La Fée des grèves

Chapitre 16Amel et Penhor.

On dit que parfois, quand le vent dunord-ouest laboure profondément les eaux de la baie, on dit quel’œil du matelot découvre d’étranges mystères entre les deux montset les îles de Chaussey.

Ce sont des villages entiers, ensevelis sousles flots, des villages avec leurs chaumières et le clocher de leuréglise.

Des villages dont les noms sont :

Bourgneuf, Tommen, Saint-Étienne-en-Paluel,Saint-Louis, Mauny, Épiniac, la Feillette, et d’autres encore.

Des villages noyés dont les cadavres pâlesgisent dans le sable avec les débris des naufrages et les grandstroncs de la forêt de Scissy.

L’Océan a mis des siècles dans sa lutte sanspardon contre la pauvre terre de Bretagne. L’Océan, vainqueur, dortmaintenant sur le champ de bataille.

Et ce n’est pas la tradition seulement qui aconservé souvenir de ces mortels combats. Les chartriers desfamilles et des monastères, les archives des villes, les cartonspoudreux des gardes-notes renferment une foule de titresauthentiques constatant des droits de propriété sur ces domainesdéfunts, sur ces moissons submergées.

Tel pauvre homme court les chemins avec sonbâton et sa besace, qui possède sous ces grands lacs un apanage deprince.

Des châteaux, des prairies, des futaies, degais moulins qui caquetaient sur le bord des rivières, – descabanes paisibles dont la fumée lointaine pressait le pas fatiguédu voyageur.

Les navires passent maintenant, toutes voilesdéployées, à cent pieds au-dessus des demeures hospitalières. Lamer a étendu sur le manoir et sur la chaumière, sur le chêne et surle roseau, son niveau terrible, qui est la mort.

Sombre et prophétique image qui dit à l’hommeTitan le néant de ses hardiesses, immense raillerie des railleriesdu siècle, montrant le linceul comme unique et dernière expressionde l’égalité rêvée.

Tout le long de nos côtes, depuis Granvillejusqu’au cap Frehel, derrière Saint-Malo, la mer conquérante aporté ses sables stériles sur l’opulence féconde des guérets.

Ça et là, un rocher reste debout, dressant satête noire au-dessus des vagues, et gardant son ancien nom de fief,de château, de village. Car la terre a ses ossements comme nous, etla montagne décédée laisse après soi un squelette de pierre.

Les Malouins jettent leurs filets de pêche surles belles prairies de Césambre, et ce lieu austère oùChateaubriand a voulu son tombeau, le Grand-Bé, était autrefois lecentre d’un jardin magnifique.

Nul ne saurait dire exactement le temps que lamer a mis à couvrir ces contrées. La lutte était commencée avantl’ère chrétienne. On sait que les bocages druidiques s’étendaient àhuit ou dix lieues en avant de nos côtes.

Plus tard, la forêt de Scissy planta sesderniers chênes sur les falaises de Chaussey.

En ce temps-là, le Couesnon était un grandfleuve que Ptolémée et Ammien Marcellin confondaient en vérité avecla Seine.

Ce Couesnon marneux, ce Couesnon grisâtre,cette rivière folle qui s’égare dans les grèves comme unecoquetière ivre.

C’était un fleuve fier, suzerain de la Seluneet suzerain de la Sée, qui lui apportaient le tribut de leurs eaux.Son embouchure était au-delà des montagnes de Chaussey, qui formentmaintenant un archipel.

Il passait alors à droite duMont-Saint-Michel, longeant les côtes actuelles de la Manche.

Ce fut bien longtemps après qu’il fit sapremière folie sautant de l’est à l’ouest, enlevant leMont à la Bretagne pour le donner à la Normandie.

« Li Couësnon a fait folie :

« Si est le mont en Normandie… »

Aimez-vous les légendes ? Penhor, fillede Bud, était la femme d’Amel, le pasteur des troupeaux d’Annan.Annan était seigneur et comte dans le Chezé au delà du montTombelène.

Il avait son château au milieu de septvillages qui lui payaient l’ost quand il mettait ses hommes d’armesen campagne.

L’un de ces villages avait nomSaint-Vinol ; Amel et Penhor y faisaient leur demeure.

Penhor avait dix-huit ans ; Amelatteignait sa vingt-cinquième année.

Amel était grand, souple et robuste. Un hiverque le loup rayé de Chezé était sorti de la forêt pour trouver sapâture en plaine, Amel se coucha dans la plaine pour attendre leloup.

Ces loups rayés sont plus grands que despoulains de six mois ; ils tuent les chevaux et boivent lesang des bœufs endormis.

Ces loups rayés ne fuient pas devant l’homme.La pointe des flèches ne sait pas entamer leur cuir. Si on lesfrappe avec l’épieu, l’épieu se brise dans la main.

Amel saisit le loup rayé entre ses brasnerveux et l’étouffa.

Mais avant de partir pour attendre le loup,Amel avait suspendu dans l’église du village, sous la niche oùsouriait la bonne Vierge, une quenouille de fin lin, arrondie parles belles mains de Penhor.

Amel et Penhor n’avaient point d’enfants.

Quand Amel gardait les troupeaux et que Penhorrestait seule dans la chaumière, elle était bien triste. Elle sedisait :

– Si j’avais un beau petit chérubin surmes genoux, le portrait vivant de son père, j’attendrais gaiementle retour d’Amel.

Et de son côté Amel pensait :

– Si Penhor, ma bien-aimée, me donnait uncher petit, son vivant portrait, comme je rentrerais heureux à lamaison !

– Penhor, ma chère femme, dit-il un jour,tisse un voile à sainte Marie, mère de Dieu, et nous auronspeut-être un petit enfant.

Penhor tissa un voile à sainte Marie, mère deDieu, un voile blanc comme la neige, et plus transparent que labrume légère des soirées d’août.

La mère de Dieu fut contente, Amel et Penhoreurent un petit enfant. Ils s’aimèrent davantage auprès de sonberceau.

Quand l’enfant eut neuf jours et que Penhorfut relevée, Amel prit le berceau dans ses bras pour porterl’enfant au baptême.

Le baptême reçu, Penhor souleva le berceau àson tour. Elle fit le tour de l’église et gagna l’autel de laVierge.

– Marie ! ô sainte Marie, dit-elleagenouillée, l’enfant que tu nous as donné, je te le rends ;qu’il soit à toi et qu’il grandisse voué à ta couleur divine.Regarde-le, sainte Marie ; il s’appelle Raoul, comme le pèrede son père. Regarde-le, afin que tu le reconnaisses au jour dupéril.

Amel répondit :

– Ainsi soit-il. La couleur de Marie estle bleu du ciel. L’enfant Raoul grandit sous cette pieuse livrée.Il était beau ; il avait les blonds cheveux de sa mère etl’œil noir d’Amel, le vaillant pasteur, son père.

On ne sait si ce fut à cause des péchés desgens de Saint-Vinol ou à cause des péchés de toutes les paroissesde la côte. Une nuit, nuit de grand malheur, l’eau du Couesnons’enfla comme le lait bouillant qui franchit les bords du vase.

Le vent soufflait du nord-ouest ; lapluie tombait, la terre tremblait.

La plaine était couverte d’eau.

Quand vint le matin, on vit que le Couesnondébordé, c’était la mer. La mer qui avait rompu les barrièresposées par la main de Dieu. Elle arrivait, sombre, houleuse,charriant des arbres déracinés et des cadavres de bestiaux.L’église de Saint-Vinol était située sur une hauteur. Les gens dubourg s’y réfugièrent. Amel et Penhor, qui avaient emmené leurenfant, restèrent à la porte, parce qu’il n’y avait plus de placedans la nef. L’eau montait, montait. Amel prit sa femme dans sesbras. Ils avaient de l’eau jusqu’à la ceinture. Il dit :

– Adieu, ma chère femme. Soutiens-toi surmoi ; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs et quetu sois sauvée, ce sera bien.

Penhor obéit. L’eau montait. Quand l’eautoucha sa ceinture, Penhor éleva le petit Raoul, disant :

– Adieu, mon enfant chéri. Soutiens-toisur moi ; peut-être que l’eau s’arrêtera enfin. Si je meurs etque tu sois sauvé, ce sera bien.

L’enfant fit ce que lui disait sa mère. L’eaumontait toujours, toujours. Bientôt, il ne resta plus au-dessus desvagues courroucées que la tête blonde du petit Raoul, et un pan desa robe bleue qui flottait.

Or, la Vierge de l’église de Saint-Vinolquittait en ce moment sa niche submergée, afin de s’en retourner auciel.

Elle emportait toutes ses offrandes dans sesmains.

En passant au-dessus du cimetière, elleaperçut la tête blonde du petit Raoul et le pan de sa robebleue.

La Vierge arrêta son vol et dit :

– Cet enfant est à moi. Je veuxl’emporter à Dieu. Elle le prit par ses blonds cheveux. L’enfantétait lourd, bien lourd, pour un si petit corps. La sainte Viergefut obligée de lâcher ses offrandes une à une, et d’y mettre sesdeux mains. Quand elle eût lâché ses offrandes, le lin, les fleurset les fruits mûrs, elle put soulever l’enfant. Elle vit bien alorspourquoi le petit Raoul était si lourd. Sa mère le tenait de sesdoigts mourants et crispés. De ses doigts crispés et mourants, lepère tenait la mère. Oh ! le saint amour des familles !La Vierge sourit. Elle dit :

– Ils s’aimaient bien. Elle emporta lepère avec la mère, la mère avec l’enfant, trois âmes heureuses dansl’éternité de Dieu !

On raconte cette histoire aux veillées entreSaint-Georges et Cherrueix.

Le mont Tombelène est plus large et moins hautque le Mont-Saint-Michel, son illustre voisin.

À l’époque où se passe notre histoire, lestroupes de François de Bretagne avaient réussi à déloger lesAnglais des fortifications qui tinrent si longtemps leMont-Saint-Michel en échec. Ces fortifications étaient en partierasées. Il n’y avait plus personne à Tombelène.

Sur la question de savoir si ce mont doit sonnom à Jupiter ou à la douce victime du géant venu d’Espagne,Hélène, la nièce de Hoël, les opinions sont diverses.

Le roman de Brut, père de tous les poèmeschevaleresques, assigne au mot Tombelène cette dernièreétymologie.

C’est parce qu’Artus trouva là un tombeau dela nièce de Hoël, déshonorée et immolée par le perfide géantespagnol, que le mont s’appela Tombelène : TumbaHelenae.

« Del tombe ù sî cors fu mis

A tombe Hélaine c’est nom pris. »

Les historiens et les antiquaires prétendentpar contre que Tombelène vient de Tumba-Beleni.

Il faut laisser aux antiquaires et auxhistoriens le plaisir de développer leurs thèses respectives.

Ce qui est certain, c’est que Tombelène a sachronique comme le Mont-Saint-Michel : seulement, sa chroniqueest plus vieille. Tombelène se mourait déjà quand saint Aubert vintfonder la gloire du Mont-Saint-Michel.

C’était sur le rocher de Tombelène, parmi lesruines des fortifications anglaises, que monsieur Hue de Maureveravait trouvé un asile, après la citation au tribunal de Dieu,donnée en la basilique du monastère.

On ne sut jamais comment Hue de Maurevers’était procuré l’habit monacal, on ne sut pas davantage comment ilavait obtenu l’entrée du chœur au moment de l’absoute.

Enfin on s’expliqua difficilement comment ilavait pu disparaître devant tant de regards ouverts, gagnerl’escalier des galeries et fuir par cette voie si périlleuse.

Il avait fui, voilà ce qui n’était pasdouteux.

Le procureur de l’abbé, le prieur des moineset toutes les autorités du monastère s’étaient mis à la dispositiondu prince breton pour retrouver le fugitif.

Méloir avait fouillé le jour même tous lesrecoins des bâtiments claustraux, toutes les maisons de la ville,tous les trous du roc.

Peine inutile.

L’aventure devait finir mystérieusement, commeelle avait commencé.

Il faut pourtant dire que si Méloir avaitencore mieux cherché, il ne fût point revenu les mains vides auprèsde son seigneur ; car monsieur Hue n’était rien de moins qu’unesprit follet.

À l’éperon occidental du Mont, il y avait unepetite chapelle, restaurée depuis, et qui est placée aujourd’huicomme elle l’était alors sous l’invocation de saint Aubert.

Cette chapelle est complètement isolée.

Hue de Maurever s’y était caché derrièrel’autel.

Quand la nuit fut venue, il traversa le brasde grève mouillée qui sépare les deux monts, et gagnaTombelène.

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