La Fée des grèves

Chapitre 2Deux porte-bannières.

Au sortir de la porte d’Avranches, ce fut unspectacle magique et comme il n’est donné d’en offrir qu’à cesrivages merveilleux.

Un brouillard blanc, opaque, cotonneux,estompé d’ombres comme les nuages du ciel, s’étendait aux pieds despèlerins depuis le bas de la colline jusqu’à l’autre rive de labaie, où les maisons de Cancale se montraient au lointainperdu.

De ce brouillard, le Mont semblait surgir toutentier, resplendissant de la base au faîte, sous l’or ruisselant dusoleil de juin.

Vous eussiez dit qu’il était bercé mollementdans son lit de nuées, cet édifice unique au monde ! et quandla brume s’agitait, baissant son niveau sous la pression d’unsouffle de brise, vous eussiez dit que le colosse, grandi tout àcoup, allait toucher du front la voûte bleue :

La ville de Saint-Michel, collée au roc etsurmontant le mur d’enceinte, la plate-forme dominant la ville, lamuraille du château couronnant la plate-forme, le château hardimentlancé par-dessus la muraille, l’église perchée sur le château, etsur l’église l’audacieux campanile égaré dans le ciel !

Mais il est des instants où l’œil s’arrêteavec indifférence sur la plus splendide de toutes les féeries. Onne voit pas, parce que l’esprit est ailleurs.

Le cortège qui accompagnait François deBretagne au monastère descendait la montagne lentement. Chacunétait silencieux et morne.

Ces mots bizarres, prononcés par le grigou,coiffé de lambeaux : « Duc, que Dieut’oublie ! » étaient dans la mémoire de tous.

Et tous remarquaient l’absence de Monsieur Huede Maurever, écuyer du prince défunt, absence qui était d’autantplus inexplicable que les domaines de Maurever se trouvaient dansle voisinage immédiat de Pontorson, à quelques lieuesd’Avranches.

Or, en ce monde, il y a presque toujours uneclef pour les choses inexplicables.

Quand il s’agit de criminels ordinaires, cetteclef se dépose sur la table d’un greffe. Des juges s’assemblent. Onpend un homme.

Quand il s’agit des puissants de la terre,personne n’ose toucher à cette clef, et le mot de l’énigme resteenfoui dans les consciences.

Si l’escorte du duc François se taisait, cen’était pas qu’on n’y eût rien à se dire. C’est que nul n’osaitouvrir la bouche sur le sujet qui occupait tous les esprits.

Une partie de la foule avait suivi lecortège ; la foule n’avait pas pour se taire les mêmes raisonsque les hommes d’armes.

Et Dieu sait qu’elle s’occupait du riche ducpour son argent !

Il y en avait, dans la foule, qui prononçaientle mot sacrilègeen parlant de ce somptueux pèlerinage.

À l’entrée de la grève, douze guides prirentles devants pour sonder les lises et reconnaître les coursd’eau.

Le brouillard s’éclaircissait. Un coup de ventbalaya les sables.

La cavalcade prit le trot, comme cela se faitsur les tangues, où la rapidité de la marche diminue toujours ledanger.

Aubry de Kergariou et l’homme à la cotted’hermine, qui se nommait Méloir, tenaient toujours la tête de laprocession.

– …Si mon frère me gênait, dit Méloir,continuant une conversation à voix basse, mon frère serait monennemi. Et mes ennemis, je les tue. Le duc a bien fait !

– Tais-toi, cousin, tais-toi !murmura Aubry scandalisé.

Les chevaux, lourdement équipés, hésitaientsur les sables mouvants de la Sée. Les guides crièrent :

– Au galop ! messeigneurs ! Lacavalcade se lança et franchit l’obstacle. Méloir était toujoursaux côtés d’Aubry de Kergariou.

– Moi, dit-il, j’ai le double de ton âge,mon cousin. On me traite toujours en jouvenceau, parce que j’aimetrop les dés et le vin de Guienne. Mais demain mes cheveux vontgrisonner ; je suis sage. Écoute : pour la dame de mespensées, je ferais tout, excepté trahir mon seigneur, voilà mamorale !

– Elle est donc bien belle, ta dame, moncousin Méloir ? demanda Aubry avec distraction.

Les yeux du porte-étendard brillèrent sous lavisière de son casque.

– C’est la plus belle !répliqua-t-il avec emphase. C’était un homme de haute taille et derobuste apparence, qui portait comme il faut sa pesante armure. Safigure eût été belle sans l’expression de brutale effronterie quidéparait son regard. Du reste, il se faisait tort à lui-même endisant qu’il commencerait à grisonner demain, car sa chevelureabondante et bouclée s’échappait de son casque en mèches plusnoires que le jais.

Il pouvait avoir trente-cinq ans.

Aubry atteignait sa vingtième année.

Aubry était grand, et l’étroite cotte demailles qui sonnait sur ses reins n’ôtait rien à la gracieusesouplesse de sa taille. Ses cheveux châtains, soyeux et douxtombaient en boucles molles sur ses épaules. Sa moustache naissaità peine, et la rude atmosphère des camps n’avait pas encore hâlé sajoue. Aubry était beau. Il avait le cœur d’un chevalier.

Méloir avait un père normand et une mèrebretonne, Méloir ne valait pas beaucoup moins que le commun deshommes d’armes. La lance était légère comme une plume dans sa main.Quant à la chevalerie, ma foi ! Méloir ne s’en souciait pasplus que d’un gobelet vide.

Nous disons un gobelet d’étain. Il était braveparce que ses muscles étaient forts, et fidèle parce que son maîtreétait puissant. En prononçant ces mots : C’est la plusbelle, Méloir s’était retourné involontairement et son regardavait cherché dans la cavalcade le groupe de six jeunes filles quisuivait immédiatement le duc. Aubry fit comme lui.

Puis Aubry et lui se regardèrent.

– Elles sont six, dit Méloir, exprimantla pensée commune ; nous avons cinq chances contre une de nepas nous rencontrer !

– Tu as dit que c’était la plusbelle ! repartit Aubry à voix basse.

– Je l’ai dit. Et je te dis, mon cousinAubry, que je serais fâché de te trouver sur mon chemin.

Les cloches du Mont s’ébranlèrent, en mêmetemps que les portes du monastère s’ouvraient pour donner passageaux moines qui venaient au-devant de François de Bretagne.

La portion des curieux qui était restée surles remparts d’Avranches voyait maintenant le cortège ducal, et lafoule qui le suivait comme une tache sombre sur la brillanteimmensité des grèves.

Il restait un quart de lieue à faire pouratteindre la base du roc.

– Haut les bannières, hommesd’armes ! cria monsieur le sénéchal de Bretagne.

On était devant le Mont ; Méloir et Aubryrelevèrent brusquement leurs hampes qui s’étaient inclinées dans lefeu de la discussion. La bannière du couvent, qui portait la figurede l’archange, brodée sur fond d’or et l’écusson au revers, avec lafameuse devise du Mont-Saint-Michel : Immensi tremorOcean[2], s’abaissa par trois fois. GuillaumeRobert, procureur du cardinal-abbé, mit ses pieds dans le sable dela grève pour recevoir le prince, et les moines firent haie sur leroc.

En ce moment, où chacun descendait de cheval,il y eut dans l’escorte beaucoup de confusion ; la cohue quiétait à la suite poussait en avant pour sortir de la grève. Lesable foulé se couvrait d’eau, et c’est à peine si les dames dudeuil trouvèrent chacune un cavalier galant pour préserver leurspieds délicats.

Aubry sentit une main légère qui touchait sonépaule.

Il se retourna, Reine de Maurever était auprèsde lui.

– Que Dieu vous bénisse, Aubry, dit lajeune fille dont la voix était triste et douce. Je sais que vousm’aimez… Écoutez-moi. Avant qu’il soit une heure, mon père varisquer sa vie pour remplir son devoir.

– Sa vie ! répéta Aubry ; votrepère ! Et ses yeux couraient dans la foule pour chercherl’absent.

– Ne cherchez pas, Aubry, reprit encorela jeune fille ; vous ne trouveriez point. Mais écoutezceci : celui qui défendra mon père sera mon chevalier.

– Hommes d’armes ! en avant !dit monsieur le sénéchal. Reine sauta sur le sable et se confonditavec ses compagnes. Aubry chancelait comme un homme ivre.

– Allons, mon petit cousin, lui ditMéloir : il n’y a pas de quoi tomber malade. N’est-ce pas quec’est bien la plus belle ?

Ce grand Méloir avait sous sa moustache unsourire méchant.

– Que veux-tu dire ? balbutiaAubry.

– Rien, rien, mon cousin.

– Est-ce que ce serait ?…

– Mort diable ! tu as une épée.Quand nous serons en terre ferme, il sera temps de causer de toutcela. Aubry le regarda en face.

– Il y a deux moyens d’être heureux,reprit le porte-enseigne d’un ton doctoral : se faire aimer etse faire craindre. Un brave garçon n’a pas toujours le choix. Maisquand l’un des deux moyens lui échappe, il garde l’autre.Attention, mon cousin ; baisse ta hampe et rêve tout seul.Moi, j’ai à réfléchir.

Méloir prit les devants. On passait sous laherse. Le chœur des moines chantait le Dies irae enmontant l’escalier à pic qui donne entrée dans le château.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer