La Fée des grèves

Chapitre 28Où Jeannin a une idée.

Pour le coup, la mêlée devint terrible. Laplace était forcée. Frère Bruno garda le silence pendant dix bonnesminutes.

Mais Joséphine, sa jolie massue, parla pourlui.

– Salut, mon cousin Aubry, dit Méloir quiétait dans l’enceinte, je crois que nous voilà encore enpartie !

– Je te provoque en combat singulier,traître et lâche que tu es ! s’écria Aubry en se posant devantlui.

– Provoque si tu veux, mon cousin Aubry,répondit Méloir en riant ; moi, j’ai autre chose à faire. Jevais voir si ma belle Reine pense un peu à son chevalier.

– Toi ! son chevalier ! s’écriaAubry furieux ; tu en as menti par la gorge !Défends-toi !

Il lui porta en même temps un coup d’épée auvisage, mais Méloir avait sa visière à demi rabattue. L’épée,frappant à faux contre l’acier, se brisa par la violence même ducoup.

Méloir leva le fer à son tour.

– Il faut donc te payer ma dette tout desuite, mon cousin Aubry ? dit-il.

Mais au moment où son arme retombait sur Aubrysans défense, une forme blanche glissa entre les deux combattants.L’épée de Méloir se teignit de sang.

Ce n’était pas celui d’Aubry.

– Reine ! s’écrièrent en même tempsles deux adversaires.

Reine se laissa choir sur ses genoux.

– Tiens, Aubry, dit-elle d’une voixfaible, je t’apporte l’épée de mon père !

– Reine ! Reine ! vous êtesblessée…

– Que Dieu soit béni, si je meurs pourtoi, mon ami et mon seigneur ! murmura la jeune fille. Sa têtes’inclina, pâle, et sa taille s’affaissa.

Aubry, fou de douleur, se précipita surMéloir. En même temps, Jeannin, Bruno, Julien et Simon Le Priol,tout le monde enfin, hommes et femmes, tentant un suprême effort,se ruèrent contre les assiégeants.

Un instant, au milieu de la nuit obscure, onn’aurait pu voir qu’une masse confuse et compacte, une sorte demonstre, agitant ses cent bras. Puis des plaintes s’élevèrent. Desrâles sourds gémirent.

– Ferme ! ferme ! commandaBruno, dont la tête et le bras droit s’élevèrent au-dessus de lamasse, par deux ou trois fois.

Par deux ou trois fois l’acier cria, broyésous le poids de son esparre. Il avait fait un large cercle autourd’Aubry, dont la bonne épée ruisselait.

Aubry, dégagé, fondit à son tour sur le grosdes hommes d’armes qui plièrent et se retirèrent vers l’angle del’enceinte qui leur avait donné entrée.

– Ils sont à nous ! ils sont ànous ! hurlait Bruno, ivre de joie.

Et Dieu sait que les gens du village incendién’avaient pas besoin d’être excités.

Mais au moment où les hommes d’armes et lessoldats qui avaient pénétré dans l’enceinte se trouvaient acculésau mur, la grande taille de monsieur Hue de Maurever se dressaentre eux et les défenseurs de la place.

– Assez ! dit le vieux chevalier, enétendant sa main désarmée – Ils ont tué mademoiselleReine ! s’écrièrent Jeannin, Julien et les autres.

– Assez, répéta le vieillard, dont lavoix austère ne trembla pas. Tout le monde s’arrêta, bien àcontrecœur. Les assaillants sautèrent par-dessus le mur ets’enfuirent en menaçant. Bruno grommela :

– En l’an cinquante, le vieux Hue deMaurever qui ouvre le piège à loup et laisse échapper la bête.Mauvaise histoire !

– Jeannin, mon petit Peau-de-Mouton,ajouta-t-il, le loup qu’on laisse échapper va aiguiser ses dents,revient et mord. Mais Jeannin était déjà, avec Simonnette, auprèsde Reine évanouie.

On porta la jeune fille dans la tour. L’épéede Méloir avait entamé la chair de son épaule, et le sang coulaitsur son bras blanc.

Aubry était agenouillé près d’elle et pleuraitcomme une femme. Quand elle rouvrit ses beaux yeux bleus, elletendit l’une de ses mains à son père, l’autre à son fiancé. Sonsourire était doux et heureux.

– Dieu m’a gardé tous ceux que j’aime,murmura-t-elle ; que son saint nom soit béni !

Ses yeux se refermèrent. Elle s’endormitpendant qu’on lui posait le premier appareil.

– Or ça, vient ici, Peau-de-Mouton !dit frère Bruno ; c’est à mon tour d’être soigné un petit peu.J’ai un bras endommagé légèrement (il montrait son bras gauche oùs’ouvrait une énorme blessure) ; j’ai un carreau d’arbalètedans la cuisse droite, et un coup de coutelas à la hanche. Je priemon saint patron pour que les pauvres garçons qui m’ont fait cesdivers cadeaux, car ils sont trépassés à cette heure. Dis auxGothon de m’apporter de l’eau. Ce sont d’honnêtes filles qui tapentvertueusement et mieux que bien des hommes. Quant à des herbesmédicinales ou simples, comme on les appelle dans l’usage, on n’entrouverait pas une seule sur ce rocher. Sais-tu l’histoire du roiArtus, de la belle Hélène et du géant, Peau-de-Mouton ?

– Ne parlez pas tant, mon frère Bruno,répliqua Jeannin qui coupait une chemise en bandes pour faire desligatures.

– Que je ne parle pas, graine detaupin ! s’écria Bruno en colère, tu veux donc que j’aie lamale fièvre ! À présent que les malandrins sont partis et quej’ai quatre ou cinq trous dans le corps, j’espère bien que le vieuxMaurever lèvera l’interdit qui pèse sur moi. Laisse ces chiffons,Peau-de-Mouton, mon ami, et va bien vite demander à monsieur Hues’il veut me donner licence de conter quelque histoire.

– Vous vous fatiguerez, mon frèreBruno.

– Tais-toi, petit coquin, tu ne connaisrien à la chirurgie. Parler fait toujours du bien. Apporte-moicette pierre qui est là-bas et que j’ai eu grand tort de ne pasleur jeter à la tête.

Jeannin alla vers la pierre et tâcha d’obéir.Mais il ne put seulement pas la remuer.

Frère Bruno se leva en chancelant, prit lapierre avec la seule main qu’il eût de libre, et la lança à saplace pour s’en faire un siège.

– Vous êtes tout de même un fierhomme ! dit Jeannin avec admiration.

– Oh ! mon pauvre petit !répliqua Bruno plaintivement ; demain, en rentrant au couvent,j’aurai la discipline double ! Mais il faut dire que je l’aibien gagnée, ajouta-t-il en riant dans sa barbe.

– Holà ! les Gothon !s’écria-t-il tout à coup, voulez-vous que je meure au bout de monsang ? De l’eau et du linge, mes bonnes chrétiennes ?vite ! vite !

Il était devenu tout pâle, et la vaillantevigueur de son corps fléchissait.

Les Gothon, les Mathurin, les Catiche,Scolastique et le reste, s’empressèrent aussitôt autour de lui, caril était évidemment le roi de la partie plébéienne de lagarnison.

Ses blessures furent lavées et pansées tantbien que mal.

– Nous voilà bien ! dit-il ;maintenant, je recommencerais de bon cœur. Oh ! oh ! mesvrais amis, j’en ai vu bien d’autres ! Savez-vous l’histoirede Tête-d’Anguille, le meunier de l’Île-Yon, en rivière deVilaine ? Tête-d’Anguille était père de dix-neuf enfants, huitfils et onze filles, qu’il avait eus de sa femme Monique, laquelleétait du bourg d’Acigné. Une nuit qu’il ne dormait point, ilentendit son moulin parler.

Son moulin disait :

– Valaô ! Valaô !Valaô !

Comme disent tous les moulins, vous savezbien, pendant que le blutoir fait :cot-cot-cot-cot-cot-cot !…

Tête-d’Anguille comprit bien que son moulinvoulait dire :

– Va là-haut ! va là-haut. Iléveilla sa ménagère, et lui recommanda d’écouter le moulin. Laménagère écouta.

– Que dit-il ? demandaTête-d’Anguille.

– Il dit : Vahalô !vahalô ! vahalô ! comme qui serait : Va à l’eau, vaà l’eau, va à l’eau !

Or, Tête-d’Anguille avait eu un songe qui luiannonçait un grand trésor, et Tête-d’Anguille devait deux annuitésà son seigneur, qui était justement Jean de Kerbraz, le bègue, dontje comptais vous dire l’histoire après celle-ci…

À cet endroit, un Gothon laissa échapper unronflement timide.

Scolastique y répondit par un son de trompemieux accusé.

Trois Mathurin prirent le diapason etsonnèrent en chœur la fanfare nasale.

Les Joson, les Catiche et les deux autresGothon (car nous ne parlerons plus jamais de Gothon Lecerf, vouée àun opprobre éternel !) ripostèrent aussitôt et la symphonies’organisa sérieusement.

Le frère Bruno regarda d’un œil stupéfait sonauditoire endormi. Jusqu’au petit Jeannin qui avait sa jolie têteblonde sur son épaule et qui sommeillait comme un bienheureux.

– C’est bon, gronda frère Bruno avecrancune ; ils ne sauront pas la fin de l’histoire deTête-d’Anguille, voilà tout ! Il arrangea sa roche en oreilleret mêla sa basse-taille au sommeil général.

De tous les gens rassemblés dans la petiteforteresse de Tombelène, il n’y en avait qu’un seul qui gardât sesyeux ouverts.

C’était monsieur Hue. Pendant tout le reste dela nuit, on eût pu le voir faire sentinelle autour de l’enceinte,désarmé, tête nue, la prière aux lèvres. Le crépuscule se leva. Lemont Saint-Michel sortit le premier de l’ombre, offrant aux refletsde l’aube naissante les ailes d’or de son archange ; puis lescôtes de la Normandie et de Bretagne s’éclairèrent tour à tour.Puis encore une sorte de vapeur légère sembla monter de la mer quise retirait et tout se voila, sauf la statue de saint Michel quidominait ce large océan de brume. Hue de Maurever était debout etimmobile du côté de l’enceinte où l’escalade nocturne avait eulieu. En dedans des murailles, il y avait trois cadavres ; ily en avait cinq au dehors. Hue de Maurever pensait :

– Huit chrétiens ! huit Bretons misà mort à cause de moi ! Quand on s’éveilla dans la forteresse,monsieur Hue dit :

– Je ne passerai point une nuit de plusici. Il y a eu trop de sang de répandu déjà. Quand viendra labrume, j’irai sur la côte de Normandie, qui voudra me suivra.

Hue de Maurever était de ces hommes à qui onne réplique point.

Pourtant Aubry fit cette objection :

– Si Reine est trop faible pour levoyage ?

– On la portera, dit monsieur Hue.

– Voilà qui est bien, mon bon seigneur,reprit le frère Bruno avec respect ; vous regardez mon bras etma cuisse, c’est de la charité de votre part. Mon bras et ma cuissesont en bon bois, Dieu merci, comme on dit, et dans une semaine iln’y paraîtra plus. J’avais justement besoin d’une saignée contrel’apoplexie qui me guette. Quant à passer en Normandie, nous ysommes, et ces coquins, en tirant l’épée sur le territoire du roiCharles, ont soulevé un casus belli, comme parleraitmessire Jean Connault, notre prieur, qui est un grand politique,mais ils ne s’en inquiètent guère. M’est-il permis de donner unhumble conseil ?

– Donne, l’ami, répliqua monsieur Hue,quoique j’eusse aimé voir l’esprit des batailles sous un autrehabit que le tien.

– Eh, Monseigneur ! chacun faitcomme il peut, murmura frère Bruno ; je suis valet de moineset non point moine, n’ayant pas été admis encore à prononcer mesvœux. D’ailleurs, quand madame Jeanne d’Arc sacra le roi dansReims, on ne lui reprocha point son habit, que je sache ! Monconseil, le voici : les grèves, par ce troisième quartier dela lune junienne (qui signifie de juin), sont aussi claires que lejour, et souvent davantage. En cette saison, les brouillards sontdiurnes (qui signifie de jour), et si j’avais à prendre la fuite,je ne choisirais certes pas les heures de nuit.

– Quel moment choisirais-tu ?

– L’heure où nous sommes.

– Où penses-tu que soitl’ennemi ?

– L’ennemi n’aura pas laissé un seultraînard à Tombelène. Il est à son repaire de Saint-Jean, del’autre côté des grèves, ou bien il se cache parmi les rochers quisont autour de la chapelle Saint-Aubert, à la pointe du montSaint-Michel. Si mon digne seigneur me le permet, j’ajouterai uneautre considération…

– Parle, mais parle vite.

– Je peux bien dire que je n’ai point ledéfaut de bavardage. La considération que je voulais ajouter estcelle-ci : ils ont une meute qui fera merveille après vous parla nuit claire, tandis que chacun sait bien que les lévriers, commeles limiers et autres chiens de courre, perdent les trois quarts deleur flair dans la brume.

– Je n’ai jamais ouï parler de cettemeute, dit monsieur Hue. Aubry s’approcha.

– Monsieur mon père, répliqua-t-il, toutce que vient d’avancer le brave frère Bruno est la vérité même. Ilconnaît les grèves mieux que nous, et je crois que nous pourrions,à la faveur du brouillard…

– Mais si le brouillard se lève ?objecta Maurever.

Bruno monta sur le mur, afin d’examinerl’atmosphère attentivement.

– Le vent est tombé, dit-il ; la merbaisse, nous en avons jusqu’au flux.

– Soit donc fait suivant cet avis,conclut Maurever ; allons visiter ma fille.

Aubry n’avait pas attendu si longtemps pourcela. Quand il avait pris la parole pour soutenir l’avis du moineconvers, c’est qu’il avait déjà rendu visite à Reine.

Reine était un peu pâle, mais sa blessure,assez légère, ne pouvait réellement faire obstacle au départ.

Son père la trouva souriante et gaie, faisantses préparatifs qui ne devaient pas être bien longs.

Monsieur Hue planta la croix de bois qui luiavait servi pour ses dévotions au point culminant du roc deTombelène. Nous ne pouvons dire qu’elle y soit encore, mais lepetit mamelon qui est au versant occidental du mont porte de nosjours le nom de Croix-Mauvers.

Le frère Bruno songeait bien un peu àdéjeuner, seulement, c’était peine perdue. La brume s’épaississait.Il fallait profiter de l’occasion.

Comme on allait se mettre en marche,Simonnette entra dans la tour avec son père, sa mère et le petitJeannin, qu’elle tenait par la main.

– Que voulez-vous, bonnes gens ?demanda monsieur Hue.

– Monseigneur, répondit le vieux Simon,vous nous connaissez bien, nous sommes vos vassaux fidèles, les LePriol, du village de Saint-Jean. Notre fille Simonnette que voilàest fiancée au jeune gars Jeannin.

– Ce n’est pas le moment… commençaMaurever.

– C’est étonnant, pensa frère Bruno,comme il y a des gens qui sont verbeux !

– Je ne veux pas vous parler defiançailles, Monseigneur, reprit Simon ; mais le jeune Jeanninest venu à nous et nous a fait part d’une bonne idée qu’il a pourle salut de mademoiselle Reine, notre maîtresse, et nous l’amenons,bien qu’il ne soit point votre vassal. Parle, mon fils Jeannin.

Jeannin était rouge comme une pomme d’api.

– Voilà, dit-il, en tournant son bonnetdans ses doigts ; on assure que c’est pour la demoiselle quele chevalier Méloir fait tout ce tapage-là. Dans le brouillard, quisait ce qui peut arriver ? Moi, j’ai pensé : j’ai lescheveux comme la demoiselle, et ma barbe n’est pas encore poussée.Je pourrais bien mettre les habits de la demoiselle, et alors, encas de malheur, ils me prendraient pour elle…

– Et s’ils te tuaient, enfant ! ditMaurever.

– Oh ! ça pourrait arriver, répliquaJeannin en souriant, car ils seraient en colère de s’être trompés.Mais ça ne fait rien.

– Je vous dis que c’est un vrai bijou, cePeau-de-Mouton ! s’écria Bruno enthousiasmé.

– La demoiselle serait sauvée, repritJeannin, voilà le principal.

Reine de Maurever et le vieux Hue lui-mêmevoulurent s’opposer à ce déguisement, mais il y eut contrainte,parce qu’Aubry fit un signe.

Toutes les filles, Simonnette en tête (elleavait pourtant la larme à l’œil), s’emparèrent de Reine, Jeanninpassa derrière le mur.

L’instant d’après, Reine revint vêtue de lapeau de mouton. Jeannin, lui, avait le costume de la Fée desGrèves. Et il était joli comme un cœur, au dire de toutes lesGothon !

Il arrangea le voile de dentelles sur sescheveux blonds, envoya un baiser à Simonnette, qui riait et quipleurait, et franchit le premier l’enceinte pour entrer engrève.

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