La Fée des grèves

Chapitre 23Comment Joson Drelin but la rivière de Rance.

Tout en parlant, Aubry de Kergariou et frèreBruno avaient fait le tour du Mont. Ils se trouvaient à peu près enface de Tombelène.

Aubry réfléchissait.

Bruno racontait.

– Joson Drelin, disait-il, en son vivantbedeau de la paroisse de Saint-Jouan-des-Guérets, était un vraicompère qui se connaissait en cidre, comme le pauvre monsieurGilles de Bretagne, dont Dieu ait l’âme, se connaissait en vins deFrance.

Et après tout, messire Aubry, se connaître enrubis gascons est le fait d’un chevalier, comme se connaître en jusde pommes est le fait d’un bedeau, c’est moi qui dis cela, sauf lerespect d’un chacun et la révérence-parler.

Donc, au baptême des cloches deSaint-Jouan-des-Guérets, en l’an quarante-trois, ou quatre, car lamémoire n’y est plus. Ah dam ! je n’ai plus vingt-cinq ans,non, ni trente non plus : être et avoir été, ça faitdeux !

Je disais donc qu’en l’an quarante-trois ouquatre, Joson Drelin sonna tant qu’il but beaucoup.

S’il sonna tant, c’est que le sonneur étaitmalade ; s’il but beaucoup, c’est qu’il avait grand’soif, pasvrai ? M’écoutez-vous, messire Aubry ?

Aubry ne répondit point. Il pressait le pas,car il avait grande hâte de voir ceux qu’il aimait.

Et après tout, il ne pouvait pas renvoyer cebrave homme, qui s’était compromis pour le sauver.

Pourtant, introduire un étranger dans laretraite du proscrit ! Aubry hésitait parfois.

– C’est bon ! je vois bien que vousm’écoutez, cette fois, continuait le bon frère servant, qui suait,qui soufflait, qui bavardait tant qu’il pouvait ; et ça nem’étonne point, l’histoire étant agréable, quoique véridique entout point. Pour avoir bu beaucoup, il advint qu’un soir, JosonDrelin se trouva un peu ivre. Sa ménagère lui dit :Couche-toi, Joson, mon bonhomme ; comme ça tu seras sûr de nepoint battre et de n’être point battu.

Joson Drelin, justement, n’avait passommeil.

– Holà ! dit-il, la femme, donne-moila paix ou je vais reboire !

– Reboire ! Tu n’avalerais passeulement plein mon dé de cidre, tant tu es rond, mon pauvrebonhomme Joson ! Quant à cela, chacun sait bien que les femmessont sur la terre pour nos péchés. Défier un homme de boire !Avez-vous vu chose pareille ?

Joson Drelin, ainsi tenté par le démon de sonchez soi, prit la rage ; il appela des métayers qui passaientsur le chemin et leur dit :

– Hé ! les chrétiens !voulez-vous voir un homme boire toute l’eau de la rivière deRance ? Les métayers s’approchèrent.

– Voilà ce que c’est, reprit JosonDrelin, mes vrais amis, écoutez-moi bien. La femme dit que je neboirais pas plein un dé de cidre ; moi, je parie boire toutel’eau qui, présentement, coule en rivière de Rance, de Plouërjusqu’à Saint-Suliac…

Les métayers haussèrent les épaules. L’und’eux avait un sac de cuir plein de pièces d’argent, parce qu’ilavait vendu ses vaches au marché de Châteauneuf. Joson Drelin luidit :

– Ton argent contre ma maison ! Quipoussa les hauts cris ? Ce fut la ménagère. Mais l’homme ausac de cuir regarda la maison, qui était bonne, et répondit bienvite :

– Tope ! Ta maison contre monargent ! Les autres métayers dirent :

– C’est topé la main dans la main !Qui renie est un failli coq !

– Au fait, s’écria Aubry répondant à sespropres réflexions, un brave soldat de plus, dans la bagarre, c’estquelquefois le salut.

– Oh ! sur ma foi, messire Aubry,repartit Bruno, Joson Drelin était bedeau, non point soldat dutout, je vous l’assure.

– Allons ! marchons ferme, frèreBruno ! La mer monte, et il nous faut passer à Tombelène.

– Je sais bien, messire, je sais bien.Mais vous n’avez donc pas fantaisie de connaître comment fit JosonDrelin pour boire toute l’eau qui coulait en rivière de Rance,depuis Plouër jusqu’à Saint-Suliac ?

C’est pourtant là le merveilleux del’histoire. Et je me souviens que le frère Pacôme, second sommelierdu temps de l’abbé défunt… Oh ! oh ! mais c’est ce frèrePacôme qui eut une bonne aventure en l’an trente-sept !Figurez-vous que la veille de Noël, il était allé quérir le vin destrois messes…

– Allons ! disait Aubry qui voyaitvenir la mer ; pressons le pas !

– Saint-Sauveur ! je vais pourtantde mon mieux ! frère Pacôme se trouvait être sourd d’uneoreille depuis l’an vingt-huit, qu’il avait été piqué d’un insectemalfaisant dans les blés normands.

En allant chercher le vin des trois messes ilrencontra maître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers etmégisseurs de la ville d’Avranches. Savez-vous comment il s’étaitmarié, ce maître Olivier Chouesnel ? Mais il ne s’agit pas demaître Olivier Chouesnel. Revenons à frère Pacôme… c’est-à-dire,finissons auparavant, afin de procéder par ordre, l’histoire deJoson Drelin, bedeau de Saint-Jouan-des-Guérets ; les autresviendront ensuite à leur tour.

Une belle paroisse, messire Aubry, où j’aiconnu un vicaire qui se nommait Mélin Moreau, et qui fatiguaitbellement les chantres au lutrin quand il voulait.

Son frère cadet vendait du lard au Pré-Bottéde Rennes, du lard et des œufs cuits durs, saindoux, savons,fromage et beurre assaisonné. Il mourut des coups que lui avaitdonnés sa troisième femme.

Oh ! la maîtresse femme ! L’annéequ’il trépassa, je me souviens que le feu prit en l’égliseSaint-Sulpice, à Fougères, et que mon oncle Mathieu, hallebardierde la chanoirie, eut la jambe cassée par un cheval fou.

Donc, Joson Drelin était bien empêché quand ilfallut tenir sa gageure de boire la rivière.

Sa ménagère se lamentait et pleurait,disant : Que Dieu ait pitié de nos vieux jours ! Nousvoilà sans maison et sur la paille !…

Frère Bruno en était là de son récit, lorsqueAubry le saisit rudement par les épaules et le poussa en avant.

La mer arrivait dans le lit du ruisseau quisépare les deux monts, et frère Bruno avait déjà de l’eau jusqu’auxmollets.

Or, dans ces sables, quand on a de l’eaujusqu’aux mollets, la tête y passe souvent.

Frère Bruno se mit à rire quand il fut à piedsec.

– Messire Aubry, dit-il, je vous rendsgrâce. Voilà ce que c’est que de bavarder : je ne regardaispas mon chemin. Cela me rappelle l’histoire du vieux Martin deSaint-Jacut, qui fut noyé en chantant ma mère l’Oie… Donc,la femme de Joson Drelin…

– Morbleu ! mon frère ! s’écriaAubry, nous allons nous fâcher si vous ne laissez là une bonne foisJoson Drelin et sa femme !

Bruno le regarda stupéfait.

– L’histoire ne vous plaît pas,messire ? dit-il ; c’est surprenant. Mais des goûts, ilne faut point discuter, et je vais alors, vous achever l’aventurede Pacôme, second sommelier de l’abbé défunt.

– Ni cette aventure ni d’autres, monfrère ! Avalez votre langue et mettez vos jambes au trot, carla mer va nous entourer.

– Oh ! répliqua le moine servant,j’aurai toujours bien le temps de vous conter ce qui advint àmaître Olivier Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de laville d’Avranches, le jour de ses noces.

– Un mot de plus, et je vous laisse là,mon frère !

– Bon, bon, messire Aubry, ne vous fâchezpas ! Je ne conte mes anecdotes qu’à ceux qui me lesdemandent. Et encore, bien souvent, je me fais prier, témoin ce quim’arriva en l’an quarante-cinq, au pardon de Noyal-sur-Seiche…

Aubry n’en voulut point entendre davantage. Ilprit sa course, et le frère Bruno resta seul dans les tangues.

– Oh ! oh ! fit-il :pareille chose m’advint en Basse-Bretagne avant la guerre. Jevoulus raconter l’histoire du meunier Rouan, qui vendit son âme auMalin pour une paire de meules, mais…

– Oh ! oh ! fit-il encore ensursaut, voici la mer pour tout de bon !

Cette fois, il n’entama aucune histoire, etprit ses jambes à son cou.

La forteresse que les Anglais avaientconstruite au mont Tombelène était considérable, et pouvaitcontenir nombreuse garnison. En partant, quelques mois avant lesévénements que nous mettons sous les yeux du lecteur, Knolle ouKernol, le lieutenant de Bembroc, qui était resté le dernier àTombelène, avec cent ou cent cinquante hommes d’armes, fit sauterles ouvrages de défense, rasa le château et mit le mont à nu.

Il ne restait debout que la partie occidentaledes murailles, flanquée par la tour démantelée où nous avons vumonsieur Hue de Maurever dormir, son épée entre les jambes.

Ces murailles, la tour, une courtine élevée deplusieurs pieds au-dessus du sol, et le bâtiment intérieur dont lerez-de-chaussée n’avait été démoli qu’en partie, formaient encoreune retraite assez vaste, qu’il était très facile de clore et demettre à l’abri d’un coup de main, surtout à cause de cettecirconstance, que le reste de l’île était complètementdécouvert.

Au moment où Aubry de Kergariou et le frèreBruno traversaient la Grève, il y avait bien des yeux inquietsfixés sur eux derrière le mur en ruine. Monsieur Hue de Maurever,qui était resté si longtemps seul sur le roc abandonné, avaitmaintenant de la compagnie, plus qu’il n’en eût voulupeut-être.

Outre sa fille Reine, les Le Priol et le petitJeannin qui étaient arrivés au milieu de la nuit, nous trouvons àTombelène tout le village de Saint-Jean : les quatre Gothon,les quatre Mathurin, Scholastique, les trois Catiche, les deuxJoson et d’autres, dont nous ferions le dénombrement avec zèle sices humbles pages étaient une épopée.

Nous dirions l’âge, le poil et la généalogiede tous ces braves fils du Marais, de toutes ces vierges laides oubelles. Et après avoir invoqué la muse Calliope, fille de Jupiteret de Mnémosyne (patronne antique des plagiaires), nous prêterionsà nos Bretons des actions grecques ou latines.

Mais les brouillards salés de l’Armoriquedétendraient vite les cordes de la vieille guitare d’Apollon. Lebiniou seul, avec sa poche de cuir et sa nasillardeembouchure, supporte le rhume chronique de ces contrées.

Chantons au biniou !

Les paysans du village deSaint-Jean-des-Grèves avaient émigré, parce que leurs demeuresn’étaient plus qu’un monceau de cendres.

Maître Vincent Gueffès avait payé ainsil’hospitalité reçue.

Il avait dit aux soudards ivres :

– Le traître Maurever se cache dans unedes maisons du village. J’en suis sûr.

Les soldats avaient enfoncé les portes. Quandon enfonce la porte du paysan breton, si faible qu’il soit, ilfrappe. Les bonnes gens avaient tapé de leur mieux. Il y avait eula bataille.

Puis l’incendie.

Car c’était bien le village de Saint-Jean queReine et les Le Priol avaient vu flamber en entrant dans la grève,de l’autre côté d’Ardevon.

Hommes, femmes, enfants, ils étaient là unequarantaine derrière les débris de la forteresse anglaise.

Comme ils se doutaient bien qu’on avaitreconnu leurs traces et qu’on les relancerait, toute la nuit avaitété employée au travail. Des pierres amoncelées bouchaient déjà lesbrèches, et une nouvelle enceinte s’élevait du côté del’intérieur.

On se préparait à un siège.

Le vieux Maurever ne s’occupait point de toutcela. Il était dans sa tour ; Reine, assise à ses pieds,mettait sa belle tête blonde sur ses genoux. Maurever était plusheureux qu’un roi.

– Reine, dit-il en caressant les douxcheveux de la jeune fille, j’ai cru que je ne te verrais plus.Quand ton panier a passé sous mes yeux emporté par le courant, moncœur est devenu froid et comme mort. Oh ! que je t’aime, mafille chérie ! Pour les travaux de ma longue vie, je nedemande à Dieu qu’une récompense, ton bonheur !

Reine couvrait ses mains de baisers.

– Toi, reprenait Maurever avecmélancolie, tu m’aimes bien aussi, je le sais. Mais l’amour desjeunes gens pleins d’espérances ne ressemble point à l’amour tristedes vieillards. À mesure qu’on vieillit, Reine, la tendresse seconcentre et se resserre, parce que les objets aimés deviennentplus rares. Ainsi, moi, j’ai perdu ma femme qui était une sainte,j’ai perdu tes frères qui étaient de nobles cœurs. Il ne me resteque toi. Toi, au contraire, tu prendras un mari et tu l’aimeras. Tuauras des enfants et tu les adoreras. Que restera-t-il pour tonpauvre vieux père ?

– Ce qui restait à votre mère tant aiméequand vous fûtes époux et que vous devîntes père. Une larme tombasur la barbe blanche du chevalier.

– Ma mère ! murmura-t-il ; Dieum’est témoin que je l’aimais. Oh ! Reine ! pourtant mamère est morte seule au manoir du Roz, pendant que j’étais enguerre. Promets-moi que tu seras là pour me fermer lesyeux !

Reine ne répondit que par des baisers plustendres. Ç’avait été une scène touchante, lorsque le vieuxproscrit, après trois jours entiers d’attente, avait revu enfin safille, escortée par ses fidèles vassaux.

Avant de la baiser, il avait mis un genou enterre pour remercier Dieu.

Puis, il l’avait serrée contre sa poitrinedéjà creusée par la faim.

Puis encore, il avait mangé avidement, aumilieu des Le Priol, qui avaient des larmes plein les yeux à l’idéede ce qu’avait souffert leur pauvre seigneur.

Reine le servait, lui présentant le pain et lacoupe pleine.

On les avait laissés seuls après le repas.

Il y avait déjà longtemps qu’ilss’entretenaient ainsi.

Un silence se fit. Le chevalier contemplait safille. Un sourire vint à sa lèvre austère.

– Je suis jaloux de lui !murmura-t-il.

– Lui qui vous aime tant, monpère !

– Et crois-tu que je ne l’aime pas, moi,pour lui donner ainsi mon cher trésor ! s’écria le proscritqui enleva Reine dans ses bras et la posa sur ses genoux comme unenfant. C’est un bon soldat, c’est un cœur généreux ; je veuxbien qu’il soit mon fils. Mais je te le dis, ma Reine bien-aimée,la vieillesse est un long supplice. Nous n’acquérons plus jamais,et toujours nous perdons jusqu’au seuil de la tombe. Voici un hommefort, jeune, heureux, souriant aux promesses que l’avenir prodigue.Le monde est à lui ! que fait-il ? Il vient demander auvieillard dépossédé une part de son bien suprême. Le riche a besoinde l’obole du pauvre : ainsi est la vie !

Il baissa la tête, et ses cheveux blancsinondèrent son front. Reine était devenue triste à l’écouter.

– Tu l’aimes donc bien !demanda-t-il brusquement. Reine se redressa.

– Oui, mon père, dit-elle d’une voixgrave et lente.

– Et lui ?

– Mon père, il m’aime assez pour renoncerà moi si je lui dis : Monsieur Hue de Maurever a besoin de safille et la veut garder.

Elle n’acheva pas, parce que le vieillardl’étouffait en un baiser passionné.

– Folle ! folle ! disait-il.Oh ! le cher cœur ! Oh ! la bonne fille qui aimebien son père ! Écoutes-tu les paroles d’un fiévreux ! Jerêve, tu vois bien, je rêve ! Ce qu’il me faut, ma Reine,c’est ton bonheur, c’est le sourire à ta lèvre rose. Écoute, lavieillesse n’est si malheureuse que par son égoïsme ombrageux. Nousne gagnons rien, disais-je. Ingrat et insensé ! Ce fils,Aubry, qui va venir remplacer mes fils décédés, n’est-cerien ? Et ces beaux anges blonds qui ressembleront à leurmère, les enfants de ma Reine, mes petits-enfants, mes jolisamours !

Reine cacha dans son sein son frontrougissant. Il lui prit la tête à pleines mains et la baisa.

– Dieu est bon, dit-il en extase ;ce sont de beaux jours qui me restent !

À ce moment, les planches qui fermaient latour tombèrent en dedans.

– Le chevalier Méloir avec unmoine ! cria Julien Le Priol, essoufflé.

– Le chevalier Méloir ! répétaMaurever, qui s’élança vers la meurtrière.

On se souvient qu’Aubry avait endossé l’armurede l’ancien porte-bannière de Bretagne.

– Noir et argent, murmura le vieuxseigneur après avoir regardé ; ce sont bien sescouleurs ! Julien posa un carreau sur son arbalète.

– Je ne manque guère mon coup, messire,dit-il en épaulant son arme, et j’attends vos ordres.

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