La Fée des grèves

Chapitre 7 Àla guerre comme à la guerre.

Les gens de la veillée pensaient :

– L’esprit de la pauvredemoiselle Reine revient chez nous parce qu’on l’a chassée de sesautres manoirs. C’étaient de bonnes âmes, depuis les quatre Gothonjusqu’au petit coquetier, en passant par les quatre Mathurin.

Ce que nous ne saurions point dire, c’est lapensée de maître Vincent Gueffès, le Normand, dont le front seplissait sous les mèches rudes et bas plantées de ses cheveux.

Devant la chapelle, dans le cimetière servantde place publique au pauvre village de Saint-Jean, il y avait ungrand fracas de fer et de chevaux. Des torches allumées secouaientleurs crinières de feu. Les trompes sonnaient, appelant les fidèlessujets de Monseigneur le duc François.

Il pouvait être onze heures de nuit. Lescabanes et les fermes se vidèrent. Pas un ne resta dans son lit niau coin du foyer. Les hôtes de Simon Le Priol et Simon Le Priollui-même, avec sa femme, son fils et sa fille, se rendirent sur laplace, car il y avait amende contre ceux qui faisaient la sourdeoreille aux mandements de la cour. En tout, hommes, femmes,enfants, le village de Saint-Jean comptait soixante ouquatre-vingts habitants qui se rangèrent en cercle autour destorches plantées en terre.

C’était un chevalier avec six lances et unedouzaine de soudards qui escortaient le héraut du princebreton.

Le chevalier avait une armure toute neuve quireluisait au rouge éclat des torches. Sa visière était baissée.

Les trompes sonnèrent un dernier appel, et lehéraut leva son guidon d’hermine.

Le silence n’était guère troublé que par leschiens du village, qui hurlaient à qui mieux mieux, n’ayant jamaisvu pareille fête.

« – Or, écoutez, gens de Bretagne,dit le héraut.

« De par notre seigneur, haut et puissantprince François, premier du nom, monsieur le sénéchal fait savoir àtous sujets du duché de Bretagne, grands vassaux, vavasseurs,hommes-liges, bourgeois et vilains, que monsieur Hue de Maurever,chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves, s’est rendu coupable du crime de hautetrahison.

« Par quoi la volonté de mondit seigneurFrançois est que : ledit Hue de Maurever avoir la têtetranchée de la main du bourreau, et voir ses biens et domainesconfisqués pour le profit de la sentence.

« À quiconque livrera ledit traître Huede Maurever à la justice ducale, cinquante écus d’or être comptéssur les finances de mondit seigneur.

« Ladite sentence pour que nul n’enignore, criée à son de trompe dans toutes les villes, bourgs,villages, hameaux et lieux de l’évêché de Dol, et le double êtrecloué sur la porte de l’église. »

Le héraut déplia un petit carré de parcheminqu’un soudard alla clouer à la porte de la chapelle.

Toute cette mise en scène frappait de terreurles pauvres habitants du village de Saint-Jean.

Quand les soudards reprirent les torchesplantées en terre, et que l’escorte s’ébranla, chacun voulut s’enretourner au plus vite.

Mais on n’était pas au bout. C’était seulementla parade solennelle qui venait de finir.

Le chevalier, qui semblait assez fier de sonarmure toute neuve, et qui s’était tenu raide sur son grand chevalpendant la proclamation, prit la parole à son tour.

– Holà ! mes garçons, dit-il auxsoudards, faites-vous des amis parmi ces bonnes gens quis’éparpillent là comme une volée de canards. Ils vont vous donnerl’hospitalité cette nuit.

Aussitôt chaque soudard courut après unpaysan. Les hommes d’armes restèrent avec le héraut et leur chef.Celui-ci tenait déjà le petit Jeannin par une oreille.

– Petit gars, lui demanda-t-il, sais-tula route du manoir de Saint-Jean ? Jeannin avait grand’peur,quoique la voix du chevalier fût pleine de rondeur et de bonhomie.Il répondit pourtant :

– Le manoir est près d’ici.

– Eh bien ! petit gars, prends unetorche et mène-nous au manoir. Jeannin prit une torche.

– Holà ! Conan ! Merry !Kervoz ! cria le chevalier en s’adressant à quelques archers,au nombre de six, restés dans le cimetière, vous nous apporterez aumanoir du pain, des poules et du vin ; petiot, marchedevant.

Jeannin leva la torche et obéit.

Le chevalier, suivi des six hommes et duhéraut, chevauchait derrière lui.

La lumière de la torche éclairait vivement lataille gracieuse de Jeannin, et mettait des reflets parmi lesboucles de ses longs cheveux blonds.

– Voilà un gentil garçonnet ! dit lechevalier. Petiot, tu n’as pas envie de monter à cheval et de fairela guerre ?

– Non, Monseigneur, répliqua Jeannin entremblant.

– Pourquoi cela ?

– Tout le monde dit que je suis poltroncomme les poules, Monseigneur. Le chevalier éclata de rire.

– À la bonne heure ? s’écria-t-il,voilà une raison. Et tu n’as pas envie non plus de gagner lescinquante écus nantais ?

– Ah ! Monseigneur !interrompit Jeannin, oubliant tout à coup ses craintes, si on étaitsûr de gagner cinquante écus nantais en faisant la guerre, jetuerais un Anglais par écu et un Français par-dessus lemarché !

– Diable ! diable ! fit lechevalier, qui riait toujours ; tu aimes donc bien les écusnantais, petiot ?

Dans l’idée de Jeannin, les cinquante écusnantais, c’était la main de la jolie Simonnette. Aussi répondit-ilsans balancer :

– Cinquante fois plus que ma vie,Monseigneur !

Le chevalier se tenait les côtes, et sa suiteriait aussi de bon cœur.

– Oh ! le drôle de garçonnet !s’écria-t-il ; petiot ! si tu n’es pas poltron comme tule dis, tu es du moins avare et l’avarice ne vient guère à tonâge.

Jeannin se retourna et montra son joli visagesouriant.

– Je ne suis pas avare, Monseigneur,dit-il. Le chevalier était un bon diable, paraîtrait-il, car ils’amusait franchement à cette naïve aventure. En continuant decauser avec Jeannin, il lui montra qu’il savait fort bien pourquoile jeune homme désirait les cinquante écus nantais.

– Oh ! fit Jeannin étonné, vous avezdonc écouté à la porte du père Le Priol, vous ?

– Non, mon fils, répliqua le chevalier,mais je sais cela et bien d’autres choses encore. Est-ce que noussommes arrivés ?

Le chemin tournait en cet endroit etdémasquait le manoir de Saint-Jean, dont les muraillesblanchissaient aux rayons de la pleine lune.

Au moment où l’escorte dépassait la grandehaie qui bordait le chemin, un vague mouvement se fit à l’une desfenêtres du manoir. On eût dit qu’une ombre rentrait dans lanuit.

– Écoute ! dit le chevalier au petitJeannin, en prenant un ton plus sérieux, tu es bien pauvre monmignonnet, mais le duc François est bien riche. Moi, qui sais tout,je sais que le traître Hue de Maurever est caché dans le pays.Conduis-nous à sa retraite, et, foi de chevalier, je te jure que tuépouseras la fille de Simon Le Priol !

Jeannin demeura un instant comme étourdi.

Puis il se signa et recula de trois pas.

Puis encore, sans répondre, il jeta sa torchedans le fossé et prit sa course à travers champs.

– Il a jeté sa torche comme mon cousinAubry jeta son épée ! grommela le chevalier sous sa visière.Il resta un instant pensif, puis reprit tout haut etgaiement :

– Allons ! mes compagnons, nousaurons bon gîte et bon souper cette nuit… au manoir !

Ils gravirent le petit mamelon et n’eurent pasbesoin de frapper à la porte pour entrer dans la maison de Hue deMaurever, car il n’y avait plus de porte.

Le chevalier regarda d’un air de mauvaisehumeur les premiers signes de dévastation qui se montraient audehors.

– Sarpebleu ! grommela-t-il endescendant de cheval, je ne veux pas qu’ils me gâtent comme celames domaines ! On entra. Le vestibule était plein de flaconsvides et d’assiettes brisées. La porte de la grande salle avaitservi à faire du feu.

– Sarpebleu ! sarpebleu !répéta le chevalier. Les meubles de la grande salle étaient enmiettes : sarpebleu ! Dans la salle à manger, levaisselier était vide : sarpebleu ! sarpebleu ! Etce fut à grand’peine que, dans tout le reste du manoir, on trouvaun fauteuil boiteux pour asseoir le pauvre chevalier.

– Sarpebleu ! sarpebleu !sarpebleu ! Il n’était pas content, ce chevalier ! Dutout, mais du tout !

– Les meubles de monsieur Hue de Maurevern’étaient pas coupables ! se disait-il avec mélancolie, et savaisselle n’avait jamais fait de mal à notre seigneur le ducFrançois.

Voilà des coquins qui me ruineront en fraisd’achats et réparations !

Il s’assit et ôta son casque.

Ce casque seul nous a empêchés jusqu’ici dereconnaître notre bon camarade Méloir, ancien porte-bannièreducal.

Il n’avait pas encore accompli la promessequ’il avait faite de trouver le sire de Maurever, mais il s’y étaitemployé de si grand cœur, que François l’avait récompensé d’avanceen lui chaussant les éperons.

Et comme il faut laisser un aiguillon audévouement même le plus ardent, François lui avait promis, en casde réussite, les domaines confisqués du Roz, de l’Aumône et deSaint-Jean-des-Grèves.

De sorte que notre excellent compagnon Méloiravait, dès ce moment, toutes les sollicitudes du propriétaire.

C’était son bien que les soldats de Françoisavaient dévasté.

Maurever lui-même n’aurait pas jeté un regardplus triste sur sa maison saccagée.

Heureusement, Méloir n’était pas homme àrester longtemps de mauvaise humeur.

Il lança un dernier sarpebleu, moitié comique,et déboucla son ceinturon.

– Trouvez des sièges, mes enfants, dit-ilen se carrant dans l’unique fauteuil, ou asseyez-vous par terre, àvotre choix. Je suis désespéré de ne pouvoir vous offrir unehospitalité meilleure. Mais voyons ! on peut amendercela ; Keravel, toi qui es un vieux soudard, va voir à la caves’il reste en quelque coin des bouteilles oubliées ;Rochemesnil, descends à l’écurie et apporte ta charge de bottes defoin pour faire des sièges ; Péan, tâche de trouver quelquesvolets, nous en ferons une table ; et toi, Fontébraut, chercheune brassée de bois pour combattre le vent des grèves qui vient parles fenêtres défoncées.

Les quatre hommes d’armes sortirent etrevinrent bientôt les mains pleines. En même temps, Merry, Conan,Kervoz et d’autres archers arrivèrent, apportant une paire d’oies,des poules et des canards avec d’énormes pichés[8] decidre.

La situation s’améliorait à vue d’œil.

Keravel avait trouvé dans un trou de la caveune douzaine de vieux flacons qui semblaient dater du déluge. Lesbottes de foin faisaient d’excellents sièges. Les voletsappareillés, donnaient une table vaste et fort commode. Il n’yavait pas de nappe, mais à la guerre comme à la guerre !

Un grand feu s’alluma dans la cheminéeau-dessus de laquelle l’écusson de Maurever, martelé par lessoudards, montrait encore ses émaux : d’or à la fasced’azur.

À mesure que le bois vert pétillaitjoyeusement dans l’âtre, la gaieté s’allumait dans tous lesregards.

Hommes d’armes et archers se mirent à plumerla belle paire d’oies, les canards et les poules. Le héraut prêtasa longue et mince épée de parade pour faire une broche, tandis quele sieur de Keravel, lance de Clisson, et Artus de Fontebrault,hommes d’armes de Rohan, deux beaux soldats, ma foi !battaient des omelettes dans leurs casques.

Méloir regrettait que sa nouvelle et hautedignité ne lui permit point de partager ces appétissants labeurs.Il avait quelque teinture de la cuisine. Il donna de bonsconseils.

Et, pour faire quelque chose, il vida deuxflacons de vin du midi qui achevèrent la déroute de samélancolie.

Au diable les soucis ! l’immense rôtitournait devant le brasier par les soins de Conan et de Kervoz. Latable était dressée. Et après tout, le vent qui venait par lacroisée n’était que la bonne brise du mois de juin.

On devisait :

– Ah ! ça ! disait Keravel,savez-vous le nom de cette maladie-là, vous autres ? Depuisque le duc François, notre cher seigneur, est rentré en Bretagne,il enfle, il enfle…

– Je l’ai vu, voilà trois jours passés,en la ville de Rennes, répliqua Fontebrault, au palais ducal de laTour-le-bât. S’il n’avait pas eu sa couronne tréflée, je nel’aurais pas reconnu.

– Couronne tréflée ! s’écria lehéraut qui avait nom Jean de Corson ; où vîtes-vous cela,Messire ? croix tréflée je ne dis pas, mais il n’entra jamaisde trèfle en une couronne, si ce n’est en celles de David etd’Assuérus. La couronne, Messire, est le signe ou l’enseigne desdignités de nos seigneurs : fermée et croisée pour souverains,coiffant le casque de face, la grille haute ; aux barons lesimple diadème ; aux comtes les perles sans nombre, aux ducsles feuilles d’ache, d’acanthe ou de persil…

– Donc, sa couronne persillée, messire deCorson, rectifia gravement Artus de Fontebrault.

– Sans compter, dit Méloir, qu’un bouquetde persil ne serait pas de trop dans la sauce de ces oies. Maisvoyez donc quelles nobles bêtes !

Elles étaient déjà dorées, et leur parfumviolent dilatait toutes les narines.

– La maladie de notre seigneur François,reprit Méloir, a un nom de deux aunes, qui commence comme le mothydromel, et qui finit en grec à la manière de tous les noms païensinventés par les fainéants qui savent lire. Nous sommes de fidèlessujets, n’est-ce pas ? Eh bien ! prions saint François deguérir le seigneur duc et soupons à sa santé comme desBretons !

La proposition était trop loyale pour n’êtrepoint accueillie avec faveur.

Les deux oies, les canards, les poules etpeut-être un paon que nous avions oublié dans le dénombrement desvolailles assassinées, furent placées fumants sur la table, et toutle monde fit son devoir.

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