La Fée des grèves

Chapitre 30Où maître Vincent Gueffès est forcé d’admettre l’existence de laFée des Grèves.

Un quart d’heure à disparaître !

Certes, il est difficile de se représenter uneplus terrible agonie !

Car une fois que les jambes sont prises à unecertaine hauteur, les efforts de l’homme le plus robuste sont vainset ne servent qu’à hâter l’immersion complète.

Le corps fait son trou lentement…lentement !

Le sable monte, emprisonnant les membres,moulant chaque pli de la chair, les jambes, le torse, la tête.

On dit encore, car il y a bien des on-dit surces côtes, qu’il suffirait d’étendre ses deux bras en croix pourarrêter la submersion à la hauteur des aisselles. Mais la mer estlà-bas. Un demi-pied de mer va noyer cette pauvre tête qui respireencore au-dessus des sables.

Ce bruit qui avait arrêté le chevalier Méloirdans sa marche, les fugitifs l’avaient entendu tout comme lui.

Quand la cavalcade se fut éloignée, le petitJeannin prit la parole avec précaution.

– Jamais je n’avais vu d’animalpareil ! dit-il.

– Quel animal ? demanda Aubry.

– Voyez ! répliqua Jeannin. Mais iln’était pas facile de voir.

Aubry s’approcha en tâtonnant, et sa mainrencontra le corps tout chaud d’un énorme lévrier blanc et noir quiétait étendu sur le sable.

– Maître Loys était plus grand et plusbeau que cela, murmura-t-il.

– Quand Méloir a dit à son veneur dedécoupler les chiens, reprit Jeannin, celui-là qui était sous levent de moi n’a fait qu’un bond et m’a pris à la gorge en grondant,mais je me méfiais. J’avais la main sur mon couteau que je lui aiplongé entre les côtes.

– Et tu n’as pas poussé un cri, petithomme ! dit Aubry en lui frappant sur l’épaule ; c’estbien, tu feras un maître soldat ! Jeannin rougit deplaisir.

Quelque part, dans le brouillard, Simonnetteétait là qui devait entendre.

– Oui, oui, dit frère Bruno,Peau-de-Mouton sera un fier soldat, c’est vrai. Il a tué un chien,à ce que je comprends, mais il en reste onze, et si monsieur Hueveut me permettre de parler, je vais donner un bon conseil.

– Parle, répliqua le vieux Maurever, queces divers événements semblaient préoccuper très peu.

– Parle ! grommela Bruno ; levieux seigneur est dans ses méditations jusqu’au cou. Et lesméditations, c’est comme les tangues, on s’y noie ! mais il nem’appartient pas de juger un seigneur.

– Eh bien ? fit monsieur Hue.

– Voilà ! maintenant il s’impatienteparce que je ne parle pas assez vite. Eh bien ! messire,reprit-il tout haut, je déclare que je vous regarde comme notrechef, tant à cause de votre âge respectable que pour le titre dechevalier banneret que vous avez…

– Incorrigible bavard ! interrompitMaurever.

– Ah ! par exemple ! s’écriaBruno en colère, depuis cinquante-deux ans que je vis, et jepourrais dire cinquante-trois ans, vienne la Saint-Mathieu, car jesuis né trois ans avant le siècle, oui-da ! et mes dents nebranlent pas encore, voici la première fois qu’on m’appellebavard ! Mais c’est égal, je n’ai pas de rancune : monbon conseil, je vous le donne gratis et pro Deo, commedisait Quentin de la Villegille, porte-lance de M. leconnétable. Les soudards et cavaliers de ce Méloir sont maintenantà Tombelène ou bien près, pas vrai ? Eh bien ! quand ilsvont voir les oiseaux dénichés, ils seront de méchante humeur. Ilsont des chiens et les chevaux vont plus vite que les hommes. Leschiens n’ont guère de nez dans le brouillard, c’est le veneurlui-même qui l’a dit ; mais on leur mettra le museau dans nostraces fraîches, et alors…

– C’est vrai ! s’écria Aubry.

– Bon ! bon ! fit Bruno ;maintenant, chacun va me couper la parole, je m’yattendais !

– Que faire ? demanda Maurever.

– Voilà ! J’ai vu plus d’unepoursuite dans les grèves. Olivier de Plugastel, chevalier,seigneur de Plougaz, échappa aux Anglais tenant garnison àTombelène, pas plus tard qu’en l’an quarante-deux, en suivant lecours de cette rivière où nous sommes. L’eau qui coulait sur lesable effaçait, à mesure, la trace de ses pas.

– Suivons donc la rivière ! ditAubry.

– La rivière, en descendant, est pleinede lises, fit observer Jeannin ; en remontant, ellenous mène dans la partie la plus dangereuse des grèves. Et si nousne nous hâtons pas de gagner la terre, ce brouillard se lèvera.Nous resterons à découvert au milieu des grèves.

Cela était si complètement évident, quepersonne n’y trouva de réplique. Le frère Bruno lui-même se grattal’oreille et ne répondit point.

– Marchons à reculons, reprit Jeannin, leplus vite que nous pourrons. Le veneur collera son œil contre terreet voudra connaître nos traces. Ils font toujours comme cela. Quandle veneur aura connu nos traces, il voudra mettre sa raison à laplace de l’instinct des chiens, et nous serons sauvés.

– Oh ! Peau-de-Mouton !Peau-de-Mouton ! s’écria Bruno, tu ne vivras pas : tu astrop d’esprit ! Allons ! vous autres, àreculons !

On se remit en marche, selon l’avis du petitcoquetier. – Dix ou douze minutes se passèrent,– Maurever avait de nouveau commandé le silence.

Au bout de ce temps, Bruno quitta son posted’arrière-garde, et, sans dire un mot cette fois, traversa toute latroupe pour se rapprocher de Jeannin.

Sans le brouillard, on aurait pu voir sur lafigure du frère convers une inquiétude grave. Et il ne fallait paspeu de chose pour produire cet effet-là !

– Où es-tu, petit ? demanda-t-il àvoix basse, quand il se crut auprès de Jeannin.

– Ici, répliqua ce dernier.

Bruno s’avança encore jusqu’à ce qu’il pût luiprendre la main.

– Es-tu bien sûr du chemin que tusuis ? dit-il.

– Non, répondit Jeannin, dont la mainétait froide et la respiration haletante ; depuis deux outrois minutes je vais à la grâce de Dieu.

– Où crois-tu être ?

– À l’orient du Mont.

– Moi, je crois que nous sommes àl’ouest ; la tangue mollit ; le vent vient de l’ouest, etsi nous étions de l’autre côté, nous ne le sentirions guère.

– C’est vrai. Tournons à gauche.

– Avertis, au moins, avant detourner.

– Tournons à gauche ! répéta Jeanninà haute voix. Il n’y eut point de réponse. Jeannin pâlit et se prità trembler.

– Monsieur Hue ! dit-il doucementd’abord. Puis il cria de toute sa force :

– Monsieur Hue ! Le silence !Sa voix tremblait comme si elle eût rencontré au passage unobstacle inerte et sourd. Il était arrivé ceci : Tout enparlant et sans y songer le frère Bruno et Jeannin s’étaientarrêtés. Pendant cela, les fugitifs, continuant leur route, avaientpassé à droite ou à gauche, et ils étaient loin déjà. Les bras deJeannin s’affaissèrent le long de ses flancs.

– Simonnette ! et lademoiselle ! murmura-t-il.

– Allons, petit ! du courage !reprit Bruno ; si l’un de nous les retrouve, celasuffira ; prends à gauche ; moi j’irai à droite. Et desjambes !

Ils s’élancèrent chacun dans la directionindiquée. Deux minutes après, il leur eût été impossible de seretrouver mutuellement. Vers ce même instant, Méloir et ses hommesd’armes arrivaient à Tombelène qu’ils avaient manqué plusieurs foisdans le brouillard. Bruno avait deviné juste. Dès que Méloirreconnut que les fugitifs avaient quitté leur retraite, il mit seslévriers sur leur trace, et ouvrit la chasse gaiement.

– Par mon patron, dit-il ; j’aimemieux la chose ainsi ! nous allons les forcer comme deslièvres en plaine.

Péan, Kerbehel, Hercoat, Corson, Coëtaudon,suivis des archers et soudards à pied, s’élancèrent dans la voie.Bellissan, le veneur, tenait son meilleur lévrier en laisse etouvrait la marche.

Le brouillard était toujours aussi intense,les hommes d’armes, montés sur leurs chevaux, ne voyaient point lesol ; mais chacun d’eux tenait la laisse d’un lévrier et ilsallaient en ligne droite, comme s’il eût fait beau soleil.

Les chiens s’arrêtèrent sur les bords de larivière qui passe entre le mont Saint-Michel et Tombelène.Bellissan n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il passal’eau et connut les traces nouvelles comme s’il se fût agi d’uncerf ou d’un sanglier, puis il caressa doucement son lévrier endisant :

– Vellecy ! allez ! Le chiendonna de la voix à bas bruit. La chasse recommença. Mais bientôt unobstacle d’un nouveau genre se présenta.

Nous ne voulons point parler de la marche àreculons. Ceci eût été bon peut-être pour tromper des hommes, maisles chiens vont au flair et ne raisonnent guère, lesheureux !

À cause de quoi, ils ne commettent pointd’erreurs.

L’obstacle dont il s’agit, c’était ladivergence des routes suivies par le petit Jeannin d’abord, frèreBruno ensuite, et enfin le gros de la caravane.

Les chiens quêtèrent un instant, soufflant auvent, éternuant, reniflant, et attendant l’indication bonne oumauvaise qui leur vient de l’homme, quand leur instinct faitdéfaut.

Mais ici les hommes étaient encore plusempêchés que les chiens.

Tout le monde mit pied à terre. On s’accroupitsur le sable, on regarda la tangue de près ; on fit de sonmieux.

On ne fit rien de bon.

La brume semblait se rire de tout effort.

Maître Vincent Gueffès, car il était là,maître Vincent Gueffès fut le premier qui se releva. Il avait lenez tout barbouillé de sable, tant il avait approché de la tangueses yeux clignotants et gris.

– M’est avis qu’ils se sont séparés entrois troupes, dit-il, volontairement ou par l’effet du hasard.

– Après ? demanda Méloir.

– Après, mon bon seigneur ? onprétend que le sire d’Estouteville a reçu ordre du roi de France des’opposer à toute poursuite armée sur le territoire du royaume.

– Qui prétend cela ?

– De gens bien informés, mon cherseigneur. Le vieux Maurever est un matois. Il aura pris à gauche duMont pour se trouver tout de suite le plus près possible de laprotection française.

– Oh ! hé ! cria Bellissan, legros de la bande a pris à droite du mont Saint-Michel. Allez,chiens, allez !

Il pouvait y avoir du bon dans l’avis demaître Vincent Gueffès ; mais le lévrier de Bellissan leveneur entraîna tous les autres, et maître Gueffès resta seul. Ils’arrêta un instant indécis.

Dans les sables, par le brouillard, il n’estpas permis de réfléchir.

Quand maître Vincent Gueffès se ravisa etvoulut suivre la troupe de Méloir, il n’était déjà plus temps.Aucun bruit n’arrivait à son oreille.

Il tourna sur lui-même pour s’orienter !Seconde imprudence.

Par le brouillard, dans les sables, il ne fautjamais tourner sur soi-même, à moins qu’on n’ait dans sa poche uneboussole.

On perd, en effet, absolument le sens de ladirection et dès qu’on l’a perdu, rien ne peut le rendre. Il n’y alà aucun objet extérieur qui puisse servir de guide. Les gens dupays égarés dans la brume se dirigent quelquefois, quand ils sevoient réduits à ces extrémités, par l’inclinaison despaumelles ou petites rides de sable que le reflux laissesur la grève. Ils ont remarqué que ces paumelles s’élèvent à pic ducôté de la terre, et gardent au contraire du côté de l’eau unepente douce et presque insensible.

Mais outre que cette règle est fort loind’être générale, il n’y a que certains endroits des grèves où lesable soit assez pur pour former ces paumelles.

La marne, qui est presque partout un deséléments de la tangue, résiste au flot et garde son plan.

Maître Gueffès était justement en un lieu oùil n’y avait point de paumelles.

Il se baissa pour examiner les traces. Lestraces se mêlaient maintenant en tous sens ; chaque pasformait un trou arrondi dans ce sable mou et prompt às’affaisser.

Maître Gueffès était absolument dans laposition d’un homme qui joue à colin-maillard.

La bravoure n’était pas son fait.

Il eut peur, et se prit à courir en suivant auhasard une des lignes de pas qui partaient du centre où les deuxtroupes, les fugitifs d’abord, puis les hommes de Méloir, s’étaientsuccessivement arrêtées.

Oh ! le pauvre Normand ! s’il avaitsu ce qui l’attendait au bout du chemin, il n’aurait pas couru sivite !

Il est notoire que la Fée des Grèves n’aimepas ceux qui doutent d’elle.

Il est connu que la Fée des Grèves étranglevolontiers dans un coin ceux qu’elle n’aime pas.

Les fées sont du reste presque toutes commecela, les fées bretonnes surtout.

Or, la Fée des Grèves glisse dans lebrouillard comme dans la nuit.

La trace que suivait maître Vincent Gueffès setrouvait être par hasard celle du petit Jeannin, Fée des Grèves parintérim.

Tout en marchant, maître Vincent Gueffès serassurait un peu et il se disait :

– C’est une journée de cent écus nantais,plus Simonnette, sans parler du petit scélérat de coquetier, quisera pendu cette fois pour tout de bon ! Le chevalier Méloirm’a promis tout cela. Laissons faire, l’heure du déjeuner vient. Sije gagne le Mont, j’ôterai mon bonnet, et je mangerai la soupe desbons moines pour l’amour de Dieu.

Justement, un son grave et vibrant perça lebrouillard. Maître Vincent poussa un cri de joie. C’était la clochedu monastère. Il était à cent pas du Mont.

– Laissons faire ! laissonsfaire ! reprit-il, en se frottant les mains : Jeanninpendu, Simonnette que voilà devenue ma femme, et cent écusd’or !

Une forme indécise passa près de lui, si prèsqu’il sentit comme un frôlement.

Une robe de femme ! il n’y avait pas às’y tromper !

On peut fuir un homme, quand on a le caractèreprudent. Mais une femme !

Maître Gueffès, devenu brave tout à coup,s’élança en avant. Ce pouvait être Simonnette, ce pouvait êtremademoiselle Reine.

Bonne prise, dans tous les cas !

Au bout d’une vingtaine d’enjambées, il vit lebrouillard s’ouvrir. Le roc noir de Saint-Michel était devantlui.

C’était hors des murailles de la ville, en unlieu sauvage et sombre que surplombent les contreforts dumonastère.

Sous les fondations, entre les roches énormes,il y avait une femme, la forme que maître Gueffès avait vue passerdans la brume.

Bonne prise ! oh ! bonneprise ! maître Vincent Gueffès reconnut les vêtements de Reinede Maurever.

Et derrière son voile, il reconnut aussi sescheveux blonds bouclés, qui brillaient au soleil.

Il s’approcha tortueusement.

De l’autre côté des rochers, il y avait depauvres pêcheurs qui faisaient sécher leur filets. Ils avaient bienreconnu la Fée des Grèves pour l’avoir vue souvent glisser, lanuit, sur le sable, depuis que monsieur était caché àTombelène.

Ils se dirent :

– Voilà le Normand Gueffès qui vaattaquer la Fée. Sorcier contre lutin : voyons labataille ! La bataille ne fut pas longue. Il paraît que lesfées sont plus fortes que les Normands.

Dès le commencement du combat, maître Gueffèsdevint fou, car on l’entendit crier :

– Jeannin, petit Jeannin !pitié ! pitié ! Qu’avait-il à faire là-dedans Jeannin, lepetit coquetier des Quatre-Salines ?

La Fée prit, cependant, Gueffès par le cou etl’entraîna dans le brouillard.

Il se débattait, le malheureux ! La Féeet lui disparurent derrière la brume.

Quand le brouillard se leva, vers midi, lespêcheurs trouvèrent maître Vincent Gueffès étendu sur le sable, laFée lui avait tordu le cou.

Il faut se méfier. Chacun savait que maîtreGueffès, quand il avait les pieds dans les cendres, et lepiché au coude, parlait trop à son aise de la Fée desGrèves.

Il faut se méfier. Se taire est le mieux. Maissi vous avez à parler d’elle, dites toujours la bonne fée,ou ne passez jamais en grève…

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