La Fée des grèves

Chapitre 24Dits et gestes de frère Bruno.

Heureusement Reine avait de bons yeux. Elleabattit vivement, de sa blanche main, l’arbalète de Julien Le Priolqui cherchait déjà son point de mire.

– Ce n’est pas le chevalier Méloir,dit-elle.

– Et qui est-ce donc, notredemoiselle ?

– C’est Aubry de Kergariou.

– Déjà ! murmura Maurever. Juliensourit, débanda son arbalète et sortit.

– Si j’étais seulement gentilhomme,pensait-il en regagnant l’abri de sa famille, je voudrais qu’ellene reconnût personne d’aussi loin que cela !

Il soupira un petit peu.

Et ce fut tout, car Julien était un vaillantgars dont la pensée pouvait se montrer tout entière.

L’instant d’après, Aubry entrait dans latour.

Maurever lui tendit les bras et l’appela sonfils.

Reine lui donna sa main.

Il fallut savoir l’histoire de ce déguisement.Aubry s’assit entre sa fiancée et son père. Cet instant-làcompensait toutes les heures cruelles passées dans la cage depierre.

– Mes fils, disait cependant Bruno auxémigrés du village de Saint-Jean, nous avons vu vos maisons brûler,du haut de la plate-forme, ici près, au monastère. Moi qui ai étésoldat avant d’être moine, je connais cela. Si vous avez un verrede cidre, je boirai à votre santé, bien volontiers, mes fils, car,tout le long du chemin, messire Aubry m’a forcé de lui conter deshistoires.

Jeannin lui emplit une écuelle.

– Toi, reprit Bruno en caressant la jouedu petit coquetier, tu ressembles comme deux gouttes d’eau au saintJean-Baptiste de l’église de Tinténiac, mon pays natal, et je vaiste conter une histoire qui te fera grand plaisir.

– Si vous avez été soldat comme vous ledites, repartit Jeannin, mieux vaudrait nous aider dans nostravaux.

– Bien parlé, mon neveu ! s’écriaBruno, comme disait Malestroit, mon capitaine, qui eut le brascoupé par un boulet de pierre au bas de Bécherel, en l’an trente etun. Quant à vous aider, ce sera de bon cœur ; je suis ici pourcela, ne pouvant rentrer au monastère sans une immunité du prieurclaustral. Voyons votre besogne.

Il rejeta son froc en arrière et retroussa sesmanches, en homme de vert travail. Jeannin, Julien, quelquesMathurin et les Joson lui montrèrent le commencement d’enceinte.Frère Bruno approuva le tracé et se mit immédiatement àl’œuvre.

Dans la courtine, étaient Simon Le Priol, safemme, Simonnette, toutes les Gothon et autres Catiche ;Scholastique préparait le repas commun. On était triste en cetendroit-là. Simonnette avait la larme à l’œil, parce que le petitJeannin, étant devenu un homme de guerre, ne s’occupait plus d’elleautant qu’elle l’aurait voulu.

Les choses étaient bien changées, rien quedepuis l’avant-veille, jour de la Saint-Jean. Ce soir-là,souvenez-vous-en, le petit Jeannin avait ses pieds nus dans lescendres si humblement ! Et, pour une fois qu’il osa prendre laparole, on le fit taire.

Mais il avait été pendu depuis lors, et celaforme un jeune homme.

Son importance grandissait à vue d’œil, lesGothon le regardaient ; les Mathurin le jalousaient. Onprétendait que deux Suzon, dont nous n’avons point parlé encore àcause de l’abondance des matières, l’avaient effrontément demandéen mariage.

C’était un personnage.

– Peau-de-Mouton, mon joli blondin, luidit frère Bruno, je me fais maître-maçon, et je te prends pour macoterie. À ce coup Jeannin se redressa ; sa position étaitdésormais officielle.

Il jeta un regard vers la courtine, où lesfemmes étaient rassemblées, et prit le pas sur tous lesMathurin.

– Je ferai de mon mieux, frère Bruno,répliqua-t-il avec une orgueilleuse modestie.

– Apporte-moi cette roche, mon garçonnet,reprit le moine en montrant un pierre presque aussi grosse queJeannin. Jeannin s’y prit vaillamment, mais son effort n’ébranlapas même la roche. Les Mathurin se mirent à rire.

– Vous qui riez, dit le moine,mettez-vous quatre et faites ce que le blondin n’a pu faire. LesMathurin suèrent sang et eau ; la pierre ne bougea pas.

– Oh ! oh ! s’écria le frèreBruno ; on dit que les gars du Marais ont des mains de beurre.Voyez ce que vaut la moitié d’un moine !

Il saisit la roche et la porta, l’espace dedix pas, jusqu’à l’enceinte improvisée.

Tout en la portant, il disait :

– Personne de vous n’a connu Robin dePloërmel, qui écrasa la queue du diable ? Je vous réciterai salégende au souper. À présent, travaillons, mes mignons, car nousaurons du nouveau cette nuit.

Les Mathurin le contemplaient avec admiration.Frère Bruno leur assigna leur poste de travail et entonna la rondedu pays de Vannes :

La beauté, de quoi sert-elle

Ligèrement belle hirondelle,

Ligèrement ?

El’ sert à porter en terre,

Ligèrement, blanche bergère.

Ligèrement !

Il chantait cela, le frère Bruno, d’une bellevoix de vêpres, sur un de ces airs tristes et bizarrement rythmésque l’on ne trouve qu’en Bretagne.

C’était de la gaieté, mais de la gaietébretonne, qui donne aux noces même une bonne couleurd’enterrement.

Les gars se prirent à travailler en mesurecomme les matelots au cabestan.

La besogne allait, le moinechantait :

As-tu la chanson nouvelle,

Ligèrement, belle hirondelle,

Ligèrement ? La chanson du cimetière,

Ligèrement, blanche bergère,

Ligèrement !

La fable d’Orphée se renouvelait. Les pierresdansaient au son de cette musique. Les gars se démenaient.

– Holà ! les filles ! cria lefrère Bruno, je ne peux pas tout faire, moi ! Venez doncchanter pendant que nous peinons.

Les filles qui s’ennuyaient toutes seules nedemandaient pas mieux. Le troisième couplet, un peu plus lugubreque les deux premiers, s’entonna en chœur, bien joyeusement. Lequatrième, ou bière rime avec bergère,fut chantéen sautant. Au cinquième, on ne se sentait plus d’allégresse.

Au sixième, les Gothon, les Catiche, laScholastique, les Suzon, Simon Le Priol et sa grave ménagèreelle-même remuaient la terre en gavottant comme desbienheureux.

L’enceinte s’élevait. Quand le vieux Maurever,Aubry et Reine sortirent de la tour, ils étaient dans une véritableforteresse. Le frère Bruno s’approcha respectueusement de monsieurHue.

– Que Dieu vous bénisse, mon bonseigneur, dit-il, et la jolie demoiselle, et même messire Aubry,mon ami, qui m’a planté là en pleine grève, quoique je prisse lapeine de lui raconter une histoire ou deux pour abréger le chemin.Je viens ici dérouiller mes pauvres bras, qui s’engourdissaientlà-haut.

– Mais si le prieur s’aperçoit de votrefuite, répliqua monsieur Hue, il enverra ses hommes d’armes aprèsvous.

– Quel prieur ? Il fautdistinguer : le prieur claustral, je ne dis pas ; mais ilne s’occupe pas du dehors. Quant au prieur des moines, il a portél’armure comme moi, et la main lui démange trop souvent pour qu’ilne comprenne point mon cas. D’ailleurs, je n’ai point prononcé devœu, mon bon seigneur, et à mon retour je n’aurai que la disciplinesimple, qui est donnée par frère Eustache, mon compère.

Le vieux Maurever fronça le sourcil.

– Je n’aime pas qu’on plaisante, mêmeinnocemment, des choses de la religion, mon frère, dit-il avecsévérité.

– Bon ! s’écria Bruno désespéré,voilà qu’on va me renvoyer avant la bagarre ! J’aurai ladiscipline tout de même et je ne me serai point battu ! Monbon seigneur, ayez pitié de moi !

– Père, murmura la douce voix de Reine,il a aidé Aubry à se sauver.

– Et j’ai donné trois tours de clé sur cecoquin de Méloir, ajouta Bruno ; saint patron, monseigneur, sivous aviez vu sa figure !

– C’est un excellent homme, dit Aubry, àson tour ; sans lui, les jours de ma captivité auraient étébien durs.

– Oui, oui, s’écria Bruno ; je luiai conté de fières histoires au jeune seigneur…

– Et tenez, interrompit-il en prenantsans façon monsieur Hue par la manche, ce frère Eustache, dont jevous parlais, a eu, avant d’entrer en religion, vers l’antrente-trois, au mois d’avril, une bien gaillarde aventure dans laville de Guichen, entre Rennes et Redon.

Il venait de vendre des poules au marché deGuer, car il tenait une métairie pour la douairière de LaBourdonnaye, là-bas, sous Pont-Réan. Il était à cheval, jambe deci, jambe de là, sur son bât et il allait chantant :

Dansons la litra,

Litra litanrire,

Dansons la litra,

Litra lilanla !

Vous savez, la litra se danse àreculons, en se tapant les talons devant derrière. Et j’ai connu aubourg de Bains un tailleur de cercles en châtaignier pour les fûts,poinçons et barriques, qu’on venait voir danser la litrade dix lieues à la ronde. Il était borgne d’un œil et se nommaitPelo Halluin. Sa sœur Matheline piquait la toile à voile à laRoche-Bernard et fut mariée à Juillon le Guennec, qu’on appelait leBancal, à cause de ses jambes qu’il avait de travers.

Ce Pelo Halluin… mais c’est de frère Eustacheque je veux vous entretenir, mon bon seigneur.

– Que vous disais-je ? murmura Aubryà l’oreille de monsieur Hue.

Le vieillard se prit à sourire. Il paraîtqu’Aubry lui avait déjà parlé du digne frère Bruno et de seshistoires.

– Donc, reprit ce dernier, frère Eustacheétait alors un jeune gars, éveillé comme un ver luisant…

– Assez ! frère Bruno, interrompitmonsieur Hue.

Le pauvre moine s’arrêta court.

– Aurai-je offensé mon bonseigneur ? balbutia-t-il.

– Assez ! vous dis-je, je vouspermets de rester ici avec nous.

Bruno frappa ses mains l’une contre l’autre etpoussa un long cri de joie.

– Mais à une condition, ajoutaMaurever.

– Laquelle, monseigneur,laquelle ?

– C’est que, pendant votre séjour, vousne raconterez pas une seule histoire.

– Ah ! s’écria le moine en riant detout son cœur ; voilà, par exemple, qui n’est pasdifficile ! Croyez-vous que je sois un bavard, SeigneurDieu ! Cela me rappelle une aventure qui m’arriva en l’anquarante-quatre dans une auberge de la Guerche. Nous étionstrois : mon cousin Jean, Michel Legris et moi. Je dis à MichelLegris : Michel, mon fils, as-tu ouï conter l’aventure dugruyer-juré de Lamballe qui…

Il fut interrompu par un éclat de rire quepoussa en chœur toute l’assistance. Pourquoi riait-on ? FrèreBruno ne le devina point.

– Si vous aviez attendu un petit peu,dit-il, c’est mon histoire qui vous aurait fait rire !

Le chevalier Méloir, enfermé dans la prisond’Aubry, supporta d’abord assez gaiement son infortune. Il étaitphilosophe. Le pis-aller, c’était quelques heures passées dans cefâcheux état.

Mais les heures se succédaient et laphilosophie du chevalier Méloir s’usait. Il était environ dixheures du matin quand Aubry lui avait emprunté de force soncostume. Midi sonna au beffroi du monastère. Puis une heure, puisdeux heures, puis trois.

Sarpebleu ! le chevalier Méloir perdaitpatience.

S’il n’avait pas eu ce diable de bâillon, ilaurait appelé ; mais son bâillon était très bien attaché.

Ses jambes seules étaient libres. Il s’enservit d’abord pour arpenter son cachot étroit à grands pas, puispour lancer des coups furieux dans le chêne de la porte.

Mais c’est bien le moins que les prisonniersaient le droit de passer leur mauvaise humeur sur les portes ou lesmurs de leurs cabanons.

Des coups de pieds du chevalier Méloirpersonne ne s’inquiétait.

Vers quatre heures de l’après-midi, une cleftourna pourtant dans la serrure.

– Eh bien ! Bruno ! dit unevoix sur le seuil, est-ce toi qui fais tout ce tapage ?Pourquoi tes clefs sont-elles au dehors ?… Mais Bruno n’estpas là… où est-il ?

Le malheureux Méloir n’avait garde derépondre. Il se mit au-devant du nouveau venu qui était frèreEustache, et qui pensa :

– Bruno a lié les mains du prisonnieravec une corde et lui a mis un bâillon sur la bouche… c’estpeut-être parce qu’il est enragé.

Méloir poussait des sons inarticulés sous sonbâillon.

– Bien sûr qu’il est enragé ! repritEustache ; je voudrais bien savoir ce qu’il a fait du pauvreBruno !

Eustache était partagé entre l’envie de faireretraite et le désir de savoir.

La curiosité finit par l’emporter.

Il s’approcha de Méloir et lui dit :

– Ne me mordez pas, l’homme, ou je vousassomme avec mon trousseau de clefs.

Cette précaution oratoire une fois prise, ildétacha le bâillon du chevalier.

– Votre Bruno, s’écria aussitôt Méloir,qui écumait de rage, votre Bruno est un coquin ; vous aussi ettous ceux qui habitent ce monastère maudit. Jour de Dieu !nous verrons si monseigneur François de Bretagne ne tirera pointvengeance de cette indignité !

– Messire, dit Eustache étonné, n’est-cepoint monseigneur François de Bretagne qui vous fait détenir encette prison ?

Méloir le poussa violemment au lieu derépondre, monta les escaliers quatre à quatre, et força l’entrée duréfectoire où le procureur de l’abbé dînait au milieu de sesmoines.

Méloir montra ses mains liées, et demandaraison au nom du duc de Bretagne. Guillaume Robert le regarda enface.

– Je vous ai déjà vu dans le chœur de labasilique, messire, dit-il froidement, le jour où le fratricide futconfondu devant Dieu et devant les hommes.

– Le fratricide ! répéta Méloir quirecula stupéfait ; est-ce de monseigneur François que vousparlez ainsi ? Guillaume Robert ne répondit point.

– Déliez les mains de cet homme,dit-il ; si le village qu’il a incendié hier était deNormandie au lieu d’être de Bretagne, je fais serment qu’il nesortirait pas vivant du monastère de Saint-Michel !

– Un village incendié ! balbutiaMéloir.

– Va-t’en ! lui dit encore leprocureur ; ton duc a le pied droit dans la tombe. Je prieDieu qu’il lui inspire des sentiments de pénitence.

– Il faut, en effet, que monseigneurFrançois de Bretagne soit aux trois quarts mort et un peu plus,pour que ce moine parle de lui en ces termes, pensa Méloir ;j’ai gâté ma partie, le diable soit de moi !

En arrivant dans la cour, il trouva ses hommesd’armes qui l’attendaient.

Comme il allait passer la porte, son regardtomba sur deux ou trois douzaines de pauvres hères qui recevaientdes aumônes de vivres sous la tour.

Parmi eux, il reconnut maître Gueffès, lequelfaisait bois de toutes flèches et empochait bravement le pain deDieu.

– Viens avec moi, lui dit Méloir. VincentGueffès s’inclina et obéit. Méloir lui fit donner un cheval. Onprit au galop la route du manoir de Saint-Jean. Pendant la route,Gueffès dit bien des fois à Méloir :

– Mon cher seigneur m’a ordonné de lesuivre, pourquoi ? Méloir ne répondait pas et restait enfoncédans sa sombre rêverie.

Arrivé en terre ferme, il se tournabrusquement vers Gueffès :

– C’est toi qui a mis le feu au village,dit-il.

– Non, messire, ce sont vos bravessoldats.

– Ce doit être toi ! tu ne seras paspuni, si tu me dis où est Maurever.

– Je dirais à mon cher seigneur où estMaurever, répondit Gueffès avec assurance, à condition qu’on medonnera : 1° cent écus d’or ; 2° la tête de ce petitmalheureux, Jeannin le coquetier ; 3° la fille de Simon LePriol, Simonnette, dont je prétends me venger quand elle sera mafemme.

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