La Fée des grèves

Chapitre 21La rubrique du chevalier Méloir.

Il faisait grand jour maintenant, et, bien quele sol du cachot fût encaissé profondément, Aubry et le chevalierpouvaient se voir.

Le chevalier s’était arrangé de son mieux surla paille et paraissait bien décidé à ne point abréger savisite.

– Te souviens-tu, mon cousin Aubry,dit-il, d’une conversation que nous eûmes ensemble non loin d’ici,sur la route d’Avranches au Mont ? Tu portais la bannière demonsieur Gilles ; moi, je portais la bannière de Bretagne. Tujugeais sévèrement notre seigneur le duc ; moi qui ai plusd’âge et d’expérience, j’étais plus indulgent. Nous en vînmes àparler de nos dames, car il faut toujours en venir là, et nous nousaperçûmes que nous étions rivaux. Eh bien ! Aubry, la main surle cœur, cela me fit de la peine pour toi.

Aubry eut un dédaigneux sourire.

– Il ne s’agit pas de cela, dit Méloir,ton sourire fait bien sous ta moustache naissante, mais comme ELLEn’est pas là, ton sourire est perdu. Il ne s’agit pas du tout,entre deux hommes qui se disputent une belle, de savoir lequel desdeux elle aimera.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Il s’agit de savoir lequel des deux endéfinitive sera son seigneur et maître. Or, j’avais de la peinepour toi, mon cousin Aubry, parce que je savais d’avance que tu negagnerais pas la partie.

– Je ne l’ai pas perdue encore, murmuraAubry. Le regard du chevalier se fixa sur lui à la dérobée, vif etperçant. Puis il examina le cachot en détail comme s’il eût vouluguérir une crainte fâcheuse qui lui était venue tout à coup.

Cette boîte de granit était bien faite pourchasser toute inquiétude.

– Figure-toi, cousin Aubry, dit-il,qu’une idée folle vient de me traverser la cervelle. La manièredont tu as prononcé ces paroles : « Je ne l’ai pas encoreperdue ! » m’a sonné à l’oreille comme une menace. J’aipensé que tu avais peut-être un moyen de trouver la clé des champs.Or, si tu la trouvais, la clé des champs, ta partie ne seraitvraiment pas trop mauvaise.

Le regard d’Aubry se releva lentement.

– Voilà qui commence à piquer tacuriosité, n’est-ce pas ? interrompit Méloir. Je pourrais tetenir rigueur à présent, car tu n’as pas été aimable avec moi, maisje suis bon prince et n’ai point de rancune. Je vais te parlerabsolument comme si tu m’avais reçu à bras ouverts. Oui, mon cousinAubry, la chance tourne, et si tu étais en liberté, tu aurais,comme on dit, les quatre as de la quinte de grande séquence, quimarquent, (ensemble le point) quatre-vingt-dix sans jouer. Etalors, moi, je me trouverais repic avec ma fameuse maxime : ilvaut mieux se faire craindre qu’aimer, car je n’aurais plus même lemoyen de me faire craindre.

Aubry écoutait de toutes ses oreilles.

Méloir fit une pause.

Il semblait jouir de l’attention nouvelle quelui prêtait son compagnon.

– Mais, reprit-il avec un gros rirerailleur, il te manque justement la clé des champs, mon cousinAubry, et ce n’est pas moi qui te la donnerai ! Voilà debonnes murailles, ma foi ! mon jeu vaut mieux que le tien. Ont’aime, mais j’épouserai. N’y a-t-il pas de quoi rire ?

– Quand on est un mécréant sans foi nihonneur… commença Aubry.

– Fi donc ! tu en arrives tout desuite aux gros mots. Ta position te protège, mon cousin, ce n’estpas généreux.

– Fais-moi descendre en grève, s’écriaAubry, donne-moi une épée, et prends avec toi deux ou trois de tesroutiers, tu verras si je soutiens mes paroles !

– Bien riposté ! Mais nous sommestrop vieux, mon cousin, pour nous laisser prendre ainsi. Je tetiens quitte de toute réparation. Tu es le plus vaillant écuyer dumonde, voilà qui est dit. Si nous étions tous deux en grève, tu mepourfendrais, comme Arthur de Bretagne pourfendit le géant du montTombelène, voilà qui est convenu… En attendant, causonsraison ; il me reste à t’apprendre pourquoi ta partie seraitsi belle, si une bonne fée venait, par aventure, briser tes fers etpercer les murailles de ton cachot. Les choses ont bien marchédepuis le huitième jour du présent mois de juin qui va finir.François de Bretagne est demeuré frappé de la citation solennelle àlui portée par le vieux Maurever. Il a vieilli de dix années endeux semaines. Sans cesse il pense au dix-huitième jour de juillet,qui est le jour fixé pour sa comparution devant le tribunal deDieu. Et ses médecins ne savent pas s’il atteindra ce terme, tantla vie s’use vite en lui. Or, le soleil couchant n’a plus guèred’adorateurs : les mages vont au soleil qui se lève ; ence moment où je te parle, un homme résolu qui déploierait au ventun chiffon armorié en criant le nom de monsieur Pierre, le futurduc, mettrait en fuite mes cavaliers et mes soudards, comme unetroupe d’oies effrayées.

Aubry baissait la tête pour cacher le feuqu’il sentait dans ses yeux.

Il songeait à son barreau de fer coupé auxtrois quarts.

Dans quelques heures il pouvait êtrelibre.

Il avait besoin de toute sa force pourcontenir le cri de joie qui voulait s’échapper de son cœur.

Méloir qui lui voyait ainsi la tête basse,triomphait à part soi.

Il poursuivit :

– Mais qui diable songerait à jouer cejeu, sinon toi, mon cousin Aubry ? Le vieux Maurever, qui estun saint, – cela, je le proclame ! – aimerait mieuxse faire tuer cent fois que de lever la bannière de la révolte. Etnotre petite Reine n’est qu’une femme, après tout.

– Oh ! gronda Aubry, feignant ledésespoir et la rage, être obligé de rester là comme une bête fauvedans sa cage de fer !

– C’est désolant, je ne dis pas non, carje travaille, moi, pendant ce temps-là, mon cousin Aubry. Si basque soit le duc François, j’ai toujours bien une quinzaine devantmoi, et je m’en demande pas tant, par Dieu ! Dans trois joursj’aurai fait mon affaire…

– Trois jours ! répéta Aubryplaintivement.

– Au plus tard. J’oubliais de te ledire : cette fatigue qui m’oblige à m’asseoir sur ta paillevient de ce que j’ai fait un petit tour de chasse cette nuit dansles grèves.

– Ah ! fit Aubry qui seredressa ; j’avais bien cru entendre…

– Les cris de ma meute ? interrompitMéloir ; ah ! les chiens endiablés ! Quelle vie ilsont menée ! Figure-toi qu’ils sont venus jusque dans lesroches au pied du Mont. Cette nuit nous les mènerons àTombelène.

Un frisson courut dans le sang d’Aubry, maisil garda le silence.

– D’ailleurs, poursuivit Méloir, c’est duluxe que cette meute. Je l’ai fait venir pour me donner des airs degrandissime zèle, car je sais un coquin qui me mènera, dès que jele voudrai, à la retraite de Maurever.

Aubry ne respirait plus. Le chevaliers’arrangea sur la paille et chercha ses aises.

– Ce n’est pas là le principal,dit-il ; ce que je veux t’apprendre, c’est ce qui a trait ànotre fameuse partie, c’est le moyen que j’emploierai pour obtenirla main de notre belle Reine.

– La violence ? murmura Aubry.

– Fi donc ! tu ne me connais pas. Labelle avance de se faire craindre, pour en arriver à menacer commeun brutal ! Ce ne serait vraiment pas la peine. Se fairecraindre, mon cousin Aubry, c’est comme je te l’ai dit déjà, legrand secret d’amour, mais à la condition d’avoir en soi, quand onuse de ce cher talisman, tout ce qu’il faut pour plaire. Or, malgréles quinze ou vingt années que j’aie de plus que toi, Aubry, monami, je porte encore assez galamment mon panache ; ma jamben’enfle pas trop le cuissard : regarde ! et dans cecorselet d’acier, ma taille conserve sa souplesse. Laviolence ! sarpebleu ! les voilà bien, ces jouvenceaux,qui frapperaient les femmes s’ils ne soupiraient pas en esclaves àleurs pieds ! Nous autres chevaliers, – et Méloir seredressa, ma foi, d’un grand sérieux, – nous avons d’autresrubriques. Et pour ton édification, mon cousin Aubry, je vais t’enenseigner une.

Il s’interrompit et son gros rire lereprit.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, pourle coup, te voilà qui dresses l’oreille ! Il faut, en vérité,que je sois un bien bon parent, ou que j’aie confiance majeure dansles verrous de messer Jean Gonnault, prieur des moines du montSaint-Michel, pour te montrer comme cela le fond de mon sac. Maisje ne me souviens pas d’avoir vu jamais une figure plus drôle quela tienne, mon cousin Aubry : je m’amuse à te contempler commeon s’amuse à regarder un mystère ou une sotie,représentée par d’habiles histrions.

Ce fut au tour du prisonnier de froncer lesourcil. Méloir prenait rondement sa revanche.

– Ne te fâche pas, continua-t-il, etlaisse-moi me divertir. Voici donc la rubrique annoncée :J’arrive à la retraite de monsieur Hue de Maurever, mon futur etvénéré beau-père, je l’arrête au nom du duc François, lui, sa filleet sa suite, s’il en a, par fortune, ce que je ne crois guère. Jeles emmène. Tu suis bien, n’est-ce pas ? En chemin, je poussemon cheval aux côtés du sien et je lui dis :

– Sire chevalier, je fus de vos amis, etvous avez dû vous étonner grandement de me voir prendre le rôle quiest présentement le mien.

Il ne répond que par un regard de dédain.J’insiste. Il m’envoie au diable.

Tu vois que je mets tout au pis, moncousin.

J’insiste encore et je lui dis avectristesse :

– Vous m’avez bien mal jugé, Hue deMaurever. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous. Dès lapremière heure où vous avez été en danger, j’ai voulu vous sauver,fût-ce au péril de ma propre vie !

Naturellement il ouvre une oreille, car enfin,dès qu’une énigme est posée, on aime à en savoir le mot. Moi, jesalue respectueusement, et je fais mine de vouloir me retirer. Ilme retient en disant :

– Je ne vous comprends pas. À moins qu’ilne préfère dire :

– Expliquez-vous. Je lui laisse le choixentre les deux tournures. Je reviens aussitôt d’un air humble etaffectueux. Je reprends :

– Messire Hue, j’aime votre fille…

– Et à ce coup, il te tourne le dos,malandrin que tu es ! interrompit Aubry.

– Je crois que tu as raison, répondittranquillement Méloir ; à cet aveu il devra me tourner le dos.C’est la crise. Mais je ne me démonte pas, et j’ajoute d’un tonpénétré :

– Pensez-vous, messire Hue, qu’avec unpareil amour, j’aie pu, un seul instant ?… Il m’interrompt parun rude :

– En voilà assez !

Car il faut faire la part de sa mauvaisehumeur. Moi, je m’écrie :

– Ah ! messire Hue ! l’accusé adu moins le droit de la défense ; au moment où je vous aidit : j’aime votre fille, vous avez cru deviner le mobile dema conduite, vous avez pensé : le chevalier Méloir veut nousconduire aux pieds du duc François, livrer ma tête et demander pourrécompense la main de ma fille…

Si je puis verser une larme en cet endroit,mon cousin Aubry, tout est dit ! Si je ne peux pas verser unelarme, je ferai semblant de m’essuyer les yeux et je poursuivraiavec chaleur :

– Hélas ! messire Hue, tel n’estpoint mon dessein. Je ne suis qu’un pauvre gentilhomme, c’est vrai,mais j’ai le cœur aussi haut qu’un roi. Mon dessein, c’était deprendre l’emploi de vous pourchasser, afin qu’un autre, moins ami,n’en fût point chargé. Mon dessein était, le premier jour commeaujourd’hui, de venir à vous et de vous dire : « La terreNormande est là, sous vos pieds, messire Hue ; vous êteslibre. Que Dieu vous garde… »

– Ah ! scélérat maudit !s’écria Aubry, qui avait de la sueur aux tempes.

– Aimerais-tu mieux me voir te livrer augrand prévôt du duc François ? demanda Méloir en ricanant.

– Je voudrais te voir en champ clos etl’épée à la main, charlatan d’honneur !

– Puisque tu te fâches ainsi, mon cousinAubry, interrompit Méloir en se levant, c’est que ma recette estbonne et qu’elle doit réussir.

Aubry se leva également.

– Oui, elle est bonne, ta recette !balbutia-t-il d’une voix entrecoupée par la fureur ; Hue deMaurever, qui est la générosité même. Et peut-être que Reine poursauver la vie de son père…

– Par saint Méloir ! s’écria lechevalier, chacune de tes paroles me ravit d’aise, mon cousin. Ilparaît décidément que j’ai touché le joint.

La colère bouillait dans le cœur d’Aubry.L’effort même qu’il faisait pour se contenir était un aliment à safureur. Méloir le regardait d’un air provocant.

– Et maintenant, reprit-il, je n’ai plusrien à te dire, mon pauvre cousin. Au revoir, et bien de larésignation je te souhaite. Quand nous nous retrouverons, je teprésenterai à ma dame.

La rage du jeune homme fit explosion en cemoment. Toute idée de prudence avait disparu en lui.

– Lâche ! lâche ! lâche !s’écria-t-il par trois fois en s’adossant contre la porte ; tume retrouveras plus tôt que tu ne penses… et quand tu ouvriras labouche pour tromper le noble vieillard et sa fille, mon épée tefera rentrer le mensonge dans la gorge !

– Ah !… fit Méloir qui recula jusquesous la fenêtre. Aubry aurait voulu rappeler les parolesprononcées. Mais il n’était plus temps.

– Sarpebleu ! dit Méloir, j’étaisvenu un peu pour cela. Il paraît que nous avons, nous aussi, desrubriques ? Il regarda tout autour du cachot une seconde foiset plus attentivement. Aubry s’était recouché sur sa paille ;il ne parlait plus.

Aubry avait les mains libres ; plus d’unefois l’idée lui était venue de s’élancer sur le chevalier ;mais celui-ci était armé jusqu’aux dents, et Aubry n’avait rienpour se défendre.

Après qu’il eut fait son examen, Méloirgrommela :

– Pas une fente où passer le doigt !ce petit-là n’est pas un farfadet, pourtant !

– Ah ! fit-il en se ravisant ;la meurtrière ! Aubry tressaillit de la tête aux pieds. Méloirredressa sa grande taille, et comme sa tête n’atteignait pas encorela meurtrière, il sauta.

– Un lapin passerait bien là !murmura-t-il.

Son regard sembla faire la comparaison de lalargeur de la fenêtre avec l’épaisseur du corps d’Aubry.

– Si le barreau était coupé… pensa-t-iltout haut.

Il ôta son gantelet de fer, se haussa sur sespointes et le lança violemment contre le barreau qui rendit un sonfêlé.

– Ah ! sarpebleu !sarpebleu ! s’écria-t-il, mon cousin, j’ai bien fait devenir !

Mais il n’acheva pas, parce que le jeune hommese voyant perdu et prenant une résolution soudaine, avait profitédu moment où Méloir attaquait le barreau pour s’élancer surlui.

En un clin d’œil, Méloir fut terrassé.

Aubry, qui appuyait son genou contre sapoitrine, lui mit sa propre épée sur la gorge.

– Un cri, un mot, dit-il à voix basse, etje te tue comme un chien !

– Et bien tu ferais, mon cousin Aubry,repartit Méloir qui ne se déconcertait pas pour si peu ; tu asagi de bonne guerre… Et je n’ai pas déjà si bien fait devenir ! Mais tu peux serrer ma gorge un peu moins fort si tuveux. Je t’engage ma parole de chevalier que je n’appellerai pas ausecours.

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