La Fée des grèves

Chapitre 26Avant la bataille.

À Tombelène, on avait dîné gaiement, car lagaieté se fourre partout, même dans une retraite de proscrits.Seulement, il y avait là tant de bouches largement fendues encommunication directe avec d’excellents estomacs, qu’un seul repassuffit pour engloutir la presque totalité des provisionsapportées.

Les quatre Gothon dévoraient. Les Mathurinétaient des gouffres. Quant aux Joson, il n’y avait guère que lesCatiche qui mangeassent plus gloutonnement qu’eux.

Les Catiche étaient nées en juin, et MathieuLaensberg dit :

« Femme née en juin aura le teint et lescheveux rouges, sera robuste, aimera la bonne chère, mais point letravail entre ses repas ».

Or, qui oserait prétendre que MathieuLaensberg se soit trompé ou ait jamais trompé ?

La grande famille formée par tous les ménagesde Saint-Jean réunis se prit à réfléchir en regardant les débris dufestin.

Et le résultat des réflexions de chacun futceci :

– Il n’y a pas de quoi faire un autrerepas.

– J’ai vu le temps, dit frère Bruno,répondant au sentiment général, le temps où nous prenions de beauxmulets (le lupus de Pline) au nord de Tombelène. L’abbéGontran, un rude amateur de poissons, les appelait des surmulets,et à cet égard, je sais une aventure…

– Mais, se reprit-il précipitamment,monsieur Hue m’a défendu de conter des histoires !

– Dites-nous plutôt comment nousprendrions bien des mulets ! s’écria le petit Jeannin.

– Avec des filets, mon fils, c’est biensimple.

– Mais où prendre des filets ?

– Voilà, mon garçonnet, ou j’en voulaisvenir. Nous n’avons pas de filets, par conséquent, nous ne pouvonsprendre de mulets ou surmulets, suivant l’abbé Gontran, en latinlupus.

– C’est bien la peine de nousmettre l’eau à la bouche, s’écrièrent trois Gothon.

Le quatrième dormait, comme font encore de nosjours beaucoup de Gothon, tout de suite après la soupe.

– Ah, ah ! dit le frère Bruno, onest goulu sur la côte bretonne ; je sais bien ça, etl’histoire de Toinon Basselet, la mailletière, le prouve dureste !

– Voyons l’histoire de Toinon lamailletière, crièrent en chœur les filles et les gars.

Pour la première fois de sa vie, le frèreBruno comprit le mystérieux plaisir de la résistance. Pour lapremière fois de sa vie, il put entrevoir la valeur que donne à unechose ou à un homme le « se faire prier », cette qualitéqui est le seul mérite de tant d’esprits graves et de tant dechanteurs légers !

D’ordinaire, quand il voulait conter, on luicoupait la parole.

Aujourd’hui qu’il était muet, on le suppliaitd’ouvrir la bouche.

On s’instruit à tout âge. Le frère Bruno, quiétait un homme avisé, fit peut-être son profit de cette leçon. Nosrenseignements, recueillis sur les lieux mêmes, ne nous donnent,néanmoins, aucune certitude à cet égard.

– Je vous dirai l’histoire de Toinon lamailletière à la veillée de la mi-août, répliqua-t-il ; etquant aux mulets ou surmulets, le nom n’y fait rien, je saisquelque chose qui les remplacerait avec avantage.

– Quoi donc ? quoi donc ?

– Sautés dans le beurre frais, avecciboule, persil, casse-pierre et civettes à la reine, les lapins deTombelène sont un manger de chevalier.

– Chassons le lapin ! s’écriaJeannin. Chacune des quatre Gothon pensa au fond de soncœur :

– Je mangerais bien du lapin !Scholastique, depuis qu’elle avait atteint l’âge de garder lesoies, avait envie de manger du lapin !

Le petit Jeannin s’était levé, fier commeArtaban, et enjambait déjà le mur d’enceinte, l’arbalète à lamain.

– Attends, mon fils, attends ! ditle frère Bruno ; les lapins de Tombelène sont bons, c’estvrai, mais il n’y en a plus, depuis que les Anglais ont tenugarnison dans l’île.

– Oh ! les coquins d’Anglais !gronda le chœur.

– Ils aiment le gibier comme s’ilsétaient des chrétiens, repartit Bruno, le mieux est de gratter lesable pour trouver des coques, si nous voulons souper ce soir.

– Nous autres, ça ne fait pasgrand’chose, dit Jeannin, qui n’obtint point cette foisl’approbation des Gothon ; mais monsieur Hue, mademoiselleReine et Simonnette ne doivent manquer de rien. Hé ! ho !les Mathurin ! aux coques ! aux coques !

– Eh bien ! se disait le bon moineconvers, je raconterai cette histoire-là : Le petit Jeannin duvillage de Saint-Jean, sous la ville de Dol, qui portait une peaude mouton comme saint Jean-Baptiste… en l’an cinquante…

Ces détails principaux se gravaient dans undes mille casiers de sa redoutable mémoire. C’était de la matièrepour plus tard.

Les Mathurin, Bruno et Jeannin sortirent del’enceinte pour aller chercher des coques au revers deTombelène.

Pendant cela, Aubry était seul avec le vieuxsire de Maurever dans la tour démantelée. À deux pas de là, dans unangle saillant de l’ancienne ligne des murailles, Jeannin avaitbâti à l’aide de pierres et de planches apportées par le flot, unepetite cabane où Reine et Simonnette étaient assises l’une auprèsde l’autre.

Simon Le Priol, sa femme Fanchon et le restede l’émigration s’abritaient du mieux qu’ils pouvaient et faisaientleurs préparatifs de nuit.

– Mon fils, disait le vieux Maurever àAubry, ce me fut un grand crève-cœur, quand je vous vis jeter votreépée aux pieds de notre seigneur François. C’était pour l’amour deReine qui est ma fille que vous faisiez cela, et je pensais :Me voilà, moi, Hugues de Maurever, chevalier breton, qui enlève unebonne épée à mon duc de Bretagne !

– Monsieur mon père, répondit Aubry, ceque je fis ce jour-là, tous les nobles du duché le feront demain.Maurever courba sa tête blanche.

– Alors, puisse Dieu m’épargner lechâtiment que j’ai mérité peut-être ! murmura-t-il. Et commeAubry le regardait, étonné, le vieillard reprit :

– J’ai cru faire mon devoir, mais lecrime de l’homme est entre l’homme et Dieu. Le crime ne change pasle droit de notre seigneur duc à qui appartient la vie de notrecorps. J’ai mal fait, mon fils Aubry, j’ai mal fait, j’ai malfait !

Il se frappa la poitrine durement.

– J’aurais dû rester à genoux sur ladalle du chœur, continua-t-il, et tendre mes vieilles mains auxfers. Au lieu de cela, traître que je suis, j’ai pris la fuiteparce que je devinais derrière son voile de deuil le doux visage deReine, ma fille, et que je voulais l’embrasser encore.

– Vous ! un traître ! s’écriaAubry ; vous, le saint et le loyal !

– Tais-toi enfant ! tais-toi !ne blasphème pas ! Oui, je suis un traître, et Dieu m’a punien livrant aux flammes les demeures de mes vassaux de Saint-Jean.Dans ma solitude, n’ai-je pas entendu comme un écho funeste ?Coëtivy est mort devant Cherbourg, Coëtivy, notre grand homme deguerre ! Ainsi s’en vont les Bretons vaillants, laissant leursdépouilles dans les champs de la Normandie. Je te le dis, Aubry, jete le dis : la Bretagne commence son agonie dans la victoire,comme le duc François lui-même. Un vent souffle de l’est, qui seraune tempête. La France allongera son bras de fer… et l’ondira : « C’était autrefois une noble nation que laBretagne… »

Aubry ne comprenait pas.

Maurever poursuivait avec une exaltationcroissante, les cheveux épars et les yeux au ciel :

– Maudit soit, entre tous les joursmaudits, le jour où tu mourras, ô Bretagne ! Maudite soit lamain qui touchera l’or de ta couronne ducale ! Maudit soit leBreton qui ne donnera pas tout son sang avant de dire :« le roi de France est mon roi ! »

– Où est-il, ce Breton ? s’écriaAubry. Maurever le regarda d’un air sombre.

– Tu es jeune ; tu verrascela ! dit-il ; une malédiction est sortie de cette tombeoù dort monsieur Gilles. Tu verras cela ! Nantes, la riche, etRennes, l’illustre, et Brest, et Vannes, et le vieux Pontivy, etFougères, et Vitré, seront des villes françaises.

– Jamais !

– Bientôt ! Il mit sa tête entre sesmains et ne parla plus. Aubry n’osait l’interroger. Au bout dequelques minutes, le vieillard s’agenouilla devant sa croix de boiset pria. Quand il eut achevé sa prière, il se retourna vers Aubryqui demeurait immobile à la même place.

– Enfant, dit-il, si nous étions seulstous les deux, je te prendrais par la main et nous irions ensemblevers notre seigneur, lui porter notre vie. Mais nous ne sommes passeuls. Et peut-être vaut-il mieux que cela soit ainsi, car le sangne lave pas le sang, et l’esprit de révolte s’exalterait davantagetout autour de nos têtes tranchées. Nous allons être attaqués, sansdoute : fais suivant ta conscience ; moi, je laisseraimon épée dans le fourreau.

– Moi, je défendrai Reine ! s’écriaAubry, fallût-il mettre en terre Méloir et tous ses hommes d’armes.Maurever croisa ses bras sur sa poitrine.

– Nous en sommes là, dit-il, chacun poursoi !… Et qui sait si ce n’est pas la loi del’homme !

** * *

À ce moment, la nuit était tout à faittombée.

Le ciel n’était point clair comme la nuitprécédente. La grande marée approchait, amenant avec soi lesbourrasques sur terre et les nuages au ciel.

Il faisait vent capricieux, soufflant parbrusques rafales. Le firmament d’un bleu vif, semé d’étoiles quibrillaient extraordinairement, se couvrait à chaque instant denuées noires. Les nuées allaient comme d’énormes vaisseaux, toutesvoiles dehors. Elles mangeaient les étoiles, suivantl’expression bretonne.

À l’Orient, quand l’horizon se découvrait, onvoyait le disque énorme et rougeâtre de la pleine lune qui sortaità moitié de la mer.

Cela était sombre, mais plein de mouvement.Quand la lumière de la lune fut assez forte pour argenter le reborddes nuages, tout ce mouvement s’accusa violemment, et le cielprésenta l’image du chaos révolté.

Dans leur petite cabane improvisée, Reine etSimonnette étaient seules. Simonnette s’asseyait aux pieds deReine, à qui on avait fait un banc d’herbes et de goémonsdesséchés.

– Tu l’aimes donc bien, ma pauvreSimonnette ? disait Reine en souriant.

– Oh ! chère demoiselle, je ne lesavais pas hier. C’est quand j’ai appris qu’on allait le pendre,que mon cœur s’est brisé. Lui, il y a longtemps, longtemps qu’ilm’aime ; bien souvent, je me levais la nuit pour regarder parla croisée de la ferme, et toujours je le voyais guettant sous legrand pommier qui est de l’autre côté du chemin. Le croiriez-vous,cela me faisait rire et je me disais : Le drôle de petitgars ! le drôle de petit gars ! Mais hier !ah ! Seigneur mon Dieu ! que j’ai pleuré !

Ses yeux étaient encore tout pleins de larmes.Reine l’attira contre elle et la baisa.

– Ah ! mais j’ai pleuré, poursuivaitSimonnette, qui riait parmi ses larmes, j’ai pleuré ! que jen’y voyais plus du tout, notre bonne demoiselle ! Ce que c’estque de nous ! Je n’avais pas pleuré beaucoup plus quand onnous a dit que vous étiez morte.

Elle porta la main de Reine à ses lèvres enajoutant :

– Et pourtant je donnerais mille fois mavie pour l’amour de notre chère maîtresse ! vous le croyezbien, n’est-ce pas ?

– Je le crois, ma bonne Simonnette.

– Mais quand on ne sait pas qu’on aime,voyez-vous, et que ça vient comme ça, tout d’une fois, il paraîtque c’est plus fort. Figurez-vous que c’était justement auxbranches du grand pommier qu’ils voulaient pendre mon pauvreJeannin. Et si vous n’étiez pas venue…

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle ens’interrompant, je le disais tantôt à Jeannin, qui fait l’homme,oui-da, depuis qu’il a été pendu à moitié ; je luidisais : Si tu ne te fais pas couper en morceaux pour notredemoiselle, toi, tu peux chercher une autre promise ! Etsavez-vous ce qu’il m’a répondu, car c’est étonnant comme ildevient faraud !

– Que t’a-t-il répondu, mafille ?

– Il m’a répondu : Si tu ne parlaispas comme ça, toi, quand il s’agit de notre demoiselle, tu pourraisbien chercher un autre promis !

– En vérité ?

– Vrai, comme je vous le dis. Ça vouschange fièrement un jeune gars, de lui mettre la corde au cou. Etvous pensez si ça m’a fait plaisir de le voir vous aimer autant queje vous aime, mademoiselle Reine !

Reine était distraite. Simonnette se tut et seprit à la regarder d’un air malicieusement ingénu.

– Notre demoiselle, poursuivit-elle toutà coup, comme si une idée lui fût venue, vous ne savez pas, quandil est arrivé, les filles et les gars disaient : Oh ! lebeau jeune seigneur ! le beau jeune seigneur !

Reine rougit légèrement.

– De qui parles-tu, ma fille ?demanda-t-elle.

Nous ajoutons pour mémoire qu’elle savaitparfaitement de qui parlait Simonnette.

– Eh mais ! répondit celle-ci ;de messire Aubry, donc ! avec son casque à plume et sa cottebrillante. Les gars et les filles disaient encore : C’est lefiancé de notre demoiselle… Est-ce vrai, ça ?

– C’est vrai.

– Oh ! tant mieux ! s’écriaSimonnette ; je voudrais tant vous voir heureuse ! Commeil doit vous aimer, le jeune gentilhomme ! et comme ce serabeau de vous voir tous deux à la chapelle du manoir ! Dieumerci, les temps durs passeront, et la joie reviendra. Voulez-vousm’accorder une grâce, mademoiselle Reine ?

– Une grâce, ma pauvre enfant, réponditReine en secouant sa jolie tête blonde ; je ne suis guère enposition d’accorder des grâces.

– Aujourd’hui, non, mais demain. C’estpour demain la grâce que j’implore.

Reine ne put s’empêcher de sourire, tant il yavait de caressante confiance dans la voix de Simonnette.

– Eh bien, répliqua-t-elle presquegaiement, nous t’octroyons la grâce que tu sollicites, mafille.

Simonnette lui couvrit les mains de baisers.Elle était joyeuse autant que si ces paroles fussent tombées de labelle bouche de madame Isabeau, duchesse de Bretagne.

– Merci, ma chère demoiselle, mille foismerci, dit-elle ; la grâce que je vous demande, ce n’est paspour moi, mais pour Jeannin, mon ami, qui ne gagnera guère àdevenir mon mari, puisque notre maison est brûlée. Hélas ! monDieu ! ajouta-t-elle entre parenthèse, qui sait ce que sontdevenues la Noire et la Rousse dans tous ces malheurs-là ?

– Et que puis-je faire pour ton amiJeannin, ma pauvre Simonnette ?

– Quand le noble Aubry sera chevalier,répondit la jeune fille, il aura besoin d’une suite. Je sais ce quevous allez me répondre : On dit que Jeannin est poltron commeles poules. C’est menti, allez, ma bonne demoiselle ! Si vousaviez vu Jeannin quand il allait mourir ! Il pensait à savieille mère et à moi ; il priait le bon Dieu bien doucement,comme s’il eût récité son oraison de tous les soirs, mais il netremblait pas. Oh ! il est brave, mon ami Jeannin ! et jen’oublierai jamais l’heure que j’ai passée avec lui ; c’étaitmoi qui pleurais ; c’était lui qui me consolait.

– Quand Aubry de Kergariou serachevalier, dit Reine, nous ferons un bel écuyer du petitJeannin.

Simonnette, qui n’avait pourtant pas sa languedans sa poche, ne trouvait plus de paroles pour remercier, tantelle était heureuse.

Reine se pencha et lui mit un baiser sur lefront. Les boucles légères et cendrées de ses cheveux blonds semêlèrent à l’opulente chevelure noire de la jeune vassale. C’étaitun tableau gracieux et charmant.

– Écoutez ! dit Simonnette, quitressaillit avec violence et se leva. Elle s’élança sur une pierrequi était en dehors du seuil, et sa tête dépassa l’enceinte. Reineétait déjà auprès d’elle.

Leurs joues, qui naguère brillaient dejeunesse et de fraîcheur, étaient pareillement pâles. Tout leurcorps tremblait.

Sur le sable blanc de la grève, on voyait desobjets noirs qui avançaient et semblaient ramper. La lune passaentre deux nuages. Au pied même de l’enceinte, une forme sombre sedressa lentement.

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