La Fée des grèves

Chapitre 13Où l’on parle pour la première fois de maître Loys.

L’endroit du Mont où se trouvait maintenantReine de Maurever était à peine assez large pour qu’une personnepût s’y asseoir à l’aise. Immédiatement au-dessus s’élevait lagrande plate-forme du château que surmonte la basilique. Reineavait à sa gauche les murs inclinés de la Montgomerie, par où l’onmonte au cloître et à toute cette partie des bâtiments appelée laMerveille.

Il y avait un archer de garde dans la guéritede pierre qui flanquait la plate-forme. Reine le savait ; cen’était pas la première fois qu’elle venait là. Elle savait aussique la consigne des archers était de tirer sans crier gare, partoutoù ils apercevaient un mouvement dans les rochers.

Et cette consigne, soit dit en passant,n’était point superflue, car les Anglais tentèrent plus d’une fois,en ce siècle, de s’introduire nuitamment et par trahison dansl’enceinte du couvent-forteresse.

Reine de Maurever, dans sa vie ordinaire,était une enfant timide.

Mais Reine avait le cœur d’un chevalier quandil s’agissait de bien faire.

La mort, elle n’y songeait même pas !C’était chose convenue avec elle-même que, dans ses courseshasardeuses, la mort était partout, sur les Grèves comme autour duMont.

Les sables mouvants, la mer, les balles ou lescarreaux des arbalétriers, tout cela tue. Reine bravait toutcela.

Nous sommes au siècle des vierges inspirées,des dentelles de granit et de splendides cathédrales.

Jeanne d’Arc, une autre jeune fille possédéede Dieu, venait d’accomplir le miracle qui reste comme un diamantéblouissant dans l’écrin de nos annales.

Jeanne d’Arc, que Voltaire a insultée, afinqu’aucun honneur ne manquât à la mémoire de Jeanne d’Arc.

La pauvre Reine n’était point une Jeanned’Arc. Peut-être que son bras eût fléchi sous l’armure. Mais ellen’avait pas un trône à sauver.

Sa force était à la hauteur de son dévouementmodeste.

La vengeance du duc François la faisait pluspauvre et plus dénuée que la plus indigente parmi les filles desvassaux de son père. Elle n’avait plus à donner que sa vie. Elledonnait sa vie simplement, nous allions dire gaiement.

C’était une jeune fille, ce n’était rienqu’une jeune fille, supportant sa peine avec courage, mais aspirantardemment au bonheur.

Aubry était bien le fiancé qu’il fallait àcette blonde enfant des Grèves. Brave comme un lion, vif,bouillant, sincère ; un vrai chevalier en herbe.

Il y avait quinze jours qu’Aubry était captif.François de Bretagne l’avait fait arrêter le soir même del’événement raconté aux premières pages de ce livre. Depuis lors,Aubry n’avait vu que le frère-convers, chargé de lui apporter saprovende, et Reine, qui était venue parfois le visiter.

La fenêtre de son cachot était taillée defaçon à ce qu’il ne pût apercevoir que le ciel. Le sol où ilreposait restait à six pieds au-dessous de lafenêtre-meurtrière.

Ce cachot avait été creusé, avec trois autrespareils, sous la plate-forme, par Nicolas Famigot, ancien prieurclaustral et vingt-quatrième abbé de Saint-Michel. L’intérieurétait tout roc. Le dessus de la porte avait un carré taillé auciseau dans la pierre, avec la date : A. D. 1276.

Les ouvriers, en creusant cette cellule carréedans le roc vif, avaient ménagé un petit cube de granit destiné àsoutenir la tête du prisonnier.

À part cette attention, les quatre cachotsétaient entièrement nus.

Ce fut quelques années plus tard seulement queLouis XI, le roi démocrate, s’arrêta émerveillé à la vue de cesprisons modèles, Louis XI savait les dangers de la guerre qu’ilavait déclarée à ses grands vassaux. Il aimait les cachots bienétablis. Le Mont-Saint-Michel lui plut au-delà de tout dire.

Il y revint et il utilisa du mieux qu’il putces cachots si recommandables.

À l’époque où se passe notre histoire, aucuncaptif politique n’avait encore illustré les dessous duMont-Saint-Michel. Ces cachots étaient bonnement le pénitentiairedu couvent. On y mettait des moines ou des vassaux de l’abbaye, ilavait fallu la requête du duc François pour qu’Aubry de Kergariou ypût trouver place.

Par autre grâce spéciale, le frère gardienavait été autorisé à lui délivrer quatre bottes de paille : desorte qu’Aubry était à son aise.

Au moment où la voix de Reine se fit entendresur la petite saillie qui était sous la fenêtre-meurtrière, Aubrydormait, couché sur la paille. Mais le sommeil des captifs estléger. Il ne fallut qu’un appel pour mettre Aubry sur sespieds.

D’un bond il atteignit l’appui de lameurtrière et s’y tint suspendu.

– Pauvre Aubry ! dit Reine. Et ilscausèrent. Au bout de quelques minutes, la main droite d’Aubry quitenait l’appui de la meurtrière lâcha prise, parce qu’ellecommençait à s’engourdir ; ses pieds touchèrent le sol etrebondirent : sa main gauche saisit l’arête de granit etsupporta tout le poids de son corps à son tour.

– Vous souvenez-vous de maître Loys,Reine ? dit-il.

– Votre beau lévrier noir ?

– Oui, mon beau lévrier ! mon pauvreami si cher ! Reine convint que maître Loys était un parfaitlévrier.

En ce moment, Aubry disparut pour reparaîtreaussitôt après, et, cette fois, ce fut sa main droite qui saisitl’appui de la meurtrière.

– Il est bien heureux, ce maîtreLoys ! dit Reine en riant.

– Cela vous étonne que je pense àlui ? demanda Aubry. Quand vous serez ma femme, Reine, vousverrez comme il vous aimera ! Mais vous ne pouvez pas l’allerchercher à Dinan…

– J’ai un messager tout trouvé,interrompit Reine.

Elle songeait au petit coquetier Jeannin quiavait de si bonnes jambes…

– Merci ! merci ! s’écria Aubryavec chaleur ; il me semble que rien ne me manquerait ici sije savais que mon beau Loys est en bonnes mains et traité comme ilfaut. Mais parlons de vous. Y a-t-il du nouveau ?

Reine secoua la tête.

– Il y a que le pays est rempli desoldats, répondit-elle ; nous aurons de la peine à nousdéfendre et à nous cacher désormais. Hier on a crié la sommepromise à qui livrera la tête de mon père.

– Elle n’est pas encore gagnée, cettesomme-là, Dieu merci !

– Ils sont nombreux. Une douzained’hommes d’armes, sans compter le chef, qui est un chevalier… etbeaucoup de soldats.

– Ah ! dit Aubry, notre seigneurFrançois a trouvé un chevalier pour s’avilir à cemétier-là !

– Il n’en a pas trouvé, répliquaReine ; il en a fait un.

– À la bonne heure ! et quel est lecroquant ?…

– Un de vos parents, Aubry…

– Méloir ! s’écria le jeune hommeavec cette indignation mêlée de mépris qui ne peut tuer tout à faitle sourire ; Méloir… mon rival, vous savez, Reine…

Reine se redressa.

– Oh ! ne vous offensez pas !Il était bon autrefois, mais vous verrez qu’il sera pendu quelquejour comme un vilain, si je ne lui donne pas de ma dague dans lapoitrine.

– Pauvre Aubry ! dit Reine, entre sapoitrine et votre dague il y a loin !

Aubry disparut, comme si cette observation,cruelle dans sa vérité, l’eût foudroyé.

Ce n’était que sa main droite qui sefatiguait.

Ces plongeons soudains du pauvre prisonniermettaient le comble à la bizarrerie de cette scène, où la gaieté dedeux cœurs vaillants et jeunes luttait presque victorieusementcontre une profonde détresse.

Quand la tête d’Aubry se remontra, Reine vitqu’il secouait ses cheveux bouclés avec colère.

– Patience ! dit-il ; je saisque je ne suis bon à rien… Mais je payerai toutes nos dettes d’unseul coup, si Dieu le veut. Revenons à vous, Reine, vous parliez dela suite de ce coquin de Méloir…

– Je disais que leur nombre m’épouvante,Aubry, et j’allais ajouter que le secret de la retraite de mon pèren’est plus à moi.

– Comment ! vous auriez confié…

– À vous seul, Aubry ! interrompitla jeune fille ; et si j’ai eu tort, ce n’est pas vous quidevez me le reprocher. Mais il y a deux nuits, en traversant lagrève, j’ai vu qu’on me suivait. Je suis revenue sur mes pas ;j’ai fait tout ce que j’ai pu pour tromper cette surveillance… j’aicru avoir réussi ; je me trompais : en mettant le piedsur le roc de Tombelène, j’ai revu la grande ombre maigre etdifforme qui sortait du brouillard en même temps que moi…

– Vous avez reconnu l’espion ?

– J’ai reconnu le Normand VincentGueffès, qui habite depuis quelques mois sur le domaine deSaint-Jean-des-Grèves.

– Est-ce un brave homme ?

– On dit dans le village qu’il vendraitbien son âme pour un écu. Aubry garda le silence.

– Il y en a encore un autre, poursuivitReine ; mais celui-là est un enfant loyal et dévoué. Je necrains que Gueffès.

– Vous souvenez-vous, Aubry ?reprit-elle encore après une pause, la semaine passée nous étionstout pleins d’espoir, nous nous disions : notre peine nedurera, au pis aller, que quarante jours, puisque François deBretagne n’a plus que quarante jours à vivre. Dieu m’est témoin queje prie chaque soir pour que monseigneur le duc se repente et nonpas pour qu’il meure, mais enfin ce sont là des choses que mesprières ne changeront point. Monsieur Gilles a dit :« dans quarante jours » ! je l’ai entendu ; savoix mourante sonne encore à mon oreille. Aujourd’hui, deuxsemaines sont écoulées ; nous n’avons plus que vingt-cinqjours de peine. Nous parlions ainsi… Eh bien ! Aubry, monespoir s’en va !

– Ne dites pas cela. Reine, où vous meferez devenir fou dans cette cage maudite !

– Hélas ! continua mademoiselle deMaurever : un vieillard et une jeune fille pour combattre tantde soldats ! Je ne vous ai pas tout appris. Si Vincent Gueffèsne nous vend pas, ils sauront se passer de lui. Avez-vous entenduparler, Aubry, de ces lévriers qui chassent les naufragés sur lesgrèves d’Audierne et de Douarnenez, autour des rochers dePenmarch ? Méloir attend douze de ces lévriers.

– Le misérable ! s’écria Aubry.

– Demain, en traversant la grève pourporter le repas de mon père, acheva Reine, je serai chassée par lameute de Rieux comme une bête fauve.

La main d’Aubry se tendit jusqu’au barreauqu’il secoua avec furie. Le barreau, scellé dans le roc, ne remuamême pas.

– Il faudra bien qu’il cède, râla lepauvre porte-bannière, emporté par un accès de délire ; jel’arracherai ! oh ! je l’arracherai ! et si je nepeux pas, j’userai le roc avec mes ongles. Reine, je mourrai enragédans ce trou, maintenant ! et si le vent m’apporte cette nuitles cris de cette meute infernale…

Il n’acheva pas. Un gémissement sortit de sapoitrine. Sa main ensanglantée lâcha du même coup le barreau et lasaillie de pierre. Reine l’entendit tomber comme une masse au fonddu cachot.

– Aubry ! dit la jeune filleeffrayée. Point de réponse.

– Aubry ! murmura-t-elle encore.Elle n’osait élever la voix, à cause de l’archer qui veillait surla plate-forme.

Aubry garda le silence.

Reine joignit ses mains, et sa prièredésespérée s’élança vers le ciel.

– Mon Dieu ! Et vous, sainteVierge ! dit-elle, ayez pitié de nous !

– Aubry ! murmura-t-elle pour latroisième fois ; revenez ! revenez ! j’ai été à Dol,je vous apporte une lime d’acier…

Ces mots n’étaient pas achevés, que la têted’Aubry rayonnait à la meurtrière.

– Une lime ! s’écria-t-il, délirantde joie comme il délirait naguère de douleur : une limed’acier ! nous sommes sauvés, Reine, sauvés !sauvés !

Un bruit rauque se fit à l’intérieur de lacellule, qui s’illumina soudain.

– Baissez-vous ! murmura Aubry quise laissa choir aussitôt.

Reine obéit ; elle avait eu le temps devoir à l’intérieur du cachot, une tête chauve dont le front plombérecevait en plein la lumière d’une lampe.

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