La Fée des grèves

Chapitre 6Ce que Julien avait appris au marché de Dol.

Les partisans de la bonne Fée, déconcertée parla question de maître Gueffès, ne s’attendaient pas à cetauxiliaire qui leur venait tout à coup en aide.

Le petit Jeannin était plutôt toléréqu’accueilli dans l’assemblée des notables du village deSaint-Jean, et d’habitude on ne lui accordait point la parole.

Mais l’homme qui a une idée grandit tout àcoup, et depuis le moment où Simon Le Priol avait dit :« La bonne Fée donne tout ce qu’on lui demande », Jeanninavait une idée.

Il était debout devant l’âtre, le front rougeet haut, mais les yeux baissés.

Tous les regards étonnés se fixaient surlui.

– Ah ! tu l’as vue, toi,petiot ? dit Gueffès, avec son air moqueur.

– Oui, moi, je l’ai vue, réponditJeannin.

– Il l’a vue ! il l’a vue !répétait-on à la ronde.

– Et où l’as-tu vue ? demandaGueffès.

– Ici, devant la porte.

– Quand ?

– Hier.

– À quelle heure ?

– À minuit.

Toutes ces réponses furent faites rondement etd’un ton assuré.

Mais Vincent Gueffès allongea sa mâchoire enun sourire méchant.

– Ah ! ah ! petiot !dit-il, et que fais-tu à minuit, si loin de ton trou, devant laporte de Simon Le Priol ? Détourner la question est le fort dela diplomatie normande.

Le petit Jeannin se campa crânement devantGueffès et répondit :

– Là, ou ailleurs, je fais ce que jeveux. Et souvenez-vous du jeu que le Breton proposa au Français,dans l’auberge des Quatre Besans d’or : du jeu qui sejoue sans table ni tapis, maître Vincent Gueffès, avec deux gaulesd’une toise. Bon pied, bon œil, main alerte, et à la grâce deDieu !

Ma foi, Simon Le Priol ne put s’empêcher derire, et ce ne fut pas aux dépens du petit Jeannin. Simonnetteétait toute rose de plaisir. Fanchon, la ménagère, but un coupd’hypocras pour cacher sa gaieté. Les quatre Mathurin écrasèrent,dans leur contentement, les pieds des quatre Gothon. Maître Gueffèsne broncha pas.

– Un bâton d’une toise ne prouve pas quemensonge soit parole d’Évangile, dit-il. Que faisait la fée quandtu l’as vue !

– Elle se baissait sur le seuil pourramasser un gâteau de froment.

– Ça, c’est la vérité, appuya laménagère ; j’avais mis un gâteau de froment sur la porte.

– Et comment est-elle faite, la Fée,petiot ? demanda encore maître Gueffès. Jeannin hésita.

– Elle est belle, répliqua-t-il enfin,belle comme un ange… presque aussi belle que la fille de Simon LePriol. Simon et sa femme froncèrent le sourcil à la fois.

Maître Vincent Gueffès ouvrait sa large bouchepour lancer quelque trait envenimé qui pût venger sa défaite, caril était vaincu, lorsque le pas d’un cheval se fit entendre sur lechemin.

Tout le monde se leva.

– Julien ! Julien !s’écria-t-on, Julien Le Priol ! nous allons avoir desnouvelles de la ville ! Le cheval s’arrêta en dehors de laporte qui s’ouvrit. Julien Le Priol, fils de Simon, entra.

C’était un beau gars de vingt ans, fortementdécouplé : cheveux noirs, œil vif et franc, un gars quis’était plus souvent tourné, pour respirer, du côté du bon air desgrèves que du côté de l’atmosphère lourde et tiède du Marais. Ilbaisa sa mère et Simonnette.

– Quelles nouvelles, garçon ?demanda le père.

– Mauvaises ! répliqua Julien, enjetant sur la table les lames de faux qu’il était allé acheter chezle taillandier de Dol ; mauvaises ! Ce ne sont pas desmalfaiteurs qui ont saccagé le manoir de Saint-Jean et ce n’est paspar dérision qu’on a planté au bas du perron le poteau de lajustice ducale. Monsieur Hue de Maurever, notre seigneur, estaccusé de haute trahison.

– De haute trahison ! répéta LePriol stupéfait.

Les nouvelles, en ce temps-là, ne couraientpoint la poste. Le hameau de Saint-Jean, qui était situé en vue duMont, à cinq ou six lieues d’Avranches, ne savait pas encore ce quis’était passé, à quinze jours de là, dans la basilique dumonastère.

Une nuit de la semaine qui venait des’écouler, le manoir de Saint-Jean avait été saccagé de fond encomble par des mains invisibles. Les villageois effrayés avaiententendu des chants et des cris. Le lendemain, il n’y avait plus unseul serviteur au manoir désolé.

Et, devant la grand’porte, un écriteau auxarmes de Bretagne portait ces mots que Vincent Gueffès avaitdéchiffrés : Justice ducale.

Du reste, les maîtres étaient absents depuisdu temps, et, quand les pillards étaient venus, ils n’avaienttrouvé que des valets au manoir.

Le lendemain, à travers les fenêtresdésemparées, les gens du village avaient jeté leurs regards àl’intérieur du château. Il n’y avait plus que les muraillesnues.

Julien était assis entre son père et sa mère.Tout le monde l’interrogeait des yeux. Il y avait sur son visageune émotion grave et triste.

– Quand monsieur Hue de Maurever,commença-t-il avec lenteur, me conduisit au château du Guildo,apanage de monsieur Gilles de Bretagne, je vis de belles fêtes, monpère et ma mère ! Il était jeune, monsieur Gilles de Bretagneet fier, et brillant.

Maintenant, il est couché dans un cercueil deplomb, sous les dalles de quelque chapelle. Et tout le monde saitbien qu’il est mort empoisonné !

– Mon fils Julien, dit Simon Le Priol,nous avons prié Dieu pour le salut de son âme. Que peuvent faire deplus des chrétiens ?

– Nous autres ! répliqua le jeunehomme en jetant un regard sur son habit de paysan, rien… maismonsieur Hue de Maurever est un chevalier !

Voilà ce qu’ils disent, mon père et ma mère,sur le marché de Dol :

Notre seigneur François était jaloux demonsieur Gilles, son frère. Il le fit enlever nuitamment du manoirdu Guildo par Jean, sire de la Haise, qui n’est pas un Breton, etOlivier de Méel qui est un lâche ! Jean de la Haise enfermamonsieur Gilles dans la tour de Dinan. Et comme le pauvre jeuneseigneur, prisonnier, faisait des signaux au travers de la Rance,Robert Roussel – un damné ! – l’emmena jusqu’àChâteaubriant où les cachots sont sous la terre.

Les cachots de Châteaubriant ne parurent pointpourtant assez profonds. Jean de la Haise et Robert Roussel mirentleurs hommes d’armes à cheval par une nuit d’hiver, et conduisirentmonsieur Gilles à Moncontour.

À Moncontour, il y a des hommes. On plaignaitmonsieur Gilles. Jean de la Haise et Robert Roussel fermèrent surlui les portes de la forteresse de Touffon.

Et comme Touffon est trop près d’un village,on chercha encore. On trouva, au milieu d’une forêt déserte, lechâteau de la Hardouinays, où monsieur Gilles a rendu son âme àDieu…

Mon père et ma mère, je ne suis qu’un vilain,mais mon cœur se soulève à la pensée de ce qu’a dû souffrir le filsde Bretagne avant de mourir. Jean de la Haise et Robert Roussel sefatiguaient de garder le captif. Ils voulurent d’abord le tuer parla faim…

– Oh ! interrompit Fanchon, lamétayère, qui ne put retenir un cri d’horreur.

Le même cri s’échappa de toutes les poitrinesoppressées. Maître Gueffès tout seul garda un silence glacé.

– Gilles de Bretagne, reprit Julien,était dans un cachot dont le soupirail donnait dans desbroussailles, au ras du sol. On fut deux jours sans lui porter àmanger, puis trois jours, puis toute une semaine. Au bout de cetemps, Jean de la Haise et Robert Roussel descendirent au cachotpour fournir la sépulture chrétienne au cadavre.

Mais il n’y avait pas de cadavre. Gilles deBretagne vivait encore. Un ange avait veillé sur les jours de lapauvre victime.

Un ange ! Et vous l’avez vu, ce bel angeaux blonds cheveux et au doux sourire, cet ange qui porta silongtemps dans notre pays la consolation charitable…

– Mademoiselle Reine ! murmuraSimonnette, dont les beaux yeux noirs se mouillèrent.

– Oh ! la chère demoiselle !que Dieu la bénisse ! s’écria-t-on tout d’une voix.

La vilaine voix de maître Gueffès manquaitseule à ce concert.

– Reine de Maurever ! répéta Juliend’un accent enthousiaste ; oui, c’était elle, c’était Reine deMaurever ! Chaque soir elle venait, bravant le carreau desarbalètes ou la balle des arquebuses, elle venait apporter du painau captif. Mais quand les deux bourreaux geôliers virent que lafaim ne tuait pas monsieur Gilles assez vite, ils achetèrent troispaquets de poison au Milanais Marco Bastardi, l’âme damnée du sirede Montauban.

Olivier de Méel lui-même recula devant lapensée de ce crime, et s’enfuit alors du château de la Hardouinays.Robert Roussel et Jean de la Haise restèrent. Ces deux-là sontmaudits ; l’enfer les soutient.

Un soir, Reine de Maurever vint, comme decoutume, déguisée en paysanne. Elle frappa aux barreaux. Nul nerépondit. Monsieur Gilles était couché tout de son long sur lapaille humide.

Reine devina. Elle courut chercher son pèrequi se cachait dans les environs, et un prêtre.

Monsieur Gilles put se lever sur son séant etse confessa à travers le soupirail.

Quand il eut fini de se confesser, le prêtrelui demanda :

– Gilles de Bretagne, pardonnez-vous àvos ennemis ?[7]

– Je pardonne à tous excepté à Françoisde Bretagne, mon frère, répondit le mourant, qui trouva un dernieréclair de vie ; Abel n’a point pardonné à Caïn. Pour lefratricide, point de pardon, car le pardon serait uneimpiété !

Je ne sais pas s’il se trompait en disantcela. Il se leva sur ses jambes chancelantes et vint jusqu’ausoupirail dont il saisit les barreaux.

– Prêtre, dit-il, tes pareils sont sanspeur, parce qu’ils sont sans reproche. Va vers le duc François, monfrère, mon seigneur et mon assassin. Dis-lui que Gilles de Bretagnemeurt en le citant au tribunal de Dieu. Le feras-tu ?

Le prêtre hésitait.

– Moi, je le ferai, prononça Hue deMaurever parmi ses sanglots. Car il aimait monsieur Gilles commeson fils. Celui-ci tendit sa main à travers les barreaux. Hue deMaurever la baisa en pleurant. Puis monsieur Gilles murmura :Merci et tomba à la renverse.

Les uns disent que Jean de la Haise et RobertRoussel, lorsqu’ils vinrent le soir, ne trouvèrent plus qu’uncadavre. Les autres affirment que Gilles de Bretagne n’était pasencore défunt, et que les deux infâmes l’achevèrent en l’étranglantde leurs mains.

Julien Le Priol fit une pause. Personne neprit la parole. Chacun était frappé de stupeur.

Julien raconta ensuite comme quoi Monsieur Huede Maurever, accomplissant la promesse faite au mourant, étaitvenu, déguisé en moine, dans la basilique de Saint-Michel, et avaitarrêté le duc François au moment où il allait jeter l’eau saintesur le cénotaphe.

Comme quoi Monsieur Hue avait disparu. Commequoi le jeune homme d’armes Aubry de Kergariou avait jeté son épéeaux pieds du duc et refusé de poursuivre Maurever.

– Maintenant, reprit Julien, Monsieur Huese cache on ne sait où. Le duc a mis sa tête au prix de cinquanteécus nantais. Mademoiselle Reine a disparu, et Aubry de Kergariouest dans les cachots souterrains du Mont. Voilà ce qui se dit surle marché de Dol, mon père et ma mère.

À ces mots : Cinquante écusnantais, deux personnes avaient dressé l’oreille.

C’était d’abord le petit Jeannin, dont lesgrands yeux brillèrent à ces paroles magiques.

Ce fut ensuite maître Vincent Gueffès, lequelgratta sa longue oreille, et se prit à réfléchir profondément.

– Et l’on ne sait pas où notre demoiselleReine s’est réfugiée ? demanda Simon. Julien secoua latête.

– On dit qu’elle a été d’abord au domainedu Roz, puis au domaine de l’Aumône. Les vassaux ont eut peur etl’ont chassée.

– Chassée ! notredemoiselle !

– On dit qu’elle a eu peur d’être chasséeaussi du domaine de Saint-Jean, car les hérauts de la cour vontpartout dans les campagnes, sonnant de la trompe le jour et lanuit, et promettant male mort à qui abritera le sang deMaurever !

– Mais où est-elle ? oùest-elle ? Julien fut bien une minute avant de répondre.

– J’ai rencontré, dit-il enfin aveceffort, le vieux vicaire du Roz sous le porche de l’église. Ilpleurait…

– Il pleurait !

– Et il m’a dit : « Julien,n’oublie pas la fille de ton maître quand tu réciteras le DeProfundis du soir ». Les yeux de Simonnette s’inondèrentde larmes.

La grosse métayère Fanchon essaya de sesoulever et retomba suffoquée.

– Morte ! morte ! répéta JulienLe Priol. Puis il ajouta en se signant :

– Et je crois que j’ai déjà vu sonesprit !

Une frayeur vague remplaça l’expressiondouloureuse qui était sur tous les visages.

– Tout à l’heure, en passant sous lemanoir, poursuivit Julien, je regardais les fenêtres qui n’ont plusde vitraux. Les murailles étaient éclairées par la lumière de lalune, et chaque croisée faisait comme un trou noir. Dans l’un deces trous noirs, j’ai vu saillir une blanche figure… et j’ai dit mapremière oraison pour que Dieu ait l’âme de notre demoiselle.

Le silence se fit. La cruche au cidre etl’écuelle chômaient sur la table. À la crémaillère, la bouillied’avoine brûlait sans que personne s’en aperçût.

De grosses larmes roulaient sur les joues deSimonnette. Il n’y avait plus de trace de cette bonne joie de laSaint-Jean qui emplissait la ferme naguère. Dans ce silence où l’onn’entendait que le bruit des respirations oppressées, un bruitéclata tout à coup. C’était le son d’une trompe disant les troismots de l’appel ducal.

– Écoutez ! s’écria Julien, qui seleva tout pâle.

– Qu’est-ce que cela ? demanda levieux Simon.

– C’est le héraut de Monseigneur Françoisqui vient crier le prix de la tête de Maurever.

– À cette heure de nuit ?

– La vengeance ne dort pas, mon père, etFrançois de Bretagne a déjà vieilli de dix ans depuis dix jours. Ilfaut bien qu’il se dépêche, s’il veut tuer encore un homme avant demourir !

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