La Fée des grèves

Chapitre 25Gueffès s’en va en guerre.

Méloir arrêta son cheval et regarda VincentGueffès. Celui-ci ne baissa point les yeux. Méloir étaitpâle ; des gouttes de sueurs perlaient à ses tempes.

– C’est comme si je vendais mon âme àSatan, murmura-t-il ; mais peu importe ! Tu auras lescent écus d’or, la tête du petit Jeannin et la jolieSimonnette.

– Quels sont mes gages ?

– Ma foi de chevalier que je tedonne.

Vincent Gueffès aurait peut-être préféré autrechose, mais il n’osa pas le dire.

– La foi d’un illustre chevalier tel quevous, répliqua-t-il, vaut toutes les garanties du monde.

Il toucha son cheval pour se mettre sur lamême ligne que Méloir et reprit :

– Le traître Maurever a maintenant de lacompagnie. Les gens du village ont été le rejoindre, après que vossoldats… car ce sont bien vos soldats qui ont mis le feu,messire ! Moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les enempêcher…

– Je m’en fie à toi, maîtreVincent !

– Je suis un homme de paix, messire, etcette catastrophe m’a gravement saigné le cœur. Nous trouveronsdonc, disais-je, auprès du traître Maurever, les manants du villagede Saint-Jean, plus sa fille Reine, qui se moqua si bien de vousl’autre nuit, en coupant les cordons de votre escarcelle…

– C’était Reine ! s’écriaMéloir.

– Elle aurait pu vous donner de votrepropre dague dans la gorge, messire, et les rieurs seraient restésde son côté. Je continue : nous trouverons probablement aussicette bouture de chevalier, messire Aubry de Kergariou.

– Celui-là, que Dieu leconfonde !

– Amen ! mon cherseigneur ! En conséquence, ce n’est plus une meute qu’il nousfaut, mais une armée.

– Une armée ! dit Méloir en haussantles épaules, une armée pour réduire deux douzaines de patauds etquelques femmes. Sont-ils donc dans une forteresse ?

– Oui, messire, répondit Gueffès.

– Ils ne sont pas au couvent du montSaint-Michel, je pense ! s’écria Méloir. Gueffès secoua latête en ricanant.

– Ma foi, répondit-il, s’ils n’y sontpas, c’est qu’ils n’y veulent point être ; car votre ducFrançois est terriblement en baisse parmi les bons moines. Mais,enfin, ils n’y sont pas. Seulement, des murs du couvent quidominent la ville, on les voit assez bien…

– Ils sont à Tombelène !

– Vous l’avez dit, messire. On les voitassez bien remuer leurs roches et clore leur enceinte. Il y a debons bras parmi eux, mon cher seigneur, et de bonnes têtes, carleur petit fort prend tournure.

– Hommes d’armes ! criaMéloir : au galop !

Les lourds chevaux frappèrent le sable enmesure. On passait devant le bourg de Saint-Georges.

Gueffès, quoique un peu maquignon, n’était pasun écuyer de première force.

Il se prit à la crinière de sa monture etgalopa ainsi aux côtés de Méloir.

Plusieurs fois il voulut poursuivre laconversation, mais le mouvement de son cheval et le vent de lagrève lui coupaient la parole.

Quand la cavalcade traversa le lieu où lepauvre village de Saint-Jean élevait naguère ses huit ou dixchaumines, Méloir détourna la tête.

Vincent Gueffès pensait :

– Toutes ces bonnes gens se moquaient demoi. On riait quand je passais. Les enfants disaient : voicivenir la mâchoire du Normand… la mâchoire avait des dents, elle amordu, voilà tout.

Et il regardait les places noires quimarquaient l’incendie. C’était un coquin sans faiblesse, n’ayantpas plus de nerfs que de cœur. Placé comme il faut, au temps quicourt, il eût été loin, ce maître Vincent Gueffès ! La troupede Méloir était campée maintenant dans la cour du manoir deSaint-Jean. Les hommes d’armes occupaient la salle où nous avonsassisté à ce triomphant souper de la première nuit. Les chosesavaient beaucoup changé depuis lors, à ce qu’il paraît, bien qu’onne fût séparé de ce fâcheux souper que par quarante-huit heures àpeine.

Dans la cour, les soudards et archers vousavaient une contenance mélancolique. Bellissan, le veneur, lui-mêmegrondait, sans motif aucun, ses grands lévriers de Rieux.

Il était pourtant arrivé dans la journée septou huit lances de Saint-Brieuc avec leur suite.

– Holà, qu’on se prépare à partir !cria Méloir en entrant dans la cour.

D’ordinaire, ce commandement trouvait tous lessoldats alertes et joyeux. Ce soir, ils s’ébranlèrent lentement etcomme à contrecœur.

Était-ce conscience de leur méfait de la nuitprécédente ? On n’oserait point l’affirmer. En tout temps, lesoldat se pardonna bien des choses à lui-même, mais ces hommesd’armes qui venaient d’arriver apportaient des nouvelles.

La main de Dieu était sur le duc François deBretagne.

Tout le monde l’abandonnait à la fois.

Et tout le monde attendait avec une sévèreimpatience le moment fatal, fixé par la citation de monsieurGilles.

Personne, d’ailleurs, ne doutait que Françoisne dût aller, avant quarante jours écoulés, devant le terribletribunal où l’appelait son frère.

Car, l’histoire, si variable en ses autresenseignements, ne s’est jamais démentie sur ce fait : lesprinces à qui la Pensée religieuse a déclaré la guerre sontperdus :

Soit qu’une excommunication tombe sur leurtête rebelle des hauteurs du Vatican, soit que la consciencepopulaire se mette aux lieu et place des foudres de l’Église.

Ici, c’était la voix du sépulcre qui s’étaitélevée, et la voix des morts, comme la voix du pape ou la voix dupeuple, est la voix de Dieu.

Au moment où le chevalier Méloir passait leseuil de la salle où étaient rassemblés ses hommes d’armes, unediscussion très vive et très échauffée cessa brusquement.

Méloir n’en put entendre que quelquesmots ; mais ce qui suivit fut une explication parfaitementsuffisante.

Kéravel et Fontebrault se levèrent en mêmetemps à son approche.

– Messire, lui dit Kéravel ; je m’envais retourner à mon manoir du Huelduc, devers Hennebon, sauf votrebon vouloir.

– Et pourquoi cela ? demanda lechevalier en fronçant le sourcil.

– Parce que mes moissons se font mûres,répondit le brave homme d’armes avec embarras.

– Du diable si tu te soucies de tesmoissons, toi, Kéravel ! Mais va-t’en où tu voudras, tu eslibre.

– En vous remerciant, messire. Kéraveltourna les talons – Et toi, Fontebrault, dit Méloir, est-ceque tu aurais aussi fantaisie d’aller voir mûrir tesseigles ?

– J’ai reçu avis, répliqua gravementFontebrault, que madame ma femme est en voie de délivrance.

– Sarpebleu ! s’écria Méloir ;c’est affaire du médecin-chirurgien, mon compagnon.

– Sauf votre bon vouloir, messire, jevais m’en retourner du côté de Lamballe, où est ma demeure.

– Sarpebleu ! sarpebleu !Fontebrault prit congé. Méloir jeta un regard oblique sur leshommes d’armes qui restaient. Il vit Rochemesnil qui se levait.

– Toi, tu n’as ni moissons ni femme,Rochemesnil ! s’écria-t-il ; je te préviens qu’il y abataille cette nuit. Si tu veux t’en aller après cela, honte àtoi !

– S’il y a bataille, je reste, repartitRochemesnil ; mais après la bataille, je m’en vais.

– Où ça ?

– Devers Guérande, où feu monsieur moncousin Foulcher m’a laissé des salines sous son beau château deCarheil.

Méloir se laissa choir sur l’unique fauteuilqui fût dans la salle.

– Sarpebleu ! sarpebleu !sarpebleu ! grommela-t-il par trois fois. Et c’était preuved’embarras majeur.

– En sommes-nous donc là déjà ?reprit-il ; je croyais que nous avions encore, au moins, unevingtaine de jours devant nous.

Comme on le voit, entre lui et les autres, cen’était qu’une question de semaines. Il demeura un instantpensif ; puis il se redressa tout à coup.

– Allons ! Rochemesnil, dit-il,va-t’en voir les salines que t’a laissées feu monsieur ton cousinFoulcher de Carheil et que le diable t’emporte !

Rochemesnil ne se le fit pas répéter.

Méloir regarda ceux qui restaient.

– Voilà les brebis parties, s’écria-t-il.Il ne reste plus céans que les loups. Sarpebleu ! mes fils,une dernière danse et qu’elle soit bonne ! Après, s’il lefaut, nous aurons toute une quinzaine pour faire notre paix avec lefutur duc, que saint Sauveur protège ! ajouta-t-il en touchantla toque qui remplaçait, sur sa tête, le casque conquis par Aubryde Kergariou.

Ce bout de harangue fit un assez bon effet.Péan, Coëtaudon, Kerbehel, Corson, Hercoat et d’autres encore selevèrent et dirent :

– Nous sommes prêts.

– Donc, commençons le bal ! ordonnaMéloir. Chacun s’arma. On ne laissa pas un seul soldat au manoir.Bellissan fut chargé d’emmener les lévriers qu’on devait parquersous la chapelle Saint-Aubert au mont Saint-Michel, afin de couperla retraite aux proscrits s’il s’avisaient de vouloir tenter lafuite à travers les grèves.

À la nuit tombante, la cavalcade sortit dumanoir, suivie par les archers et les soldats en bon ordre.

Maître Gueffès était de la partie.

Son souhait se trouvait, du reste, accompli.C’était une véritable armée, une armée trois fois plus forte qu’ilne fallait, selon toute apparence, pour réduire les pauvres gensréfugiés à Tombelène.

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