La Fée des grèves

Chapitre 33Les lises.

Quand le brouillard avait enfin cédé la placeaux clairs rayons du soleil de juin, le chevalier Méloir s’étaittrouvé seul, aux environs de la rivière de Couesnon, à deux lieuesau moins de la terre ferme.

Ce que son escorte était devenue, le chevalierMéloir ne le savait point.

Il était de terrible humeur.

Quelque chose comme un remords grondait aufond de sa conscience, car rien n’appelle si bien le remords quel’insuccès.

Or, le chevalier Méloir était un homme tropsage pour ne pas s’avouer qu’il avait échoué honteusement.

Siège et chasse avaient eu un résultatpareil.

Sarpebleu ! comme il disait le bonMéloir ; damner son âme, encore passe s’il s’agit d’un bonprix ! Mais se donner à Satan gratis, quelle école ! etque ce maître Satan devait bien rire !

En vérité, dans ce moment de fatigue et dedéfaite, sa philosophie fléchissait. Il n’était pas très éloignéd’avouer sa faute et de dire son meâ culpâ.

D’autant qu’il pensait à l’avenir, où ilvoyait des nuages formidables.

L’occasion était manquée. Un crime qui n’a pasréussi se punit double.

Et c’est bien fait !

Hélas ! hélas ! tout n’est donc pasrose dans la vie d’un brave homme qui veut la tranquillité pour sesvieux jours, un ou deux manoirs, quelques rentes, une femme à songré, l’aurea mediocritas enfin, et qui dévie un peu de laligne droite pour atteindre ce joyeux résultat ?

Hélas ! il y a tant de coquins, pourtant,qui réussissent ! Le ciel était injuste envers ce pauvrechevalier Méloir !

Tout à coup, de l’autre côté du Couesnon, ilaperçut deux paysans qui cheminaient.

Il s’était trop hâté de désespérer.

L’un de ces paysans, en effet, avait unearbalète sur l’épaule, et l’autre portait un costume qui réveillaquelques vagues souvenirs dans l’esprit du chevalier Méloir.

Une peau de mouton, nouée en écharpe et quisemblait avoir fourni de longs services.

Méloir se rappela ce jeune guide aux blondscheveux qu’il avait interrogé en vain quelques jours auparavant, etque maître Vincent Gueffès voulait si bien faire pendre.

Le pauvre enfant marchait avec peine. Lafatigue paraissait l’accabler.

Son compagnon et lui étaient évidemment desfugitifs du village de Saint-Jean-des-Grèves. Méloir songea qu’ilspourraient le renseigner. Il leur ordonna d’arrêter.

L’enfant à la peau de mouton et le paysan quiportait une arbalète n’eurent garde d’obéir. Ils pressèrent, aucontraire, leur marche.

Méloir choisit un endroit où le Couesnonétalait sur le sable, c’est-à-dire coulait sur une largesurface, sans rives et à fleur de grève.

Ces passages sont les gués les plus sûrs.

Méloir lança son cheval.

Le jeune garçon et son compagnon semblèrent seconsulter. Le premier fit un geste de lassitude désespérée. Ilss’arrêtèrent.

Le paysan banda son arbalète et se mit audevant du jeune garçon.

– Que diable veut dire ceci ? grondaMéloir. Puis il ajouta tout haut :

– Bonnes gens, je ne vous ferai point demal.

Un carreau d’acier vint frapper le front deson cheval, qui se leva sur ses pieds de derrière et retombamort.

– Maintenant fuyons ! s’écria JulienLe Priol ; ses armes le gênent ; il ne nous atteindrapas.

Oh ! certes, sans sa blessure, Reine deMaurever, qui avait trompé naguère si longtemps la poursuite dupetit Jeannin, Reine eût échappé en se jouant au chevalierMéloir.

Mais elle souffrait cruellement, mais elleétait accablée. Elle essaya de suivre Julien. Elle ne put ets’affaissa sur le sable.

– Sarpebleu ! s’écria Méloirexaspéré ; est-ce comme cela, manant endiablé ? Dixdrôles comme toi ne payeraient pas mon bon cheval !Attends !

Il prit son élan et vint l’épée haute surJulien.

C’était à ce moment qu’Aubry de Kergarioumettait l’œil au télescope élémentaire, fabriqué par Messer JeanConnault, prieur des moines et amateur de physique.

Julien attendit le chevalier de pied ferme etle blessa d’un second coup d’arbalète.

Mais il n’avait que son couteau court pourdétourner la longue épée de Méloir. Il fut renversé du premierchoc.

– Adieu, mademoiselle Reine, dit-il enmourant ; que Dieu vous protège ! moi, j’ai fait ce quej’ai pu.

– Reine ! s’écria Méloir qui n’enpouvait croire ses oreilles.

Il regarda le prétendu jeune garçon, etreconnut en effet la fille de Maurever.

– Oh ! oh ! dit-il, voilà doncpourquoi ce rustre prétendait résister à un chevalier !

– Damoiselle, ajouta-t-il en s’inclinantcourtoisement, vous ne faites que changer de serviteur.

En ce moment Aubry entrait en grève, monté surle cheval du sire de Ligneville.

Maître Loys volait, le ventre sur lesable.

Vers le nord-ouest, la ligne bleue couraitaussi. Elle galopait. C’était la mer.

Le chevalier Méloir s’était approché de Reineet cherchait à la relever. Bien qu’il ne connût pas exactement lesdangers de ces grèves, il ne pouvait pas manquer de voir etd’entendre la mer.

Reine était presque évanouie.

Le chevalier, dans les efforts qu’il fit pourla remettre debout, ne s’aperçut point d’abord que la tangue cédaitsous ses pieds.

Il était armé lourdement.

Quand il s’en aperçut, le sable humidetouchait les agrafes de ses genouillères.

Il lâcha Reine et voulut se dégager.

Comme il arrive toujours, ses efforts neservirent qu’à creuser davantage le trou qui allait être sontombeau.

Il vit le sable au-dessus de ses genoux etdevint livide.

– Est-ce qu’il me faudra mouririci ! pensa-t-il tout haut. Reine l’entendit. Elle se redressagalvanisée. Couchée comme elle l’était, et occupant une grandesurface, son poids avait à peine attaqué le sable.

Pour se lever et s’enfuir, elle n’avait qu’uneffort à faire, car ses pieds n’étaient point emprisonnés commeceux du chevalier dans la tangue lourde et molle.

L’espoir lui monta au cœur avec violence.

La pensée d’Aubry, qui tout à l’heure lanavrait, vint lui donner une force nouvelle. Elle jeta un coupd’œil sur Méloir qui enfonçait à vue d’œil.

– Je ne peux pas le sauver,murmura-t-elle. Et sa belle main blanche s’appuya sur le sable pouraider le mouvement de son corps.

Mais une autre main, une main de fer, sereferma sur sa belle main blanche.

Méloir avait aux lèvres un sourire sinistre.Il dit :

– Ceci est notre couche nuptiale, Reinede Maurever, dit-il ; j’avais juré que tu serais ma femme.Reine poussa un cri d’horreur.

Ce fut en ce moment que, du haut des galeriessupérieures, une voix tomba sur la plate-forme du monastère etdit :

– Priez pour ceux qui vont mourir !Sur la plate-forme tout le monde s’était agenouillé. Le glas tinta.Le vieux Maurever, plus pâle qu’un mort, mais les yeux secs et lavoix ferme, répondait l’oraison dite par les moines pour lescondamnés du periculum maris. Jeannin, Simonnette, sonpère et les autres vassaux de Maurever pleuraient silencieusement.Au nord-ouest, la grande ligne bleue avançait, étincelante, sousles rayons du soleil. Le cheval d’Aubry dévorait les sables,précédé toujours par maître Loys, le grand lévrier noir. Qui de lamer ou du cavalier, de la mort ou de la vie, allait arriver lepremier ?

Reine n’avait poussé qu’un cri.

Puis sa charmante tête blonde s’étaitrenversée, tandis que ses grands yeux bleus se tournaient vers leciel.

Elle aussi priait.

Elle priait pour son père et pour Aubry avantde prier pour elle-même.

Méloir la couvrait d’un regard de damné.

Méloir avait du sable au-dessus de laceinture.

Une fois le vent apporta le son lointain de lacloche de Saint-Michel.

Méloir sourit.

Reine détourna la tête.

Elle jeta un regard aux rives bretonnes. Unléger renflement du terrain lui indiqua le lieu où le manoir deSaint-Jean-des-Grèves se cachait derrière les arbres.

C’était là que son enfance heureuse s’étaitécoulée. C’était là qu’elle avait vu Aubry pour la premièrefois.

– Vous pensez à lui, damoiselle ?dit Méloir qui voulait railler, mais dont les dents grinçaient.

– Pensez à Dieu ! répliqua la jeunefille, sereine et calme, en face de la dernière heure. On entendaitle sourd grondement du flot.

Méloir avait du sable jusqu’aux seins. Sa mainde fer se rivait sur le bras de Reine…

Il tourna la tête tout à coup à un bruit quise faisait. Maître Loys bondissait dans le cours du Couesnon, oùétait déjà la mer.

Et Aubry était derrière maître Loys.

– Aubry ! Aubry ! à moi !cria Reine. Par un effort désespéré, Méloir essaya de l’attirer àlui. Ses yeux hagards disaient quel était son dessein horrible.

La vengeance qui lui échappait, il voulait laressaisir, et jeter à son rival vainqueur un cadavre pourfiancée.

– À moi, Aubry ! à moi ! répétala jeune fille qui résistait, mais qui se sentait entraînéeinvinciblement.

– Je ne mourrai pas seul ! criaMéloir. Au moment où son autre main allait toucher le col de Reine,Aubry passa, plus rapide qu’une flèche. Sa lance avait traversé depart en part la gorge de Méloir. Méloir blasphéma et lâcha prise.Le sable cacha sa blessure. Il n’avait plus que la tête au-dessusde la tangue. Et la mer mouillait déjà les vêtements de Reine qui,elle aussi, s’enlisait lentement. Aubry sauta sur lesable, et mit sa lance en travers pour assurer ses pieds.

– Tu n’auras pas le temps ! ditMéloir en souriant au flot qui vint lui baigner le visage. Unvisage de réprouvé ! Le cheval, dès qu’il sentit l’eau à sespieds, souffla et mit le nez au vent, cherchant la direction de safuite.

Aubry se sentit défaillir, car l’imaginationne peut rêver un danger plus terrible et plus prochain que celuiqui l’écrasait de toutes parts.

Si le cheval partait, Reine était perdue sansressource. Aubry la quitta, saisit la bride du cheval et la mitdans la gueule de maître Loys en commandant :

– Ne bouge pas ! Le cheval révoltéfit un bond.

– Hope ! hope ! cria Méloird’une voix étranglée et mourante. Maître Loys se pendit à la bride.Le flot passa par-dessus la tête de Méloir. Aubry tenait Reine dansses bras. Il sauta en selle avec son fardeau.

Et maître Loys de bondir, fou de joie, dans lamer montante.

– Hope ! hope ! cria Aubry àson tour. L’eau jaillit sous le sabot du bon cheval. Du chevalierMéloir, il n’était plus question. Son dernier soupir mit une bulled’air à la surface du flot. La bulle creva. Ce fut tout. Reinesouriait dans les bras de son fiancé. Elle remerciait Dieuardemment.

Sauvée ! sauvée par Aubry ! Deuximmenses joies !

Sur la plate-forme de Saint-Michel, monsieurHue de Maurever remerciait Dieu, lui aussi, car grâce à la lunettemiraculeuse, il assistait réellement à ce drame lointain et rapideque nous venons de dénouer.

Pas par ses yeux à lui, les larmesl’aveuglaient, mais par les yeux du petit Jeannin, qui avait saisid’autorité le tube de Messer Jean Connault, et qui ne l’eût pascédé au roi de France en personne.

Le petit Jeannin avait dit toutes lespéripéties de la course et de la lutte.

Seigneur Jésus ! au moment où les doigtscrispés du réprouvé avaient touché le cou de la pauvre Reine, lepetit Jeannin avait failli tomber à la renverse.

Mais la lance d’Aubry ! oh ! le boncoup de lance !

Et le lévrier noir, qui tenait dans sa gueulela bride du cheval ! c’était cela un chien !

Frère Bruno se disait, le matois :« En l’an cinquante, le lévrier de messire Aubry, qui est plusavisé que bien des chrétiens, etc., etc. »

Une histoire de plus, enfin, dans le grenierd’abondance de sa mémoire !

Et à mesure que le petit Jeannin parlait,l’assistance écoutait, bouche béante.

Quand Reine et Aubry furent en selle, ce futun long cri de joie.

Jeannin trépignait et la fièvre le prenait,car un ennemi restait à combattre : la mer.

– Oh ! disait-il, comme si Aubry eûtpu l’entendre ; à droite, messire, à droite, au nom deDieu ! Devant vous est le fond de Courtils. Saint Jésus !le chien a deviné ! Ils tournent à droite !

– Allons, vous autres, reprenait-il ens’adressant à l’assistance, un Ave, vite, vite, pourqu’ils passent les lises du Haut-Mené. Mais vous n’aurez pas letemps… Oh ! le brave chien !… il les conduit tout droit,comme s’il avait péché des coques toute sa vie dans les tangues.Tenez ! tenez ! les voilà qui sortent du flot… s’ilspeuvent tourner la mare d’Anguil, tout est dit… Bonne Vierge !bonne Vierge ! le flot les reprend !… mais piquez donc,messire Aubry ; de l’éperon ! de l’éperon !

Il essuya la sueur de son front.

– Eh bien, enfant ? murmura Maureverqui ne respirait plus. Jeannin fut une seconde avant derépondre.

Puis il quitta la lunette et se prit àcabrioler comme un fou sur la plate-forme.

– La mare est tournée, dit-il. Oh !le brave chien ! Maintenant, vous pouvez bien aller à l’égliseremercier le bon Dieu.

Une demi-heure après, Reine était sur le seinde son père. Petit Jeannin embrassa maître Loys d’importance et luijura une éternelle amitié.

– Voilà qui est bien, dit le frère Bruno,tout le monde est content, excepté moi. Messire Aubry serachevalier, et Peau-de-Mouton sera écuyer de messire Aubry.

– Que demandes-tu ? s’écria monsieurHue, qui avait ses lèvres sur le front de Reine ; tu es unvaillant homme !

– Je ne suis qu’un pauvre moine, messire,et cela me rappelle l’aventure de Domineuc, le fouacier duVieux-Bourg, qui chantait à sa femme, Francine Horain, la cousinedu petit Tiennet de la ferme brûlée (qui avait les yeux en croixcomme Barrabas), qui lui chantait… Mais ne vous fâchez pas,messire. Je fais réflexion que vous n’aimez point les histoires, etje ne vous dirai pas ce que Domineuc chantait à sa femme.Seulement, pour le silence rigoureux que j’ai gardé depuisvingt-quatre heures, je vous prie d’intercéder auprès du MesserJean Connault, afin qu’il me tienne quitte de la discipline.

Frère Bruno eut sa grâce.

En montant l’escalier de l’infirmerie, il sedisait :

– Je me suis bien battu pour un seul brascassé ! Saint-Michel archange ! la bonne nuit ! Sion avait pu conter, par-ci par-là, une petite aventure, je dis quela fête n’aurait pas eu sa pareille ! Et cela me fait souvenirde l’histoire d’Olivier Jicquel, le bossu de Plestin, que je vaisnarrer par le menu au frère infirmier pour me refaire un peu lalangue !

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