La Fée des grèves

Chapitre 17La faim.

C’était l’intérieur d’une tour désemparée,formant l’extrême corne des ouvrages anglais à Tombelène, du côtéopposé au Mont-Saint-Michel.

Il n’y avait plus de couverture.

Les rayons de la lune frappaient obliquementle haut des murailles, et ne pouvaient descendre jusqu’au solencaissé que leurs reflets éclairaient néanmoins de lueurs confuseset douteuses.

Sur le sol, il y avait une pierre recouverteavec de l’herbe arrachée aux maigres pâturages de Tombelène ;sur la pierre, un vieillard de haute taille était assis et dormait,sa grande épée entre les jambes.

Devant lui, deux meurtrières écorchées par lesballes et les traits de toute sorte s’ouvraient. L’un commandait lagrève, l’autre voyait le Mont-Saint-Michel.

Le vieillard, qui était monsieur Hue deMaurever, chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves, s’était adossé à la muraille même de latour. Il avait la tête nue, et les reflets qui tombaient d’en hautmettaient des teintes argentées dans les masses de ses cheveuxblancs. Sa longue barbe, blanche aussi, descendait sur sapoitrine.

Il dormait tout droit et semblait un bloc depierre, tombé de la voûte, mais tombé debout.

Ou mieux encore, dans ces ténèbres vaguementéclairées, vous auriez cru voir la statue d’un chevalier, tailléedans le granit noir, et dont les contours supérieurs sortaient,blanchis par la neige.

C’était cette même nuit où nous avons suivi lacourse de la Fée des Grèves, depuis le manoir de Saint-Jean jusqu’àla prison d’Aubry de Kergariou, sous les fondements dumonastère.

Le ciel était pur, et c’est à peine si unsouffle d’air ridait la mer à son reflux.

On n’entendait aucun bruit, sinon le flotmurmurant sur le sable du rivage.

Le sommeil du vieillard était tranquille.

Les heures de nuit passaient. Bientôt lesreflets de la lune tournèrent et pâlirent. Le crépuscule du matinenvoya ces lueurs livides qui creusent les joues et enfoncent l’œildans l’ombre des orbites agrandies.

La figure du vieillard s’éclaira peu àpeu.

Elle était belle, noble, austère.

Mais il y avait de la souffrance dans ceslignes fouillées profondément. Les traits étaient durs à force demaigreur. L’ombre des rides s’accusait, profonde.

Monsieur Hue de Maurever était âgé de soixanteans. Quatre ans auparavant, Gilles de Bretagne, son seigneur,l’avait exilé de sa présence, pour conseils inopportuns etremontrances trop sévères ; car monsieur Hue avait essayémaintes fois d’arrêter le jeune et malheureux prince sur cettepente de débauches et d’intrigues politiques qui devaient servir deprétexte à son frère.

L’arrestation de Gilles de Bretagne fut, eneffet, bien regardée d’abord par le peuple.

Monsieur Hue, dès qu’il sut le prince enfermé,revint à lui sans ordres. Il lui servit d’écuyer dans les diversesprisons où la haine de François poursuivit le malheureux jeunehomme, et ne le quitta que contraint par la force, au moment oùGilles franchissait le seuil funeste du château de laHardouinays.

Hue de Maurever était un Breton de la vieillesouche : dur et fidèle comme l’acier.

Dans cette retraite qu’il s’était choisie pourfuir la vengeance de François, il n’y avait rien, ni meubles, nivivres.

Une cruche sans eau et une croix qu’il avaitfabriquée lui-même avec deux morceaux de bois, voilà quellesétaient ses richesses.

Au moment où le crépuscule du matin commençaità dessiner les objets au dehors, Hue de Maurever se réveilla ensursaut et serra son épée.

Son regard interrogea l’entrée de la tour quiétait barricadée à l’aide de quelques planches, et il fit un pas enavant, l’épée haute, comme pour repousser des assaillantsinvisibles.

Un rêve lui avait montré, sans doute, saretraite attaquée.

Le silence profond qui régnait sur le montTombelène mit bien vite fin à son erreur ; son épéeretomba.

– Ce n’est pas encore pour cette nuit,murmura-t-il.

Cela fut dit sans regret, assurément, maisaussi sans joie, sur le ton de l’indifférence la plus parfaite.

Il étira ses membres fatigués et engourdis parla pose qu’il avait gardée dans son sommeil.

Puis il s’agenouilla devant la croix de boiset dit ses oraisons.

Parmi ses oraisons, il y en avait une quiétait ainsi :

– » Mon Dieu ! pardonnez-moi dem’être élevé contre mon seigneur légitime le duc François deBretagne. « Donnez à mondit seigneur le repentir. « Qu’ilaille en votre miséricorde à l’heure de sa mort. »

Longtemps après qu’il eut achevé ces prièresprononcées à haute voix, il resta sur ses genoux, la tête inclinée,un murmure aux lèvres.

Dans ce murmure revenait souvent le nom deReine.

Reine, sa fille, son amour unique, son espoirchéri.

Hue de Maurever se leva enfin. Le jour avaitgrandi, mais la brume matinière enveloppait le Mont-Saint-Michel,Hue pouvait sortir comme s’il eût fait nuit noire.

Il jeta de côté les planches qui barricadaientla brèche de sa tour et mit le pied dehors.

La mer baissait avec lenteur. Il y avaitencore un large et rapide courant entre le Mont et Tombelène. Labrume qui était légère laissait voir le flot bleuâtre à cent pas dedistance.

Hue de Maurever marcha vers la rive.

– Elle n’est pas venue hier, pensait-il,ni avant-hier non plus. Mon Dieu ! lui serait-il arrivémalheur !

Disant cela, sa main se porta involontairementvers sa poitrine qu’il pressa.

Ce geste n’appartenait pas à son inquiétude depère. C’était une souffrance physique qui le lui arrachait. Ilavait faim.

Ses provisions étaient épuisées depuisl’avant-veille.

Reine devait le savoir, et Reine ne venaitpas.

Reine qui était la fille courageuse etdévouée !

Il ne sentit pas longtemps ce mal de la faimqui brise les plus forts, car son cœur saigna tout de suite à lapensée de sa fille.

Et la douleur morale tue bientôt la douleurphysique.

Mais cette absence de Reine pouvait êtreexpliquée. Depuis deux nuits, la mer se trouvait haute à l’heure oùla jeune fille traversait d’ordinaire l’espace qui sépare les deuxmonts. Peut-être attendait-elle, cachée quelque part dans lesRochers du Mont-Saint-Michel.

Hue de Maurever allait lentement, suivant lecours de l’eau.

À mesure que la raison lui donnait des motifsde penser qu’aucun malheur n’était tombé sur Reine, la faim parlaitde nouveau et plus fort.

Ce n’était pas un gourmet que ce chevalieraustère.

Et pourtant des rêves sensuels voltigeaient ence moment autour de son cerveau fatigué.

Qui de vous a eu faim ? J’entends la faimqui tord les muscles de la poitrine et fait monter à la tête ledélire furieux.

La faim qui est à votre faim quotidienne ceque la mort est au sommeil, ce que le gril des martyrs est au foyerqui chauffe doucement la semelle de vos souliers.

La faim, le grand supplice !

Vous n’avez jamais eu faim ? tantmieux ! que Dieu vous en préserve !

Celui qui écrit ces pages a eu faim. Il saitquelques-unes des phases de cette lente et terrible agonie.

Il est un moment bizarre où la faim raille etjoue. On est encore bien loin de la mort. On souffre, mais la forcen’est presque pas entamée, les jambes restent fermes, et c’est àpeine si quelques éblouissements courent au-devant des yeux.

On a des rêves, tout éveillé ; entrequatre murs, le phénomène du mirage se produit.

Le vide se meuble. Tout ce qui se mange vientse ranger sur la pauvre table nue. L’étalage d’un marchand devictuailles n’est rien auprès du magnifique buffet que sait vousdresser la faim.

Hue de Maurever en était là.

Il ne demandait qu’un morceau de pain, et lafaim généreuse lui prodiguait un festin de roi.

Oh ! les riches pièces de venaisonfumantes ! Les jambons, les langues de bœuf, le faisan quigarde son noble plumage !

Les pâtés, dressant sur le lin blanc leurfantasque architecture !

Et les épices, et les pyramides defruits : la poire dorée, la pêche de velours, le raisintransparent et blond !

Et le vin vermeil qui brille dans l’or ciselédes grandes coupes !

Monsieur Hue voyait toutes ces belles chosesen marchant le long de la grève.

Un morceau de pain !

Au manoir de l’Aumône, – un beau nom pourla maison d’un gentilhomme, – la table était loin d’êtresomptueuse ; mais il y avait simple et noble abondance.

La dernière fois que monsieur Hue avait soupéau manoir de l’Aumône, on mit sur la table un certain haut-côté desanglier, large, dodu, énorme.

Monsieur Hue s’en souvenait de ce généreuxplat : il le voyait, il avait l’eau à sa bouche.

Un morceau de pain ! un morceau depain !…

Ce fut comme un miracle. Au moment où monsieurHue se retournait pour regagner sa retraite, car il lui semblaitque le voile protecteur de la brume allait s’éclaircir ; aumoment où, répondant à la fois à son anxiété de père et aux cris deson estomac en révolte, il murmurait : « Ce soir, elleviendra ! » la manne lui apparut.

Elle ne tombait point du ciel, la manne ;elle glissait sur la mer.

C’était un panier, un joli petit panier,tressé délicatement, d’où sortait le bout d’un pain de froment.

Cette fois, point d’illusion, c’était bien unpain, un bon gros pain, comme on les fait du côté deSaint-Jean.

Le panier allait, entraîné par le reflux.

Monsieur Hue se mit vraiment à courir comme unjouvenceau. En approchant, il put voir que le bon pain était encompagnie.

Le panier contenait en outre un flacon de vinet deux volailles d’un aspect enchanteur.

Monsieur Hue mit ses pieds dans l’eau et sedisposa à saisir le bienheureux panier au passage avec la croix deson épée.

Mais ses doigts se détendirent tout àcoup ; son épée lui échappa : il devint plus pâle qu’unmort et poussa un cri de détresse.

Il avait reconnu le panier de Reine !

Reine ! Sans doute, elle avait essayé detraverser le bras de mer à la nage.

Elle savait que son père l’attendait.

Reine ! oh ! Reine !

Le vieillard mit ses deux mains sur sonvisage, et des larmes coulèrent entre ses doigts tremblants.

Pendant cela le petit panier mignon allait àla dérive, emportant le pain, le flacon et le reste.

Monsieur Hue avait manqué l’occasion.

Maintenant, lors même qu’il l’eût voulu, iln’aurait pu se saisir du panier, qui commençait à s’alourdir et quiallait bientôt sombrer avec sa précieuse cargaison.

Mais monsieur Hue songeait bien à cela.

Sa fille ! sa pauvre belleReine !

Son cœur se déchirait.

Il craignait, en levant les yeux, de voir unlambeau de robe, un voile, un débris, – quelque chosed’horrible !

La brume s’était complètement éclaircie.

Monsieur Hue prit son grand courage et regardadevant lui.

Devant lui, l’eau coulait paisiblement,découvrant de plus en plus la grève.

Au loin, le Mont-Saint-Michel sortait dubrouillard, majestueux et fier, avec sa couronne d’édificeshardis.

Entre lui et le Mont, – dans un rayon desoleil, – une jeune fille courait, gracieuse comme unesylphide.

– Reine ! Reine ! La sylphidese retourna et lança un baiser à travers le bras de mer. Le vieuxMaurever leva au ciel ses yeux mouillés, et remercia Dieu. C’étaitbien Reine qui courait là-bas, en s’éloignant de lui, et c’étaitbien le panier de Reine que le vieux Maurever avait été sur lepoint de saisir avec la croix de son épée. Reine, après avoiréchappé aux deux décharges de la sentinelle qui veillait sur laplate-forme du couvent, s’était perdue dans les rochers quidescendent à la mer du côté de la chapelle Saint-Aubert. Elle avaitattendu là quelque temps ; puis, voyant venir les premièreslueurs de l’aube, elle avait tourné le Mont pour se rapprocher deTombelène. Le reflux n’avait pas encore débarrassé le bras de grèvequi est entre les deux rochers. Reine se trouva en face d’une sortede fleuve au courant rapide. Le jour approchait. Elle voulutprofiter de la brume et se mit vaillamment à la nage. Mais lecourant la prit dès les premières brasses. Elle fut obligée delâcher son panier et de rebrousser chemin.

C’était vingt-quatre heures d’attente pour levieillard qui souffrait.

Reine le savait.

Elle avait le cœur bien gros, la pauvre fille,en traversant la grève ; mais, outre que le reflux avaitemporté ses provisions, elle ne pouvait aller à Tombelène en pleinjour, sans trahir le secret de la retraite de son père.

La route qui lui restait à faire pour regagnerle village de Saint-Jean était longue, car elle ne pouvaittraverser la grève bretonne à cause de la présence des soldats deMéloir. Il lui fallait rester en Normandie jusqu’à la terre ferme,où les haies pourraient alors protéger sa marche.

Elle était lasse et presque découragée.

Si le petit Jeannin ne lui eût point prisl’escarcelle de Méloir, elle aurait attendu la nuit de l’autre côtéd’Avranches, au bourg de Genest ou ailleurs, elle aurait acheté desprovisions, et profité du bas de l’eau, vers le commencement de lanuit, pour passer à Tombelène.

Mais elle n’avait rien ; elle avait toutdonné, pressée qu’elle était de s’enfuir.

Le seul moyen qu’elle eût désormais de seprocurer des vivres, c’était de rôder la nuit prochaine, autour desmaisons de Saint-Jean, et de prendre, au seuil des portes closes,les offrandes déposées pour la fée des Grèves.

Le jour, il fallait qu’elle errât dans lacampagne de Normandie.

Il n’était pas encore midi lorsqu’elle arrivaau bourg d’Ardevon, à une demi-lieue de la rive normande duCouesnon. Elle s’enfonça dans les guérets, et le sommeil la prit,accablée de fatigue, au milieu d’un champ de froment.

Elle ne fit pas comme le petit Jeannin, quidormit douze heures ce jour-là dans sa meule de paille. Elles’éveilla longtemps avant le coucher du soleil, et fit le grandtour pour arriver au village de Saint-Jean à la nuit tombante.

Le manoir était désert lorsqu’elle parvint aupied du tertre. Méloir avait parcouru les bourgs des environs pourpublier, à son de trompe, l’édit ducal. La meute de Rieux reposaiten attendant la chasse de cette nuit. Reine descendit jusqu’auvillage. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre ungrand bruit de clameurs et de rires. Au détour d’une haie, elle vitles pommiers du verger de maître Simon Le Priol s’éclairer d’unelueur rougeâtre. Elle s’approcha ; la haie la protégeaitcontre les regards. Elle distingua bientôt, à la lumière destorches, une foule assemblée : des paysans, des femmes et dessoudards. Un archer nouait une corde à la branche du pommier quiétait devant la maison de Simon Le Priol. Elle s’approcha encore.Elle entendit que les soudards disaient :

– Voler l’escarcelle d’unchevalier ! c’est bien le moins qu’on le pende ! Reines’arrêta toute tremblante. Elle avait deviné.

L’enfant qui l’avait poursuivie sur la grèveallait mourir – et mourir à cause d’elle.

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