La Fée des grèves

Épilogue : Le repentir.

Le dix-huit juillet de l’an 1450, vers neufheures du matin, une cavalcade suivait la route d’Ancenis à Nantes,le long des bords de la Loire.

Il faisait un temps sombre et pluvieux. Lamagnifique rivière coulait morne et sans reflet sous le ciel noir.La cavalcade se composait d’un chevalier, d’un homme d’armes etd’une jeune dame. Quelques gens de service suivaient.

Quand la cavalcade arriva aux portes deNantes, les gardes inclinèrent leurs hallebardes avec respectdevant le chevalier, qui était d’un grand âge.

La cavalcade passa.

Les gardes se dirent :

– Voici monsieur Hue de Maurever quivient prendre sa revanche contre le duc François.

Et le moment était bien favorable, en vérité.Le duc François se mourait d’un mal inconnu, dont les premièresatteintes s’étaient déclarées en la ville d’Avranches, le soir duservice funèbre célébré dans la basilique du mont Saint-Michel,pour le repos et le salut de l’âme de monsieur Gilles deBretagne.

Le 6 juin de la même année de grâce, quarantejours en ça. Le duc François avait tenu cour plus brillante quejamais prince breton.

Mais par la ville on disait que la cour du ducFrançois entourait maintenant monsieur Pierre de Bretagne, sonfrère et son successeur.

Quelques vieux serviteurs restaient auprès dulit où le malheureux souverain se mourait, avec madame Isabelled’Écosse, sa femme et ses deux filles.

Par la ville, on disait encore que le doigt deDieu était là.

Devant la justice du châtiment, l’ingratitudedes courtisans disparaissait aux yeux de la foule.

Nantes était alors la capitale de ce rude etvaillant pays qui gardait son indépendance entre deux empiresennemis : la France et l’Angleterre.

Nantes était une ville noble, mirant dans laLoire ses pignons gothiques, et fière d’être reine parmi les citésbretonnes.

La cavalcade allait sous la pluie, dans lesrues bordées de riches demeures.

Monsieur Pierre de Bretagne habitait l’hôtelde Richemont, ancien fief de son frère Gilles.

À la porte de l’hôtel, il y avait fouled’hommes d’armes et de seigneurs, qui se tournaient, comme ilconvient à la sagesse humaine, du côté du soleil levant.

Hommes d’armes et seigneurs se dirent aussi envoyant passer la cavalcade :

– Voici monsieur Hue de Maurever quivient prendre sa revanche contre le duc François. Et n’était-ce pasjustice ?

Le duc François l’avait traqué comme une bêtefauve. Le duc François avait mis sa tête à prix !

La ville était triste. Les ruisseaux fangeuxroulaient à flots une eau grisâtre. Les murs des maisons, détrempéspar la pluie, donnaient aux rues un aspect lugubre.

Les cloches de la cathédrale tintaient uncarillon à basse volée qui prolongeait ses vibrations monotones etfunèbres.

À peine voyait-on, à de larges intervalles, unpauvre homme ou un bourgeois emmitouflé se risquer sur le pavémouillé.

Mais, sur le pas des portes et sous lesporches, les commérages allaient leur train, et partout onentendait, comme si ç’avaient été les parolesde ce chantdolent radoté par les cloches :

– Le duc se meurt ! le duc semeurt ! Monsieur Hue pressait la marche de sa monture. À sescôtés chevauchait Reine, qui était bien pâle encore de sa blessure,mais qui était belle comme les anges de Dieu.

Aubry suivait Reine.

À deux jours de là, l’église d’Avranchess’était illuminée pour une douce fête : le mariage d’Aubry deKergariou avec Reine de Maurever. Mais la bénédiction nuptialen’avait point été prononcée. Une heure avant la messe, un religieuxdu couvent de Dol avait dit à monsieur Hue :

– J’arrive de Bretagne. Notre seigneur leduc François attend sa fin le dix-huitième jour de juillet, termede l’appel qui lui fut donné par vous au nom de feu son frère.Notre seigneur souffre bien pour mourir. Ses amis l’ont abandonné.Sa dernière heure sera dure.

Monsieur Hue ordonna qu’on éteignît lescierges, et fit seller son cheval – Enfants, dit-il à Reine età Aubry, vous avez le temps d’être heureux. Il partit. Et ilarrivait à Nantes juste le dix-huitième jour de juillet, terme del’appel. Il était dix heures du matin quand la cavalcade passadevant le palais ducal. Monsieur Hue mit pied à terre au bas duperron avec sa fille et Aubry de Kergariou. Il entra sans prononcerune parole et prit tout droit le chemin connu de la chambreducale.

Sur les marches de l’escalier où jadissonnait, tout le jour durant, le pied de fer des sentinelles, il yavait un petit enfant qui pleurait.

Le petit enfant pleurait, parce que deux beauxchiens de courre, de ceux qu’on appelait fidéliens, etdont les statues de marbre sont aux pieds des ducs de Bretagne,couchés sur leurs tombeaux, refusaient de jouer avec lui.

Les deux chiens étaient étendus, le colallongé, la tête renversée, et hurlaient plaintivement.

Hue de Maurever s’arrêta. Son cœur se serrait.Cette solitude avait quelque chose de poignant et de terrible, pourl’homme qui avait vu à d’autres époques le palais ducal encombréd’or et d’acier retentir de bruits si joyeux.

– Monseigneur le duc est-il en son réduitordinaire ? demanda-t-il à l’enfant.

– Monseigneur le duc est à l’hôtel deRichemont, répondit celui-ci sans hésiter ; quand il va venirici, les chiens sauteront et l’on pourra jouer. Je parle du ducPierre, qui se porte bien, oui !

– Le duc François est-il donc déjàmort ?

– Oh ! non ! répliqua l’enfantavec un soupir ; on disait qu’il mourrait ce matin, mais il nemeurt pas encore ! Monsieur Hue monta les degrés.

Aubry et Reine le suivirent, la tête baissée.L’enfant disait :

– Oui, oui, le duc Pierre se portebien ! Il amènera des soudards ; il leur donnera du vin.Les soudards chanteront ; les chiens sauteront, et l’onrira !

Tout ragaillardi par cette pensée, le blondchérubin fit la cabriole sur les dalles du vestibule etcria :

– Maître Guinguené ! as-tu bientôtfini de souder le cercueil ? Maître Guinguené était plombierjuré de la cour. Monsieur Hue le trouva sur le palier, soudant avecsoin le cercueil où l’on allait mettre le duc François. Le ducFrançois, de sa chambre, pouvait entendre le marteau du maîtreGuinguené, plombier de la cour. Monsieur Hue poussa la porte desappartements.

Les ducs de Bretagne étaient des souverainspuissants, plus puissants que ces fameux ducs de Bourgogne, dont leroman historique et l’histoire romanesque ont enflé à l’envil’importance.

La cour de Bretagne était une des plusbrillantes cours du monde.

Ce palais silencieux et désert, où le plombiersoudait sa boîte mortuaire en fredonnant, parlait si haut desvanités humaines que toute réflexion serait superflue.

Dans les appartements, ornés avecmagnificence, il n’y avait personne.

Seulement, trois femmes priaient devantl’autel du petit oratoire gothique.

C’étaient Isabelle d’Écosse, la duchesserégnante, et ses deux filles.

Au bruit que firent en entrant monsieur Hue,Reine et Aubry, madame Isabelle se retourna.

Elle laissa échapper un geste d’effroi.

– Oh ! messire Hue, dit-elle enpleurant, c’est le quarantième jour. Vous n’aurez pas besoin derépéter votre appel impitoyable !

Les deux jeunes filles se cachaient derrièreleur mère. Cet homme était pour elles le messager de la colère deDieu. Hue de Maurever prit la main de la duchesse et la baisarespectueusement.

– Madame, répliqua-t-il, j’ai suivi lesordres de mon maître mourant. Maintenant, je suis l’ordre de Dieu,qui m’a dit par la voix de ma conscience : Va vers tonseigneur abandonné. Fais avec ta famille une cour à son agonie.

– Est-ce vrai, cela, messire ?s’écria Isabelle, qui se redressa.

– Je suis bien vieux, madame, et je n’aijamais menti.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, laduchesse, se baissant à son tour, mit ses lèvres sur la rude maindu chevalier.

– Allez ! allez, dit-elle ;notre seigneur a grand besoin d’aide à l’heure de sa mort.

Dans la pièce qui précédait la retraite dumalade, Jacques Huiron, médecin, composait des vers latins enl’honneur de Françoise d’Amboise, femme du duc Pierre.

– Il en a bien encore pour une heureavant de trépasser, grommela-t-il ; c’est long ! La finde l’hexamètre est évidemment Francesca, coronam… Fran-cescaco-ro-nam ! Tout le monde s’appelle Françoise, Françoisede Dinan, Françoise d’Amboise, Françoise la Chantepie… C’estégal :

Ille ego qui medicus primun,

Francesca coronam,

Carmin cantabam…

C’est contourné, subtil, joli. « Je suis,ô Françoise, le premier médecin dont les vers aient chanté votrecouronne ! » Francesca coronam. Ca, co… Enfinn’importe !

Monsieur Hue, Aubry et Reine étaient auprès dulit de leur souverain.

François ouvrit les yeux. Son meilleur ami nel’eût pas reconnu.

– Gilles, mon frère, prononça-t-il d’unevoix brève et haletante ; c’est à l’heure de midi que votreappel me fut dénoncé. À l’heure de midi, je serai à votre face,sous la main de notre Seigneur Dieu !

Aubry et Reine s’agenouillèrent. Monsieur Hueresta debout.

– Gilles, mon frère, reprit le moribond,je te le jure sur le restant d’espoir que je garde de fléchir lajustice divine : Je t’aimais. Ce sont les méchants conseillersqui m’ont perdu, Olivier de Méel, Arthur de Montauban et d’autres…et d’autres… car ils fourmillent autour des princes !

– Holà ! s’écria-t-il en apercevantmonsieur Hue ; gardes ! à moi !

Monsieur Hue inclinait en silence sa têtevénérable. François tremblait. Ses draps se mouillaient desueur.

– Que veux-tu ? murmura-t-il.

– Faire hommage à mon seigneur, réponditMaurever, et lui apporter ma vie. François se souleva sur lecoude :

– Je te connais… tu es un chrétien et unchevalier ; tu ne mens pas, toi ! parle-moi de monfrère !

– Je vous parlerai de vous, s’il vousplaît, mon seigneur, et de la miséricorde infinie du ciel.

– Approche, dit le duc avecbrusquerie ; quand je vais mourir, veux-tu sauver monâme ?

– Oui, sur le salut de lamienne !

– Donne-moi ta main. Maurever obéit. Lesdoigts de François étaient de marbre.

– Qui est ce jeune soldat ?demanda-t-il en regardant Aubry.

Puis, avant qu’on eût le temps de luirépondre, il ajouta en fronçant le sourcil :

– Je le reconnais ! je lereconnais ! J’entends encore le bruit de son épée tombant surles dalles de la basilique. C’est le premier qui m’aitabandonné !

– C’est le dernier qui vous abandonnera,monseigneur, murmura Reine doucement. Aubry avait la main sur soncœur. Il ne répondit point.

– Lève-toi, lui dit le duc. Aubry seleva.

– De par Dieu et monsieur saint Michel,reprit le mourant, je te fais chevalier, Aubry deKergariou !

– Monseigneur… voulut s’écrier Aubry.

– Silence ! Soulève cette draperiequi est au-dessus du prie-Dieu. Le rideau glissa sur sa tringle, etl’on vit le portrait en pied de Gilles de Bretagne en costume deguerre.

Le duc fit le signe de la croix. Tout le monderestait muet.

– Écoute-moi, messire Hugues, dit le duc,dont la voix s’affermit ; il t’aimait parce que tu l’aimais.Quand mon dernier souffle s’arrêtera sur ma lèvre, et ce serabientôt, va ! tu iras à ce portrait et tu diras : Gillesde Bretagne, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner à ton frère.Le feras-tu ?

– Je le ferai. François remit sa tête surl’oreiller. Reine lui passa au cou son reliquaire. Monsieur Hue etAubry priaient à haute voix.

Les prêtres vinrent, puis le médecin, quicherchait son second distique. Puis la duchesse Isabelle avec sesdeux enfants.

Au premier coup de midi, François poussa unlong soupir.

– Gilles de Bretagne ! prononçaMaurever, avec force, au nom de Dieu, je t’adjure de pardonner àton frère ! Le mort eut comme un sourire.

** * *

On disait aux abords de l’hôtel deRichemont :

– Monsieur Hue aura ce qu’il voudra duduc Pierre. Mais monsieur Hue ne voulait rien.

Trois jours après, Reine de Maurever étaitdame de Kergariou.

Le festin de noces eut lieu au manoir deSaint-Jean, dans cette salle où la Fée des Grèves avait enlevél’escarcelle du chevalier Méloir, entouré de ses hommesd’armes.

Simonnette devient, le même jour, la femme dupetit Jeannin.

Et le frère Bruno fut de la noce, par licencespéciale.

Cela lui rappela tant et tant de bonnesaventures, que les oreilles des convives en tintaient encore aubout de deux semaines.

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