qui devint maniaque dans ce même cachot. J’aienvie de vous conter son histoire. Figurez-vous que ce ThomasGréveleur…

Méloir se démenait furieusement.

– Sortons ! dit Aubry qui était toutpâle et qui s’étonnait que la méprise du frère pût se prolongerainsi.

Le bon Bruno fit retraite aussitôt, et commeMéloir s’attachait à lui, le bon Bruno ne crut pouvoir moins faireque de communiquer à ce prisonnier récalcitrant un coup de poingpaternel.

C’était un digne poignet que celui du bonmoine. La poitrine de Méloir sonna comme un tambour. Il chancela ettomba sur la paille.

– Voire ! dit Bruno indigné, cen’est pas ma besogne que de caresser les fous ! je m’en suisfait mal à la deuxième phalange du doigt annularius…

Aubry avait passé le seuil. Bruno le suivit,parlant toujours et grondant de plus belle. Il ferma la porte avecsoin. Cela fait, il se prit les côtes à deux mains et regarda Aubryen éclatant de rire. Aubry ne savait que penser.

– Oh !… oh !… oh !… disaitle frère Bruno, dont les yeux se remplissaient de larmes ;j’en mourrai, messire Aubry, j’en mourrai ! Voilà unehistoire, seigneur Dieu ! une histoire comme on n’en a jamaisraconté !

– Vous m’aviez donc reconnu ?balbutia Aubry déconcerté.

– Bon Jésus ! pensez-vous que j’aiela berlue ! Oh ! oh ! les côtes ! lescôtes ! il s’est déshabillé de lui-même ! il a été bienobéissant !

– Ah ça, est-ce que vous levoyiez ?

– Le trou de la serrure, donc, messireAubry ! Je le voyais comme je vous ai vu toute la journéed’hier limer votre barreau, et j’avais bonne envie de vous apporterune escabelle pour tenir vos pieds, car vous deviez fatiguer danscette position-là.

Aubry le regardait ébaubi.

– Eh bien ! mon jeune seigneur,reprit Bruno, quand vous m’aurez regardé avec des yeux d’unetoise ! J’aime les bonnes histoires, moi ! Et jeraconterai encore celle-là dans vingt ans si je vis. D’ailleurs,vous savez bien : j’étais un soldat entier, vertubleu !avant d’être une moitié de moine. Le vieux Maurever m’a gagné lecœur en venant jusqu’ici rabattre l’orgueil d’un meurtrier. Vousm’avez gagné le cœur, vous, en brisant votre épée pour ne la pointdéshonorer. Et ce coquin de Méloir, au contraire, m’échauffa lesoreilles quand il fit le chien couchant, ce jour-là. Or, tout cecime rappelle une assez gaillarde histoire qui se passa en l’anvingt-huit, derrière Bellesmes, en Normandie…

– Mon bon frère Bruno, interrompit Aubry,le plus pressé est que je sorte de l’enceinte du monastère ;vous me conterez votre histoire dehors.

– Je puis vous la conter en chemin,messire Aubry. C’était le chevalier Pothon de Xaintrailles quivoulait entrer dans Bellesmes, de nuit, malgré l’Anglais. Durhamétait dans Bellesmes avec quatre cents archers du Nord, quiauraient tué une alouette à cinquante toises…

Aubry serra tout à coup le bras du frèreconvers. Ils étaient sortis du corridor et débouchaient dans lecloître, où quantité de moines se promenaient. Bruno changea de tonsoudain.

– Oui, sire chevalier, dit-il avec toutesles apparences d’un respect profond ; les trois cachots sefont suite l’un à l’autre et sont creusés dans le roc vif. DomNicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du saint monastère, fit, enoutre, redorer la statue tournante de saint Michel, archange, quiest au sommet du campanile. Son décès eut lieu le dix-neuvième jourde mars, en l’an 1272, et le cartulaire rapporte…

Le cloître était traversé.

– Du diable si je sais ce que rapporte lecartulaire, messire Aubry, reprit Bruno ; le cartulaire necontient point de bonnes aventures comme celle dont j’ai été témoinaujourd’hui. Ah ! laissez-moi rire encore un petit peu, jevous en prie. Quelle figure il avait ce Méloir ! et sesregards piteux !… Ah !… ah !… ah !… Etmaintenant, je donnerais bien deux ou trois deniers pour savoirquelle vie il mène tout seul dans votre cachot !

Aubry ne pouvait partager l’expansive hilaritédu frère servant. Son casque n’avait pas de visière. Méloir avaitdû amener quelque suite avec lui au couvent : Aubry craignaitde rencontrer des hommes d’armes sur son passage et d’êtrereconnu.

Mais Bruno avait contre sa crainte desarguments sans réplique.

– Les soudards, disait-il ;ah ! ah ! je les ai vus, ce sont d’assez bons drilles.C’est moi qui les ai menés au réfectoire des laïques. Ils y sontentrés sur leurs jambes ; mais il faudra les en tirer sur descivières, oui bien ! Ah ! ah ! j’ai été soldat, etje fais pénitence !

Frère Bruno passa sa langue sur ses lèvres,ému au souvenir de quelque bonne aventure.

Ils descendirent le grand escalier,traversèrent la salle des chevaliers, le réfectoire des moines, etarrivèrent au seuil de la salle des gardes.

– La tête haute ! dit frère Brunoqui était un observateur ; l’air insolent, le poing sur lahanche, c’est comme cela que marche le Méloir !

Les gardes firent avec respect le salut desarmes. La porte extérieure s’ouvrit.

– Je suis chargé, dit le moine servant auportier, de montrer la chapelle Saint-Aubert au digne chevalierMéloir.

– Que Dieu vous accompagne !souhaita le frère tourier. Et ils passèrent. Aubry respirabruyamment. Le frère Bruno était aussi content de lui.

– Maintenant, reprit-il, où allez-vous,mon jeune seigneur ?

– Je ne puis vous le dire, répliquaAubry.

– Ah ! si fait, si fait !s’écria Bruno, puisque je vais avec vous.

– Comment ! vous venez avecmoi ?

– Je vous suis au bout dumonde !

– Mais votre habit, mon frère ?…

– Je n’ai pas fait des vœux, messireAubry, je vous l’ai dit : je ne suis qu’une moitié de moine,et je ne me soucie pas beaucoup de vous remplacer dans le cachotcreusé par dom Nicolas Famigot, vingt-quatrième abbé du montSaint-Michel, – bien que ce soit un fort bel ouvrage.

– Vous croyez qu’on vous rendraitresponsable ?…

– Le chevalier Méloir parlerait du coupde poing. Un beau coup de poing, messire, avez-vous vu ? Et cesoir je coucherais sur la paille. À ce sujet-là je sais unehistoire qui va véritablement vous bien divertir, du moins jel’espère. C’était en l’an… attendez donc !… l’année m’échappe,mais c’était bien sûr avant l’an quarante, parce que j’avais encoremes trois dents de devant qui me furent cassées d’un méchant coupde masse d’armes sous Hennebon. Et celui qui me gâta ainsi lamâchoire en mourut. Il arriva que le sire de Vilaine qui tenait laseigneurie de Landevan…

– Mon frère Bruno, interrompit Aubry, jevais en un lieu où je n’ai pas le droit de vous emmener.

– Tournez ici, messire Aubry, répondit leconvers ; mieux vaut entrer un peu en grève que de marcherdans ces roches diaboliques qui usent en deux jours de temps lameilleure paire de sandales. Comme ça, vous ne voulez pas de monhistoire ? C’est bon messire Aubry ; quant au lieu oùvous allez, si vous ne m’y menez pas, moi, je vous y mènerai.

– Vous sauriez ?…

– Croyez-vous que le troisième carreau demon compagnon Alain, l’archer qui veillait sur la plate-forme, il ya deux nuits, n’aurait pas mieux touché but que les deuxpremiers ? Mon compagnon Alain n’a jamais manqué trois coupsde suite en sa vie. Et Dieu merci, on voyait la jeune fille auclair de lune comme je vous vois, messire Aubry. Heureusement,j’avais écouté au trou de la serrure, pendant que vous causiez avecelle…

– Ah ça ! tu es un diable,toi ! s’écria le jeune homme d’armes, moitié riant, moitiéfâché.

– Plaignez-vous ! Je saisis le brasd’Alain, mon compagnon, et je lui dis : Voici un gobelet devin que saint Michel archange envoie à son fidèle gardien. Etmaître Alain de relever son arbalète pour prendre la tasse. Latasse était profonde. Quand Alain, mon compagnon, l’eut retournée,la demoiselle Reine de Maurever était à l’abri derrière l’angle dela muraille.

Aubry lui prit la main et la serra vivement.Frère Bruno s’arrêta et releva les manches larges de son froc.

– Regardez-moi ça, dit-il en montrant desbras d’athlète ; quand les soudards de Méloir viendrontchercher le vieux Hue de Maurever là-bas, à Tombelène, ces bras-làpourront leur faire encore bien du chagrin. Je tiens joliment uneépée. Quand je n’ai pas d’épée, j’aime assez un gourdin. Quand jen’ai pas de gourdin, tenez, je m’en tire comme je peux.

Il avait saisi à deux mains une grosse rochequ’il balança un instant au-dessus de sa tête. La roche partitcomme si elle eût été lancée par une machine de guerre, et s’enalla briser un poteau planté dans le sable à trente pas delà.

Frère Bruno sourit bonnement.

– Supposez le Méloir en place du poteau,dit-il, ça lui aurait, bien sûr, ôté l’appétit pour longtemps.

– Mais dites-moi, mon jeune seigneur,reprit-il soudainement, avez-vous jamais ouï conter l’aventure deJoson Drelin, bedeau de la paroisse deSaint-Jouan-des-Guérets ?

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