La Fée des grèves

Chapitre 12Les mirages.

– Oses-tu bien m’arrêter, malheureuxenfant ! dit la fée en grossissant sa douce voix.

– Oh ! bonne dame ! bonnedame ! répliqua Jeannin d’un accent larmoyant, mais en laserrant plus fort, tout le monde sait que je ne suis pas brave. Sije risque ma vie, c’est que je ne peux pas faire autrement,allez !

– Et je si te la prenais, tavie ?

– Bonne fée ! je suis un poltron,c’est connu, mais on ne meurt qu’une fois, et j’aime mieux mourirque de voir Simonnette mariée à ce vilain coquin de Gueffès.

– Lâche-moi !

– Non pas, bonne fée ! s’écriaJeannin, vivement ; si je vous lâchais, vous vous changeriezen brouillard !

– Mais je puis me venger sur Simonnette.Jeannin frémit de tous ses membres.

– Voilà, par exemple, qui serait bienméchant de votre part ! murmura-t-il, car Simonnette ne vous arien fait, la pauvre fille !

– Lâche-moi, te dis-je !

– Écoutez, bonne fée, une fois pourtoutes, je ne vous lâcherai pas que vous ne m’ayez donné cinquanteécus nantais. C’est dit.

La fée avait laissé tomber son panier sur lesable. L’escarcelle du chevalier Méloir était à sa ceinture.

Le petit Jeannin avait prononcé ces dernièresparoles d’un ton respectueux, mais déterminé.

Il y eut un court silence, pendant lequel onn’entendit que le sifflement du vent du large et la trompelointaine des cavaliers bretons qui se ralliaient dans la nuit.

– Ce vent annonce que la mer monte,n’est-ce pas ? demanda brusquement la fée.

– Oh ! dit Jeannin qui se mit àsourire ; vous connaissez les grèves aussi bien que moi, bonnedame… quoique je vous aie attrapée, ajouta-t-il, comme si une idéelui fût venue tout à coup, à la mare de Cayeu, qui n’arrêterait pasun enfant de huit ans. Enfin, n’importe ; ça vous amuse defaire l’ignorante. Oui, bonne fée, ce vent annonce que la mermonte.

– Montera-t-elle vite,aujourd’hui ?

– Assez.

– Combien faut-il de temps pour allerd’ici au Mont-Saint-Michel ?

– Vous me le demandez ? La féefrappa son petit pied contre le sable.

– Un gros quart d’heure, en courant commenous le faisions, ajouta Jeannin.

– Et la mer fermera la route ?

– À peu près dans une demi-heure. La féeprit l’escarcelle à sa ceinture et la jeta sur le sable, où lesécus parlèrent leur langage joyeux. Jeannin poussa un grand crid’allégresse, lâcha la fée et se précipita sur l’escarcelle. Maisun doute le prit soudain.

– Si c’était de la monnaie dudiable ! se dit-il. Il se retourna vivement, pensant bien quela fée était déjà à mi-chemin des nuages. La fée était debout à lamême place. Et le petit Jeannin remarqua pour la première foiscombien sa taille était fine, noble et gracieuse. On ne voyaitpoint son visage, mais Jeannin, en ce moment, la devina bienbelle.

– Enfant, dit-elle, d’une voix triste etsi douce que le petit coquetier se rapprocha d’elleinvolontairement, ne montre cette escarcelle à personne, car ellepourrait te porter malheur.

– Il faudra pourtant bien la porter àSimon Le Priol, pensa Jeannin.

– Simonnette est belle et bonne, repritla fée ; rends-la heureuse.

– Oh ! quant à ça, soyeztranquille !

– Prie Dieu pour monsieur Hue deMaurever, ton seigneur, qui est dans la peine, poursuivit encore lafée, et s’il a besoin de toi, sois prêt !

– Dam ! fit Jeannin avec embarras,je ne suis pas bien brave, vous savez, bonne dame ! Mais c’estégal, je commence à croire que je deviendrai un homme un jour oul’autre ! Et, tenez, j’avais bonne envie des cinquante écusnantais, n’est-ce pas, puisque j’ai osé courir après vous pour lesavoir ? Eh bien ! ce soir, le chevalier qui est là-basm’a dit : « Si tu veux me livrer le traître Maurever, tuauras cinquante écus nantais ». Moi, j’ai pris mes jambes àmon cou…

– Est-ce que tu sais où se cache monsieurHue ? demanda la fée.

– Je pêche quelquefois du côté deTombelène, répondit Jeannin qui eut un sourire sournois.

La fée tressaillit, puis elle lui prit lamain. Jeannin trembla bien un peu, mais ce fut par habitude.

– Si on t’appelait au nom de la Fée desGrèves, dit-elle, viendrais-tu ?

– Par ma foi, oui ! répondit Jeanninsans hésiter ; maintenant, j’irais !

– C’est bien… souviens-toi et attends.Adieu ! La fée franchit d’un bond la queue de la mare Cayeu.Le vent du large prit son voile qui flotta gracieusement derrièreelle. Jeannin resta frappé à la même place.

C’était à présent que lui venait la terreursuperstitieuse.

Un instant, lorsque la fée avait prononcé lenom de Hue de Maurever, une idée avait voulu entrer dans l’espritdu petit Jeannin.

– Mademoiselle Reine… s’était-il dit.

– Ou son Esprit peut-être,avait-il ajouté, puisqu’on dit qu’elle est défunte ! Nousavons glissé à dessein sur la partie prosaïque de la scène. Parexemple, nous n’avons parlé qu’une seule fois du panier de lafée.

Jeannin n’avait sans doute pas vu ce panier,qui n’allait pas bien à une fée, mais qui eût été tout à fait malséant pour un Esprit.

Un Esprit n’ira jamais porter unpanier contenant des poulets (ô poésie !), un pain et unflacon de bon vin vieux.

Non. Un Esprit est incapable decela.

Jeannin, cependant, renonça bien plus vite àl’idée de Reine de Maurever vivante qu’à l’idée de Reinefantôme.

Et vraiment, il ne faut pas voir les chosessur ces grèves si l’on veut rester dans la réalité.

Tout y revêt un cachet fantastique. Lalumière, source et agent de tout spectacle, s’y comporte autrementqu’en terre ferme. De même que l’objet le plus commun placé aucentre du kaléidoscope brille tout à coup et se teint de couleursimprévues, de même les conditions de l’atmosphère, la nature dusol, quelque chose enfin qu’il importe peu de définir ici, font deces grèves un immense appareil où la dioptrique et lacatoptrique…

Hélas ! bon Dieu, où allons-nous ?L’auteur affirme sous serment qu’il a trouvé ces deux motsredoutables dans un almanach.

Pour en revenir aux merveilles de nos grèves,aux mille jeux de lumière qui trompent l’œil des riverainseux-mêmes et des Montois, il faut dire qu’aucun appareil dephysique n’en pourrait donner une idée. Pas n’est besoin d’aller auSahara pour voir de splendides mirages.

Les sables de la baie de Cancale reflètent desfantaisies aussi brillantes, aussi variées que les sablesd’Afrique. La pâle lune des rivages bretons évoque des féeriescomme le brûlant soleil de Numidie.

Ce sont là des miraculeuses visions, des rêvesinouïs que nulle imagination n’inventerait, même dans le délire dela fièvre.

La grève, comme un magique miroir, trahitalors les secrets d’un monde qui n’est pas le monde des hommes.

J’ai vu là des bocages enchantés voguant parmiles nuées qui bercent mollement l’île d’Armide plus belle que dansles songes du Tasse ; j’ai vu les froides et nobles lignes dupaysage grec, la perspective sans fin des Champs-Élysées ;j’ai vu Babylone et ses terrasses orgueilleuses portant desorangers plus hauts que les chênes de nos bois.

J’ai vu, et c’était un fantôme, la forêtmorte, la vieille forêt de Scissy, prolongeant ses massifs dans lamer et couvrant de son ombre sacrée Tombelène, le lieu dessacrifices humains.

Plus loin, c’était une flotte qui allaittoutes voiles déployées, cinglant sur les tangues à sec. Plus loinune procession muette déroulant la pourpre et l’or de ses anneauxinfinis.

Plus loin encore, un pauvre rideau depeupliers, devant la maison aimée…

Illusions ! illusions ! mensongesqui ravissent ou qui font pleurer !

Mais sous lesquels il n’y a que les sables nusattendant leur proie.

Oh ! non, ce n’était pas une femmemortelle, l’être que voyait le petit Jeannin aux rayons de lalune !

Elle courait. Mais Jeannin voyait bien que sonpied n’effleurait pas même les lises brillantes, où le pied d’unchrétien se serait enfoncé jusqu’à la cheville.

Elle courait, mais c’était son écharpe et sonvoile, déployés au vent, qui la portaient.

Parmi ces étincelles que la lune arrache auxtangues mouillées, elle passait comme dans une pluie d’or…

Et tout à coup le sol s’abaissa. La fée monta.Elle glissait dans les nuages.

Puis ce fut autre chose :

Jeannin se repentit amèrement de lui avoir ditque la mer mettait une demi-heure à revenir.

Car la mer venait.

La mer passait, lisse comme une lame decristal, sous les pieds de la jeune fille.

Mais les pieds de la jeune fille ne s’ymouillaient point.

Oh ! que c’était bien la fée, la fée durécit de Simon Le Priol ! la fée du chevalier breton quicourait sur les vagues…

Un nuage cacha la lune. La fée disparut.

Le petit Jeannin pesa l’escarcelle dans samain, et reprit tout pensif le chemin du village de Saint-Jean.

Il possédait cette fortune qu’il avaitsouhaitée avec tant de passion, les cinquante écus nantais quidevaient le rendre si heureux ; et pourtant sa tête pendaitsur sa poitrine.

Ce n’était pas la mer que le petit Jeanninavait vu sous les pieds de la fée, c’était le mirage de lanuit.

Jeannin connaissait trop bien les marées, luiqui vivait les jambes dans l’eau depuis sa première enfance, pours’être trompé d’une demi-heure.

On a dit souvent que, dans les grèves de labaie de Cancale, la mer monte avec la vitesse d’un cheval augalop.

Ceci mérite explication.

Si l’on a voulu dire que la marée partant desbasses eaux, gagnait avec la rapidité d’un cheval qui galope, ons’est assurément trompé.

Si l’on a voulu dire, au contraire, qu’uncheval, partant du bas de l’eau en grande marée, aurait besoin deprendre le galop pour n’être point submergé, on n’a avancé quel’exacte vérité.

Cela tient à ce que la grève, plate enapparence, a, comme nous l’avons déjà dit, des rides, – desplans, suivant le langage des sculpteurs, – desendroits où la tangue cède d’une manière presque insensible, maissuffisante pour attirer le flot, justement à cause de l’absence depente générale.

Ces défauts de la grève forment quand la mermonte, des espèces de rivières sinueuses qui s’emplissent toutd’abord et qu’il est très difficile d’apercevoir dès la tombée dela brune, parce que ces rivières n’ont point de bords.

L’eau qui se trouve là ne fait que combler lesdéfauts de la grève.

De telle sorte qu’on peut courir, bien loindevant le flot, sur une surface sèche et être déjà condamné. Car lamer invisible s’est épanchée sans bruit dans quelque canalcirculaire, et l’on est dans une île qui va disparaître à son toursous les eaux.

C’est là un des principaux dangers deslises ou sables mouvants que détrempent les lacssouterrains.

À vue d’œil, la mer monte, au contraire, avecune certaine lenteur, égale et patiente, excepté dans les grandesmarées.

Cela ne ressemble en rien au flux fougueux etbruyant qui a lieu sur les côtes.

Ici, on ne voit à proprement parler, nivague ni ressac,parce que la lame a été briséemille fois depuis l’entrée de la baie jusqu’aux grèves et aussisans doute parce que la marée ne rencontre aucune espèced’obstacle.

C’est tout simplement le niveau qui monte etl’eau qui s’épanche en vertu des lois de la gravité.

Point d’efforts, point de luttes, point demontagnes chevelues, creusant leur ventre d’émeraude et jetant leurécume folle vers le ciel.

Pour peindre la grande mer et sa fureur, unpeintre ne choisira certes jamais les alentours duMont-Saint-Michel.

Mais qu’importe le mouvement, le fracas, lacolère ? Les gens qui frappent froidement et en silence tuenttout aussi bien et mieux que si la rage les emportait.

Le mouvement désordonné, le fracas, lesmenaces, en un mot, sont des avertissements, tandis que latranquillité attire et trompe.

Plus d’un parmi ceux qui sont morts sous lessables a dû sourire en voyant la mer monter entre Avranches et leMont. Pourquoi prendre garde à ce lac bénin qui s’enfle peu à peuet qui vient vous caresser les pieds si doucement.

Ce lac bénin a de longs bras qu’il étend etreferme derrière vous. Prenez garde !

Il était plus de deux heures de nuit lorsquela fée atteignit les roches noires qui forment la base duMont-Saint-Michel.

La mer venait derrière elle. On l’entendaitrouler de l’autre côté du Mont.

La fée s’assit sur un quartier de roc afin dereprendre haleine. Elle appuya ses deux mains contre sa poitrinepour comprimer les battements de son cœur.

De Saint-Jean-des-Grèves au Mont, il y a unegrande lieue et demie. La fée, en parcourant cette distance,n’avait pas cessé un seul instant de courir.

Elle releva son voile pour étancher la sueurde son front et montra aux rayons de la lune cette douce et noblefigure que nous avons admirée déjà dans la grande salle du manoirde Saint-Jean.

Puis elle tourna la base du roc et entra dansl’ombre sous la muraille méridionale de la ville.

Elle pouvait entendre en haut du rempart lepas lourd et mesuré du soldat de la garde de nuit qui veillait.

Ce n’était pas pour s’introduire dans la villeque notre fée prenait ce chemin, car elle passa derrière laTour-du-Moulin, qui était la dernière entrée de la ville, ets’engagea dans des roches à pic où nul sentier n’était tracé.

Bien que la nuit fût claire, elle avaitgrand’peine à se guider parmi ces dents de pierre qui déchirent lesmains et où le pied peut à peine se poser.

Elle allait avec courage, mais elle ne faisaitguère de chemin.

Elle atteignit enfin une sorte de petiteplate-forme au-dessus de laquelle un pan de pierre coupéverticalement rejoignait la muraille du château. Impossible defaire un pas de plus.

Mais la fée n’avait pas besoin d’aller plusloin, à ce qu’il paraît, car elle posa son panier sur le roc ets’approcha du pan de pierre.

Une sorte de meurtrière, taillée dans legranit même défendue par un fort barreau de fer, s’ouvrait sur laplate-forme.

La fée mit sa blonde tête contre lebarreau.

– Messire Aubry ! dit-elle toutbas.

– Est-ce vous, Reine ? répondit unevoix lointaine et qui semblait sortir des entrailles mêmes de laterre.

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