La Fée des grèves

Chapitre 31Où l’on voit revenir maître Loys, lévrier noir.

C’est à peine si nous avons le temps de verserune larme sur le sort malheureux de Vincent Gueffès, Normand. Ilétait maquignon comme ceux de son pays ; il avait une mâchoiremémorable ; il ne disait jamais ni oui ni non ; ilpossédait quelque teinture de philosophie éclectique, bien quecette gaie science ne fût point encore inventée.

Il était païen à l’instar de tous les beauxesprits.

Il était même un peu voleur.

En le quittant pour jamais, nous aimons àjeter ces quelques fleurs sur la tombe d’un homme qui, devançant leprogrès, secoua si vite les préjugés idiots où croupissait sonsiècle.

Cela dit, Vincent Gueffès, adieu !

À deux ou trois reprises différentes, Méloiret ses hommes d’armes furent obligés de s’arrêter dans leur chassedevant des obstacles absolument pareils à celui que nous avonsdécrit naguère, et qui fut la cause du tant regrettable trépas demaître Vincent Gueffès.

Deux ou trois fois la troupe fugitive s’étaitdivisée, soit de parti pris, soit par l’effet du hasard. Suivanttoute apparence, les émigrés du village de Saint-Jean et monsieurHue avaient essayé de marcher ensemble et quelque incident lesavait séparés.

Ils s’étaient perdus dans la brume et secherchaient peut-être.

Mais le proverbe : Chercher uneaiguille dans une charretée de foin est de beaucoup tropfaible pour exprimer la folie qu’il y aurait à courir après unhomme dans ces immenses ténèbres.

Méloir et sa troupe avaient leurslévriers.

Encore ne trouvaient-ils rien.

Ils continuaient néanmoins la chasse.Désormais Méloir ne pouvait plus reculer.

Méloir avait passé la moitié de sa vie à sebattre comme il faut. C’était une brave lance ; mais cen’était que cela. Les gens de cette espèce arrivent tout à coup aumal, parce que leur bonne conduite ne fut jamais le résultat d’unprincipe.

Si le hasard les sert, ils peuvent fournir laplus honorable carrière du monde et demeurer fermes jusqu’au boutdans le droit chemin, parce qu’ils ne sont essentiellement nivicieux ni méchants.

Mais comme ils ne sont pas essentiellementbons et qu’ils n’ont d’autre mobile que l’intérêt humain, vous lesvoyez glisser aussitôt que leur pied touche une pente facile.

Et dès qu’ils glissent, ils aident la pente.Leur sagesse menteuse érige en système le hasard de leur chute.

S’ils ont déjà de la fange jusqu’à laceinture, ils s’écrient : On a calomnié la fange ! Lafange est un bon lit ! C’est exprès que je suis dans lafange !

Vive la fange !

Les chiens se détournent quand ilss’aperçoivent qu’ils font fausse route ; les hommes, non.

Il y avait, au temps des druides, dansl’Armor, un fou qui mettait une citrouille au bout d’une pique, etqui se prosternait devant cet emblème auguste en disant :

– Ceci est le soleil. Les druides quin’entendaient pas la plaisanterie, invitèrent ce fou à rentrer dansle giron de Belenus. Le fou ne voulut pas. Les druides le placèrentsur un tas de fagots qu’ils allumèrent. Le fou mourut comme unhéros en criant à tue-tête :

– Imposteurs, vous pouvez tuez mon corps,mais ma citrouille était bien le soleil ! Méloir avait regardéun jour ses cheveux qui grisonnaient. Il s’était dit : Je veuxun manoir, une femme, des vassaux, etc. Et il avait fait choix dece triomphant moyen, expliqué par lui à Aubry de Kergariou, audébut de ce récit : la terreur. Au fond, ce n’était qu’unépouvantail : l’escopette du mendiant espagnol qui n’a nipoudre ni balles.

Mais à l’heure où nous sommes, Méloir avaitchargé son arme jusqu’à la gueule. Il ne demandait pas mieux que detuer. C’était un parfait coquin.

Tant la logique est une irrésistible et bellechose ! Posez les prémisses, le diable tirera la conséquence.Ceci étant accepté qu’il fallait se venger d’Aubry, fairedisparaître le vieux Maurever et s’emparer de Reine à tout prix, letemps pressait. Méloir sentait que le terrain politique tremblaitsous ses pas. Son zèle qui lui valait aujourd’hui la faveur duprince régnant pouvait, demain, le mener au supplice.

Mais, en 1450, comme de nos jours, les espritspratiques connaissent le mérite du fait accompli.

Ce qui est fait est fait, ditl’odieux proverbe.

Et croyez-nous bien, sur douze proverbes, il yen a onze d’abominables ; de même que sur cent almanachs, cesévangiles de l’ignorance impie, il y a quatre-vingt-dix-neufturpitudes.

Méloir pensait : Si je me hâte, tout serafini avant la mort du duc François. Je serai en possession del’héritière et de l’héritage. On me montrera les dents peut-être,mais on ne mordra pas !

– Et allons ! Rougeot, Tarot !Allons ! Nantois, Grégeois, Pivois, Ardois ! Allons,Léopard et Finot !

Le pauvre Noirot était couché là-bas sous latangue, on ne l’appelait plus.

– Allons, bons chiens, dressés à secourirles naufragés, en chasse ! en chasse ! Ils allaient, envérité ! les chevaux ne quittaient pas le petit trot. Lessoudards couraient derrière. Les fugitifs ne pouvaient sesoustraire désormais bien longtemps à cette poursuite acharnée.

Il est même probable que, sans les retardsoccasionnés par l’hésitation des lévriers, aux endroits de la grèveoù les traces se bifurquaient tout à coup, quelques traînardsfussent tombés déjà au pouvoir des hommes d’armes.

Voici cependant ce qui était advenu demonsieur Hue et de sa suite.

Aubry s’était mis à la tête de la caravanelorsqu’il avait reconnu l’absence du petit Jeannin. Aubry ne savaitguère son chemin dans les sables ; il allait droit devant lui,ce qui est quelquefois le mieux.

Au bout d’une heure de marche, le bruit de lamer se fit entendre si distinctement qu’il n’y eût point à douter.Ils avaient fait fausse route. Reine souffrait de sa blessure. Lafatigue et le découragement venaient.

Et le brouillard ne diminuait point.

La troupe se trouvait engagée dans cettepartie des grèves qui est au nord-ouest du Mont, et où les maresabondent.

En retournant sur ses pas, Aubry laissafléchir vers le sud la ligne qu’il suivait. Ce n’était plus dusable, c’était de la marne délayée que la troupe avait sous lespieds.

Pour éviter les mares, à fond de lises, onfaisait de nombreux circuits. Les uns passaient à droite, lesautres à gauche.

De temps en temps, un homme ou une femme seperdait.

Une fois, Maurever appela Reine qui nerépondit pas.

Une horrible angoisse serra le cœur duvieillard.

Et à dater de cet instant, tout fut confusionparmi les fugitifs.

Chacun voulut chercher Reine.

On tourna ; on perdit la voie. Puis, lesgroupes se détachèrent. Il y avait maintenant impossibilité de serallier.

Hue de Maurever marchait avec son vieux vassalSimon Le Priol qui tenait sa femme par la main.

Fanchon pleurait à chaudes larmes, la pauvrefemme, parce que ses deux enfants, Julien et Simonnette, n’étaientplus là pour répondre à sa voix.

Aubry allait tout seul, fou de douleur,courant dans cette nuit éclairée, sans but, sans direction, presquesans espoir.

Les filles et les gars de Saint-Jean erraientça et là à l’aventure.

Dans la brume, tous ces différents groupes secroisaient maintenant sans se voir. Tout était à la débandade. Etla besogne des hommes d’armes du chevalier Méloir n’en valait pasmieux pour cela. Cette foule dispersée des fugitifs n’était bonnequ’à donner le change aux chasseurs.

Aubry avait quitté ses compagnons depuis unquart d’heure, lorsqu’il crut ouïr un bruit léger derrière lui.

Il s’arrêta et colla son oreille contre latangue.

Son cœur battait bien fort.

Mais quand il se releva, le rayon d’espoir quibrillait naguère à son front avait disparu.

Ce bruit qu’il entendait, c’était le pas deschevaux de Méloir.

Aubry chercha de quel côté il prendrait lafuite, car son premier besoin était de vivre, afin de protégerReine.

Les pas approchaient.

Aubry pouvait ouïr déjà la voix des hommesd’armes.

– Holà ! disait Péan, qu’a-t-il doncce brigand d’Ardois, il va rompre sa laisse !

– Et Rougeot ! répliquaitGoëtaudon ; ah ça, ils deviennent enragés, Bellissan, voslévriers !

– Chut ! fit le veneur ; nevoyez-vous pas qu’ils rencontrent ? J’ai de la peine à tenirce grand diable de chien que j’ai acheté sur la route. Bellemont,Reinot, coquin, bellement ! Le chevalier Méloir est-illà ?

– Messire Méloir ! appelèrentdiscrètement plusieurs voix.

Messire Méloir était ailleurs, car il ne donnapoint de réponse.

– Voilà qui est grand dommage ! ditencore Bellissan, car je suis bien sûr que nous allons avoir unrelancé. Bellement, Reinot, coquin, bellement !

– Hé bien ! hé bien ! criaCorson, le héraut, voilà Pivois qui m’entraîne. À bas,Pivois ! à bas, de par le ciel ! Bon ! sa laisses’est rompue dans ma main et Dieu sait où est le chien à cetteheure.

Pivois s’était élancé en poussant cetaboiement court et plaintif des lévriers de race, qui ressemble aucri d’un sourd-muet.

Les autres chiens se démenèrent avecfureur.

Deux ou trois d’entre eux parvinrentsuccessivement à rompre leurs laisses et se précipitèrent en avantsur les traces de Pivois.

Pivois était une belle et noble bête, nourriedans l’héroïque chenil de Rieux ; gris de fer foncé, le museaupointu comme un poignard, le corps musculeux, les griffestranchantes.

En trois bonds, il fut auprès d’Aubry.

C’était une sorte de tumulus ou renflement àpeine sensible. Le brouillard y était moins opaque que dans lesfonds. On distinguait parfaitement le sol ; on voyait même àtrois pieds à la ronde.

Au centre du mamelon, il y avait un poteauhumide et gluant, couvert de mousse marine et qui, à marée haute,indiquait le bas-fond aux petites barques de pêcheurs montois.

Aubry s’était adossé contre ce poteau.

Il avait à la main son épée nue.

Dès l’instant où il avait entendu laconversation des hommes d’armes et senti, en quelque sorte, lafringale des chiens qui le flairaient, il avait dû renoncer à touteidée de fuir.

Une seule ressource restait : lecombat.

Le combat se présentait, certes, bieninégal ; mais Aubry avait foi en sa force, et ces soldats duvieux temps, un contre dix, ne désespéraient pas de lavictoire.

Tant que leurs doigts d’acier pressaient lacroix d’une épée, ils taillaient de leur mieux.

Il y avait ici quelque chose de plus terribleque les hommes, c’étaient les lévriers. Mais Aubry devinait là deshommes d’armes qui serraient la laisse de chaque chien au lieu delâcher à la fois la meute tout entière.

Il se disait :

– Ah ! si j’avais seulement avec moimaître Loys ! vrai Dieu ! ce serait une belleéquipée ! Dix chiens pour maître Loys, dix hommes pourmoi : c’est notre mesure.

– Mais, se reprenait-il ensoupirant ; pauvre maître Loys !… où est-il ?

Une masse sombre saillit hors du brouillard.Aubry sentit une haleine de feu et son épaule saigna sous la griffede Pivois.

Mais Pivois tomba éventré d’un coup d’épée àbras raccourci, que lui donna Aubry.

– Belle bête ! murmura-t-il ;c’est dommage ! Ardois, lancé comme une flèche, passapar-dessus le corps de Pivois. Aubry lui fendit la tête à la voléed’un coup de revers. Rougeot, magnifique animal, brun de cotte àpèlerine rousse, avec deux feux pourpres sous la paupière, roulasur ses deux compagnons morts. Il avait le col tranché aux troisquarts.

– Vrai Dieu ! grondait maître Aubryqui s’échauffait à la besogne, les hommes ne viendront-ils pas à lafin ! Les hommes venaient. On entendait parfaitement le passourd des chevaux. Aubry vit la silhouette d’un cavalier quipassait à sa gauche sans l’apercevoir.

Comme il ouvrait la bouche pour l’appeler, caril était en train et il avait hâte de sentir une épée grincercontre la sienne, un quatrième lévrier sortit du brouillard etfondit sur lui.

Énorme, celui-là ! noir de la tête auxpieds ! beau comme on se représente les chiens fabuleux quimènent l’éternelle course de Diane chasseresse.

L’Achille des chiens !

Il bondit littéralement par-dessus l’épéed’Aubry, tomba de l’autre côté, rebondit avant qu’Aubry eût letemps de faire volte-face et le saisit à la gorge.

Mais non point pour l’étrangler, oh !non ! Pour le caresser plutôt, doucement et tendrement, commel’épagneul favori vient mêler ses longues soies aux longs cheveuxde la châtelaine aimée.

Pour le chérir, pour le baiser en gémissant dejoie. Loys ! maître Loys ! le grand, le fier,l’intrépide ! L’Achille des chiens, on vous le dit. C’étaitlui que Bellissan avait acheté à Dinan, par hasard, pour remplacerle pauvre Ravot, mort de la poitrine. C’était lui qu’on appelaitReinot, c’était maître Loys ! Écoutez, Aubry le baisa sur lemuseau, comme un enfant, comme un ami. Aubry avait une larme à lapaupière.

– Seigneur Dieu ! vous êtes avecmoi ! s’écria-t-il sans plus se cacher, grand merci !Hardi, Loys !

Puis, donnant sa voix qui vibra comme unclairon dans la brume :

– À moi, taupins ! ajouta-t-il, àmoi, traîtres maudits ! Méloir, Péan ! Coëtaudon !Corson et d’autres, s’il y en a ! Venez ! venez !venez !

Une clameur, lointaine déjà, répondit à cetappel. Aubry était dépassé ; il aurait pu éviter la lutte.Mais ce n’était pas ce qu’il voulait. Pendant qu’il allaitcombattre, qui sait si Reine n’aurait pas le temps de sesauver ? C’était quelques minutes de gagnées : le salutpeut-être !

Et puis, avec maître Loys, Aubry se croyaitsûr de vaincre.

Les pas des chevaux se rapprochaient. Loys semit à côté de son maître, les jarrets ramassés, le museau dans lesable.

Le nom de Reine vint encore une fois auxlèvres d’Aubry, puis il serra sa bonne épée.

– Hardi, Loys ! Il y eut tout à coupun grand cliquetis de fer. Le sable se rougit autour du vieuxpoteau, vert de goémon. Les chiens étranglés hurlèrent. Les hommesd’armes repoussés blasphémèrent. Hardi, Loys ! maîtreLoys ! ils sont à nous !

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