La Fée des grèves

Chapitre 18Jeannin et Simonnette.

La Bretagne a regretté longtemps le pouvoirnational de ses ducs. Maintenant qu’elle est française, elle aimeencore à se rappeler ce temps où, placée entre deux grandsroyaumes, elle maintenait son indépendance à beaux coupsd’épée.

La Bretagne, on le sait, n’a pas été conquise.On la glissa la noble et fière nation, comme un colifichet, dansune corbeille de mariage.

Et si elle a gardé bon souvenir à sa duchesseAnne, c’est que la Bretagne n’a point de rancune.

La Bretagne des ducs avait la liberté féodale.La Bretagne des rois fut opprimée par le trône et défendit le trôneattaqué de toutes parts.

Nous n’avons point à faire ici le panégyriquedu quinzième siècle en Bretagne ou ailleurs ; mais il nefaudrait pas juger une civilisation par quelques excès isolés, parquelques crimes, qui étaient des crimes alors commeaujourd’hui.

Si l’on jugeait ainsi, notre Gazette desTribunaux nous vouerait tout net à la malédiction et au méprisdes siècles futurs.

Car les crimes pullulent parmi notreorgueilleuse lumière, autant et plus que dans les ténèbresantiques.

Et des crimes d’élite, des crimes quieffraieront l’impudeur des dramaturges à venir !

Nous parlons ainsi en songeant à ce pauvrepetit Jeannin qui allait être bel et bien pendu par les soldats deMéloir.

Tout le village de Saint-Jean était rassemblédevant la porte de Simon Le Priol. La maison était fermée. Elleservait de prison au petit Jeannin.

Le petit Jeannin avait les mains liées. Ilétait couché auprès des deux vaches.

Kéravel avait dit qu’il fallait attendre leretour de messire Méloir, au moins jusqu’à l’heure ordinaire ducouvre-feu.

Gueffès n’était pas de cet avis, mais iln’avait pas voix au chapitre.

Le petit Jeannin était littéralement foudroyé.Il ne bougeait non plus que s’il eût été mort déjà. Ce coup qui lefrappait au milieu de son bonheur l’avait anéanti.

Au dehors, on s’agitait, on parlait, lessoldats riaient. Les gens du village, saisis d’effroi, n’avaientpas même l’idée de protester.

Simon et sa femme se tenaient immobiles auseuil de leur maison.

Tous sentaient que la disgrâce de monsieur Huede Maurever, leur seigneur, leur enlevait les moyens derésister.

Derrière le compartiment de la ferme où setenaient les bestiaux, une petite porte communiquait avec labasse-cour.

Cette porte s’ouvrit doucement et Simonnetteentra dans la salle commune.

Elle avait les yeux gros de larmes et lessanglots étouffaient sa poitrine.

– Oh ! pauvre petit Jeannin !s’écria-t-elle en tombant sur la paille auprès de lui, pourquoiallais-tu après cette méchante fée !

Elle lui saisit les deux mains et se prit à leregarder, désespérée.

– Mourir ! mourir !balbutia-t-elle parmi ses larmes, mourir ! oh ! je neveux pas que tu meures, Jeannin, mon petit Jeannin ! je t’enprie !

Elle était comme folle. Jeannin eut pitié.

– Écoute, dit-il, il faut te faire uneraison, ma fille. Dans notre métier, tu sais bien, souvent on va engrève le matin, et le soir on ne revient pas. Songe donc ! situ m’avais attendu en vain, pauvre Simonnette, auprès des petitsenfants orphelins, c’est alors que tu aurais eu raison depleurer !

Il était sublime de sérénité simple et douce,Jeannin qu’on accusait d’être plus poltron que les poules.Parmi les soldats qui raillaient au dehors, pas un n’eût vu d’uncœur si calme approcher sa dernière heure.

Ce qui l’occupait, c’était de consolerSimonnette. Mais Simonnette ne pouvait pas être consolée. À traversla porte, on entendait les soldats qui disaient :

– Oh ça ! messire Méloir tarde bienà venir. Nous faudra-t-il donc attendre pour souper qu’on ait penduce petit homme ?

– Mes bons garçons, répondait maîtreGueffès qui était, ce soir, aimable et gai, m’est avis que messireMéloir aimerait autant trouver la besogne faite.

Simonnette s’était retenue de pleurer pourécouter.

– Ils vont venir !murmura-t-elle.

Jeannin baissa la tête pour essuyer une larmeà la dérobée.

– Je sais que tu es bonne, Simonnette,dit-il timidement ; là-bas, aux Quatre-Salines, il y a unepauvre vieille femme…

– Ta mère, Jeannin !

– Ma mère… c’est vrai… et j’aurais dûpenser plus tôt à elle. Ma mère qui est presque aveugle et qui n’aque moi pour soutien.

– Je serai sa fille ! s’écriaSimonnette.

– Le promets-tu ? demanda Jeanninqui gardait un peu d’inquiétude.

– Je le jure ! Le front de Jeanninse rasséréna aussitôt.

– Puisque c’est comme ça, dit-il, tu iraschez nous demain matin. Tu ne diras pas tout de suite à la vieillefemme : « Dame Renée, le petit Jeannin est mort »,parce que ça lui donnerait un coup, et elle n’est pas forte. Tu luiprendras les deux mains, et tu commenceras ainsi : « DameRenée, dame Renée, c’est un métier bien dangereux que de courir lestangues ». Elle arrêtera son rouet pour te regarder. Tul’embrasseras, Simonnette, et tu reprendras comme ça :« Dame Renée ; oh ! dame Renée !… »

Il s’arrêta et laissa échapper un gros soupir.Le cœur de Simonnette se fendait.

– Oui, poursuivit encore l’enfant, quiluttait contre le navrant de cette scène avec un couragehéroïque ; oui… je ne sais pas, moi, Simonnette, comment tutourneras cela ; tu es plus habile que moi, pour sûr. Ce qu’ilfaut, c’est la ménager, car elle aime bien son petiot, va !Et… et… oh ! mon Dieu ! Je voudrais bien qu’ils vinssentme prendre et me tuer, car cela fait trop souffrird’attendre !

Au dehors, les soudards causaient pour passerle temps.

– La fée des Grèves, disait Kervoz, leslaveuses de nuit. Les Korrigans, les femmes blanches et le reste,ce sont des mensonges, et les nigauds s’y prennent.

– Mensonges, mensonges, grommelait Merry,quand on a vu pourtant !

– Est-ce que tu as vu, toi ?

– Sur l’échalier qui est à droite de lamaison de mon père, en Tréguier, répondit Merry, j’ai vu les chatscourtauds tenir conseil ; ils étaient deux, un roux et ungâre (blanc et noir). Le gâre avait les yeux verts.

– Et qu’est-ce qu’ils faisaient surl’échalier ?

– Ils parlaient en latin, je ne les aipas compris. Un éclat de rire général accueillit cette réponse.

– Quant aux femmes blanches, ditl’archer Couan, dans l’évêché de Vannes, d’où je suis, j’en connaispar douzaines. Il y a celle du marais de Glenac, auprès deCarentoir, qui prend les chalands par les deux bouts et les faittourner comme des toupies, jusqu’à ce qu’elle les mette au fond del’eau.

– Je n’ai jamais vu ni chats courtauds,ni femmes blanches, reprit un autre soldat, mais mon oncle Renotest mort de la peur que lui fit une lavandière à la lune.

On ne riait plus qu’à demi, parce qu’il nefaut pas parler longtemps de choses surnaturelles, quand on veutque les vrais Bretons restent gaillards.

Ils sont faits comme cela. Au bout de dixminutes, ils ont froid ; au bout d’un quart d’heure, leursdents claquent.

Aussi aiment-ils de passion à entendre parlerde choses surnaturelles.

– Et les corniquets ! poursuivitMerry, qui ne les a vus danser autour des croix sur la lande ?Une fois, Merry de Poulven, mon parrain, était dans son courtil àgauler les pommes. C’était dimanche et il avait tort. À l’heure dela fin des vêpres un gentilhomme entra dans le courtil, paroù ? je ne sais pas, et dit à mon parrain :

– Mieux vaut gauler des pommes à cidreque de braire au lutrin, mon homme, pas vrai ?

– Oh ! oui, tout de même, réponditmon parrain, qui ne songeait pas à mal.

Le gentilhomme, qui était un Corniquet, pritune gaule et se mit à gauler des pommes avec mon parrain. Monparrain pensait :

– Voilà, de vrai, un bon seigneur !Les pommes tombaient par boissées. Quand tout fut tombé, legentilhomme tendit sa perche à mon parrain, qui n’avait guère demalice, oh ! non.

Mon parrain prit la perche.

Aussi vrai comme Poulven est en Poulbalay,devers la rivière de Rance, mon parrain se sentit emportépar-dessus ses pommiers. Le gentilhomme tenait l’autre bout de laperche et il nageait dans l’air comme un poisson dans l’eau.

Ce qu’il arriva ? que mon parrain eutl’idée de dire un Ave, et que le malin lâcha la perche, encriant : Tu me brûles !

Quoi ! mon parrain se réveilla avec unecôte défoncée, sur les pierres de Saint-Suliac, de l’autre côté dela Rance…

Il y eut un murmure sourd parmi les soldats etles villageois qui s’étaient rapprochés pour entendrel’histoire.

– Mais la Fée des Grèves ? repritKervoz, qui n’était déjà plus fanfaron qu’à moitié. Un Mathurin sechargea de répondre.

– Y avait des années qu’on ne l’avait pasentr’aperçue, dit-il, ornant son langage à cause de lacirconstance ; mais depuis quelques jours approchant, elle areparu de par ici, car les écuellées de gruau s’en vont toutes lesnuits, écuelles et tout.

Un Mathurin ayant ainsi parlé, les quatrelangues des Gothon brûlèrent.

– Ça, c’est vrai ! s’écrièrent-ellestoutes quatre à la fois ; et chacun sait bien que quand on larencontre en mauvais état qu’on est de péché mortel, on ne voit pasle soleil levant le lendemain matin !

Parmi les soudards, il n’y en avait guère quine fussent en mauvais état de péché mortel. Plus d’un regard furtiffouilla la nuit avec terreur.

Il y eut un silence.

Pendant le silence, le malaise généralaugmenta. Messire Méloir tardait trop.

Les torches pâlissaient, à bout de résine.

L’archer Conan ayant secoué la sienne pour enraviver la flamme, on vit une ombre noire glisser derrière lepommier où pendait déjà la hart. Chacun écarquilla ses yeux.

Quand le jet de flamme mourut, l’ombre semblarentrer en terre.

Soudards et paysans, tous frissonnèrent jusquedans la moelle de leur os.

– Allons, enfants ! dit de loinMorgan, l’homme d’armes qui remplaçait Kéravel, finissons-en. Allezchercher le petit gars et mettez-lui la corde au couvivement !

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