La Fée des grèves

Chapitre 29Le brouillard.

Il était environ sept heures du matin quand lamer permit de se mettre en marche.

Ces brouillards de grèves forment une couchetrès peu profonde, et qui souvent n’a pas deux fois la hauteur d’unhomme.

En général, moins la couche de brume ad’épaisseur, plus elle est dense et impénétrable aux regards.

Nous avons montré une fois déjà, au début dece récit, le monastère de Saint-Michel voguant comme unegigantesque nef au milieu de cette mer de vapeurs. Nous avonsmontré la brume, arrondissant ses vagues cotonneuses, balançant sessillons estompés et laissant au radieux soleil de juin, qui doraitle sommet du Mont, toutes ses éblouissantes ardeurs.

Au printemps et en automne, cet aspect, quiarrête le voyageur ébahi, se représente fréquemment. Les gens dupays, blasés sur ces merveilles, jettent au prodigieux paysage unregard distrait et passent.

Ce qui les occupe, et ils ont raison, c’est lefond de cet océan de brume.

De tous les dangers de la grève celui-là est,en effet, le plus terrible.

Le brouillard des grèves est assez compactpour former autour de l’homme qui marche une sorte de barrièremouvante, possédant à peine la transparence d’un verre dépoli.Figurez-vous un malheureux, errant parmi ces sables où nulle routen’est frayée, avec un bandeau sur la vue, avec un masque qui laissepasser les rayons lumineux, mais qui les disperse, qui les confond,qui les brouille comme ferait un épais et triple voile demousseline.

On y voit, la lumière est même la plupart dutemps vive et blessante pour l’œil, répercutée qu’elle est àl’infini par les molécules blanchâtres de la brume. Mais cettesensation de la vue est vaine ; on perçoit le vide brillant,le néant éclairé.

Les objets échappent ; toute formeaccusée se noie dans ce milieu mou et nuageux.

Nous avons dit le mot, du reste, et aucunecomparaison ne peut rendre plus précisément la réalité. Collezvotre œil à la vitre dépolie et regardez le grand jour autravers.

Vous serez ébloui sans rien voir.

La nuit, le peu de lumière qui descend dufirmament suffit toujours à guider les pas. Dans le brouillard,rien ne guide, rien, et le vertige nage dans ce blanc duvet quiprovoque et lasse les paupières.

La nuit, le son se propage avec une grandenetteté. Or, quand la vue fait défaut, l’ouïe peut la remplacer àla rigueur.

Dans le brouillard, le son s’égare, s’étouffeet meurt.

C’est quelque chose d’inerte et de lourd, quiendort l’élasticité de l’air ; c’est quelque chose deredoutable comme cette toile, blanche aussi, qui s’appelle lesuaire. Ici, le courage même a la conscience de son impuissance. Lesang se fige, la force cède. On est à la fois submergé etfasciné.

Ceux qui ont échappé à cette terrible mortracontent des choses étranges. Ils disent que la cloche du Montsonnant la détresse arrive parfois tout à coup à l’oreille et faittressaillir l’agonie. Elle vibre plaintivement, et l’oreilleétonnée croit l’entendre sortir des profondeurs des tangues.

Puis la cloche se tait. Un silence pesantsuccède à ses tristes tintements. Puis tout à coup le sable, devenusonore comme par enchantement, apporte le bruit de la mer quimonte.

Oh ! comme elle va vite ! la mer, lamort ! Comme elle court, invisible, là-bas ! De quelcôté ? On ne sait.

Près ou loin ? On ne sait.

Mais elle court, elle glisse, elle arrive.

Elle est là cachée derrière l’inconnu, au fondde ces espaces mystérieux et voilés. On l’entend qui approche etqui gronde.

Oh ! comme elle va vite !

N’est-ce pas elle déjà, ce froid qui vousglace les pieds ?

On ne sait, je le dis encore, on ne sait, carle sang s’est précipité au cerveau. La fièvre tremble, puisbrûle.

Et cette morne solitude, ce brouillard lugubreet gris vont se peupler de visions folles.

Écoutez ! ce n’est plus la mer, c’est lerêve. On chante vêpres à la paroisse aimée. Ils sont tous là, lesparents, les amis. Derrière le pilier, voici la préférée qui est làet qui prie.

Douce fille ! que Dieu te fasseheureuse ! – N’a-t-elle pas tourné sa tête brune, coifféede la dentelle normande, pour lancer à la dérobée un regard aufiancé ?

Un seul regard, car deux distractions annulentune prière.

Mais ce ne sont pas les vêpres, non. Mathelinea des fleurs d’oranger sur le front. A-t-on des fleurs d’oranger unautre jour que le jour du mariage ?

Quoi ! c’est la messe des noces ! lepère avec ses cheveux blancs, la mère qui a les yeux mouillés delarmes heureuses.

Et la petite sœur espiègle, Rose, la filletteaux yeux malins.

Quelque jour tu te marieras, toi aussi, petitesœur.

– Merci, mes amis ; oui ; jesuis bien content, oui, ma fiancée est bien belle ! MerciPierre, merci René… vertubleu ! puisque voici la messe finie,à table ! et buvons à ma douce Matheline !

Elle est émue ; le rouge lui vient à lajoue. Elle cache sa tête dans le sein de sa mère.

On n’a ces chères angoisses qu’une fois dansla vie. Une fois dans la vie seulement on porte la couronned’oranger.

Rougis, jeune fille, et souris derrière teslarmes.

Oh !… mais la table oscille et tombe. Oùsont les convives joyeux ?

Où est Matheline, l’épousée ? Pierre,René, le père avec ses cheveux blancs ? la mère pleurant etriant, Rose, la petite sœur aux yeux malins ?

Le brouillard gris, silencieux, livide…

– Au secours ! Seigneur, monDieu ! au secours ! Hélas ! la voix tombe à terre,brisée. Dieu n’entend pas. C’est la dernière heure. Il y a dans labrume des éclats de rire lointains. Des gémissements leurrépondent. Le sable gonflé pousse ces bizarres soupirs qui semblentl’appel des victimes d’hier à la victime d’aujourd’hui.

Et ne voyez-vous pas ici, – ici !– ces danseurs pâles qui mènent tout à l’entour leur rondeinsensée ?

Les bras enlacés, les cheveux au vent, deslambeaux de linceul qui flottent, des yeux profonds et vides…

– Au secours ! Seigneur Dieu !au secours ! Personne ne vient. La mer monte. Ou bien la lisemolle cède sous les pieds avec lenteur. Ils sont rares ceux quiracontent ce rêve du malheureux perdu dans les brouillards. Bienpeu sont revenus pour dire ce qu’invente la fièvre à l’instantsuprême.

** * *

Les réfugiés du village de Saint-Jean quiavaient passé la nuit à Tombelène n’auraient pas même dû hésiter àfuir, car il était mille fois probable que Méloir et ses soldatsprofiteraient du brouillard pour renouveler leur attaque.

Or, la partie du rocher où Bruno et sa petitearmée s’étaient défendus si vaillamment sortait presque toutentière de la brume, qui l’entourait comme une ceinture. Lesassaillants eussent attaqué cette fois à coup sûr, car ils auraientvu et seraient restés invisibles.

Au contraire, en se mettant résolument engrève, les assiégés qui connaissaient, pour la plupart, les coursd’eau et tous les secrets des tangues, n’avaient contre eux que lebrouillard.

Le brouillard devait, suivant toutevraisemblance, les protéger contre la poursuite de leursennemis.

La route la plus sûre, par rapport aux dangersde la chasse, aurait été celle qui mène directement à Avranches etau bourg de Genest ; mais cette partie de la grève, sillonnéepar d’innombrables ruisseaux, affluents de la Sée et de l’Hordée,présente des difficultés si graves qu’on s’y hasarde à regret, mêmepar le grand soleil. Par la brume, c’eût été folie.

Le petit Jeannin, qui avait pris d’autoritél’emploi de guide, marcha sans hésiter à l’est du montSaint-Michel, dans la direction du bourg d’Ardevon, limite extrêmede la Normandie.

Nous sommes bien forcés d’avouer que le petitJeannin avait les jambes un peu trop longues pour la robe de Reine,et que ses mouvements hardis et découplés n’allaient pas au mieuxavec le chaste voile qui descendait sur ses cheveux blonds.

Mais, à part ces détails, le petit Jeanninfaisait une Fée des Grèves très présentable, et d’ailleurs il n’estpas mauvais qu’une fée ait en sa personne quelque chosed’excentrique. Ce serait bien la peine d’avoir un charme dans sonpetit doigt et de chevaucher sur des rayons de lune, si onressemblait trait pour trait à une demoiselle de bonnemaison !

Jeannin avait de beaux cheveux bouclés, degrands yeux bleus et un sourire espiègle. C’était plus qu’il nefallait.

N’eût-il rien eu de tout cela, le brouillard,en ce moment, aurait encore suffi à déguiser la supercherie.

C’était un vrai brouillard, un brouillardà ne pas voir son nez, comme on dit entre Avranches etCherrueix.

À peine les gens qui composaient la caravaneeurent-ils quitté le sommet de Tombelène pour entrer dans cetimmense nuage, qu’ils cessèrent incontinent de s’apercevoir les unset les autres.

Ils marchaient côte à côte cependant. Chacund’eux pouvait entendre le pas de son voisin et sentir le vent deson haleine. Mais l’œil était pour tous un organe désormaisinutile.

On ne distinguait rien. Pour apercevoir le solvaguement et comme à travers une gaze, il fallaits’agenouiller.

Frère Bruno étendit son bras et sa maindisparut dans la brume.

– Allons ! dit-il, voilà qui estbon ! ça me rappelle l’aventure du bailli de Carolles et deson âne. Ils se cherchaient tous deux dans le brouillard, devant lerocher de Champeaux. L’âne et le bailli firent soixante-dix-huitfois le tour de la pierre, jusqu’à ce que M. le bailli s’avisade faire : Hi ! han…

– Silence ! ordonna la voix deMaurever.

– Seigneur Jésus ! on se tait, on setait ! répliqua le moine convers ; je pense que je nesuis pas un bavard !

Et il ajouta en se penchant à l’oreille d’unMathurin quelconque :

– Devinez ce que répondit l’âne ?Mais le Mathurin n’était pas en humeur de rire.

– Nous approchons de la rivière, dit ence moment le petit Jeannin ; prenez-vous par la main et nevous quittez pas. Les mains se cherchèrent et se réunirent auhasard.

Il y avait à peine dix minutes qu’on avaitabandonné Tombelène et déjà les rangs étaient intervertis. On futobligé de parler pour se reconnaître.

Voici comment la caravane étaitdisposée : Après le petit Jeannin, qui marchait en tête avecsa gaule à corne de bœuf, venaient monsieur Hue de Maurever etAubry de Kergariou, escortant Reine.

Derrière ce groupe c’étaient les Le Priol,Simon, Fanchon, Simonnette et Julien, qui avait l’arbalète surl’épaule.

Suivaient les Gothon, dont trois avaient euune belle conduite, tandis qu’il nous faudra pleurer éternellementsur la faiblesse de la quatrième. Les Gothon étaient accompagnéesde Scholastique, des Suzon et des Catiche.

Les Mathurin, les Joson, etc., formaientl’arrière-garde avec frère Bruno, qui s’était placé là dansl’espoir de conter à l’occasion quelque bonne aventure. Mais sonespérance se trouvait cruellement déçue. Le silence était derigueur.

La caravane marcha dans cet ordre pendant unquart d’heure environ.

Au bout d’un quart d’heure, chacun sentitl’eau à ses pieds.

En même temps, un bruit sourd se fit entendresur le sable.

– Les hommes d’armes ! dit tout basle petit Jeannin. Halte !

On s’arrêta, et il y eut un moment d’anxiététerrible, car c’était ici un coup de dés. Les hommes d’armespouvaient passer à droite ou à gauche de la caravane, comme ilspouvaient y donner en plein sans le savoir.

La petite troupe se tenait immobile etsilencieuse. Les chevaux approchaient. On entendit bientôt la voixde Méloir qui disait :

– De l’éperon, mes enfants, del’éperon ! Ce brouillard-là nous la baille belle ! Nousallons prendre notre revanche cette fois !

– Excepté Reine, qui est votre dame, etle traître Maurever que nous mènerons à Nantes pieds et poingsliés, répondit un homme d’armes, il ne faut qu’il en reste un seulpour voir le soleil de midi !

Reine tremblait. Les filles de Saint-Jean seserraient les unes contre les autres. Frère Bruno fit claquer lesdoigts de sa main droite et grommela :

– Ça me rappelle plus d’une histoire,mais chut ! il y a temps pour tout. Quand ils seront passés,on pourra délier un peu sa pauvre langue.

– Allons ! Bellissan ! criaitMéloir ; découple tes lévriers, ils vont quêter dans lebrouillard ; et qui sait ce qu’ils trouveront !

Aubry serra la main de Maurever et tira sonépée. Chacun crut que l’heure était venue de mourir. Bellissanrépondit :

– Je ferai tout ce que vous voudrez, sirechevalier ; mais du diable si les chiens ont du nez par cetemps-là ! Ils détaleraient à dix pas d’un homme ou d’unrenard sans s’en douter.

La cavalcade passait. Elle passa si près quechacun, dans la petite troupe, crut sentir le vent de la course.Bruno affirma même depuis qu’il avait vu glisser un cavalier dansla brume, mais Bruno aimait tant à parler ! Chacun retint sonsouffle.

– Holà ! cria Méloir, ceci est larivière ; dans dix minutes, nous serons à Tombelène… Mais j’aientendu quelque chose ! La cavalcade s’arrêta brusquement àvingt pas des fugitifs.

Frère Bruno caressa Joséphine, sa joliemassue, qu’il n’avait eu garde de laisser dans le fort.

– C’est un de mes lévriers qui est parti,dit Bellissan ; je n’en ai plus que onze en laisse. Ho !ho ! ho ! Noirot ! ho ! Une sorte degémissement lui répondit :

– Ho ! ho ! ho !Noirot ! ho ! cria encore le veneur. Cette fois il n’eutpoint de réponse.

– Si nous restons là, dit Méloir, nousnous ensablerons ; les pieds de mon cheval sont déjà de troispouces dans la tangue. En avant !

La cavalcade reprit le galop. Les gens denotre petite troupe étaient absolument dans la même situation quele cheval de Méloir. Partout, le long de ces grèves, mais surtoutdans le voisinage des cours d’eau, où se trouvent leslises ou sables mouvants, l’immobilité est périlleuse. Lesable cède sous les pieds, l’eau souterraine monte par l’effet dela pression, et l’on enfonce avec lenteur. Rien ne peut donnerl’idée de cette substance tremblante et molle qu’on appelle latangue. La surface présente une assez grande résistance,pourvu que la pression soit instantanée et rapide. Notre boueterrestre, les corps gras, toutes choses que nous connaissons etqui tiennent le milieu entre les matières solides et les matièresliquides, ont un caractère commun ; le pied y enfonce aumoment même où il s’y pose.

Ici, non. Le pied marque à peine au premierinstant, il soulève une manière d’ourlet sablonneux et relativementsec, tandis qu’à l’endroit même où la pression s’opère, l’eau monteet remplace le sable.

Si le pied quitte lestement le sol, comme celaa lieu dans une marche légère, on voit sa trace peu profonde formerune petite mare qui s’efface bientôt parce que la tangue reprendaisément son niveau.

Mais si le pied reste, il enfonce indéfinimentet plus vite à mesure que l’immersion (la langue n’a pasd’autre mot) a lieu.

On dit qu’un homme met bien un quart d’heure àdisparaître entièrement dans les lises.

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