La Fée des grèves

Chapitre 8L’apparition.

C’était merveille de voir le vaillant appétitde ces honnêtes soldats. Ils mangeaient, ils buvaient sans relâche,imitant l’exemple de leur vénéré chef, le chevalier Méloir, quirévéla en cette occasion des capacités de goinfrerie au-dessus detout éloge.

Ce peuple de volatiles, dont les plumesformaient un véritable monceau au milieu de la chambre, futenglouti à l’exception d’une demi-douzaine de poulets.

Il suffit d’un grain de sable pour borner lesfureurs de l’Océan.

Quelques poulets du bourg de Saint-Jean firentreculer l’appétit fougueux de nos gens de Bretagne qui dirent pours’excuser :

– Il faudra bien déjeuner demain. Car ily a de grands estomacs qui déjeunent, même après ces soupersépiques ! Le feu couvait sous la cendre, au fond de lacheminée. La nuit avançait. Méloir dit :

– Mes compagnons, bon sommeil je voussouhaite ! Et il se mit à ronfler dans son fauteuil, une mainsur son épée, l’autre sur son escarcelle. Chacun fit comme lui.

Dans la salle que remplissaient tout à l’heureles chants gaillards et les mille fracas de l’orgie, on n’entenditplus que le bruit rauque et sourd des respirationsembarrassées.

Tous étaient couchés pêle-mêle, hommes d’armeset archers. Les pieds de l’un s’appuyaient contre la tête del’autre. Corson, le savant héraut, dormait étendu sur le dos, lesjambes écartées symétriquement. S’il était possible à un doctehomme de se regarder dormir et que Corson se fût donné cepasse-temps, il n’eût point manqué de dire qu’il ressemblait ainsià un pairle.[9]

Mais Corson, tout fatigant qu’il était, nepouvait pas se regarder dormir. D’ailleurs, il rêvait qu’il nageaitdans une mer de sinople, fréquentée par des sirènes decarnation. Et cela le divertissait, cet ennuyeux jeunehomme.

Les autres rêvaient ou ne rêvaient point.

Les torches, accrochées au manteau de lacheminée, s’étaient éteintes. Deux résines à demi consuméesluttaient seules contre la lune, qui lançait obliquement dans lachambre ses rayons cristallins et limpides.

Alors une jeune fille apparut sur leseuil.

Aux lueurs indécises des deux résines, lescontours de son visage fuyaient. Quelque chose de vague et desurnaturel était autour d’elle.

Il n’y avait pas de poètes parmi ces hommes defer qui dormaient, vautrés sur le sol. À voir cette apparitionpleine de grâces, un poète eût pensé tout de suite à l’ange qui estl’âme des ruines, à la fée qui est le souffle des grèves…

Ange ou fée, elle tremblait.

Pendant une minute, elle regarda cet étrangedortoir de l’orgie.

Puis un éclair s’alluma dans ses grands yeuxd’un bleu obscur.

Elle fit un pas en avant. Elle entra dans lalumière de la lune qui jeta des reflets azurés dans l’or ruisselantde ses cheveux.

Vous l’eussiez alors reconnue.

Pauvre Reine ! que de larmes dans sesbeaux yeux depuis le jour où nous l’avons entrevue derrière lesplis de son voile de deuil !

Ce jour avait commencé sa misère. Depuis cejour-là, son vieux père luttait contre le ressentiment d’un princeoutragé ; lutte terrible et inégale ! Depuis ce jour, lepauvre Aubry était captif dans les cachots souterrains duMont-Saint-Michel.

Et son père n’avait qu’elle au monde pour lesecourir et le protéger !

Et Aubry ! Oh ! que pouvaient lesmains blanches de Reine contre l’acier des barreaux ou le massifgranit des murailles ?

Elle avait pleuré, mon Dieu !

Mais il y avait une audace latente sous lesgrâces de cette frêle enveloppe.

Et toute hardiesse a sa gaieté, parce que lagaieté, qui est un mode de l’enthousiasme, se dégage de tout effortmoral, comme la chaleur de tout effort physique.

Les pleurs de Reine se séchaient souvent dansun sourire.

Elle était si jeune ! et Dieu lui faisaitde si surprenantes aventures !

Cette nuit, par exemple, au milieu de cessoudards qui ronflaient, elle avait peur, c’est vrai ; mais unmalicieux sourire vint à sa lèvre quand elle reconnut, trônant surle fauteuil d’honneur, Méloir, le chevalier de nouvellefabrique.

Naguère, dans les fêtes d’Avranches, cet hommelui avait demandé la permission de porter ses couleurs. Plus tard,il s’était offert de lui-même, sur le noble refus d’Aubry, àpoursuivre Hue de Maurever. C’était maintenant un chevalier. Etpourtant Reine souriait, parce qu’il est des hommes qu’on ne peuthaïr sérieusement.

La salle était grande. Reine voulait parvenirjusqu’à la table. Elle avait un panier au bras, et son regardconvoitait naïvement les débris du souper.

Elle avançait avec lenteur parmi ces obstacleshumains. Il lui fallait à chaque instant éviter une tête, enjamberun bras, sauter par-dessus une poitrine bardée de fer.

Parfois, lorsque l’un des dormeurs faisait unmouvement, Reine s’arrêtait effrayée. Mais elle reprenait bientôtsa tâche, et à mesure qu’elle approchait de la table, le sourire sefaisait plus espiègle autour de sa lèvre.

Enfin, elle atteignit la table en passant surle corps mal bâti du sieur de Corson, qui ruminait chevrons,bandes, barres, pals, sautoirs, burelles, lions rampants ouissants, besans, quintefeuilles et merlettes : toutes lesfigures du blason.

Elle mit dans son panier deux poulets, un grosmorceau de pain et un flacon de vin vieux qui restait intact parfortune.

Puis elle se redressa, toute heureuse de savictoire, en secouant ses blonds cheveux d’un air mutin.

Comme elle s’apprêtait à traverser de nouveaula salle, cette fois, pour s’enfuir avec les trophées de sontriomphe, elle laissa tomber un regard sur le bon chevalier.

Le chevalier Méloir avait toujours la main surson escarcelle rebondie.

Les sourcils délicats de Reine se froncèrentet son œil brilla d’un éclair hautain.

– L’or qui doit payer la tête de monpère ! murmura-t-elle. Il faut croire que, dans ce temps-là,les châtelaines portaient déjà des ciseaux, car on eût pu voir dansla main de Reine un reflet d’acier qui passa entre les doigts deMéloir. Le cordon qui retenait l’escarcelle fut tranché en un clind’œil. Mais l’escarcelle ne tomba point. La main de Méloir étaittoujours dessus.

Ces soldats sont vigilants, même dans lesommeil.

Quand Méloir imposait à son repos la conditionde garder un objet, Méloir s’éveillait, comme il s’était endormi,la main sur l’objet gardé, que ce fût une bourse ou une épée.

Reine tira l’escarcelle bien doucement, puisplus fort. Impossible de faire lâcher prise à Méloir. Reine essayad’ouvrir l’escarcelle entre ses doigts. Impossible encore !Pourtant elle la voulait !

Non pas peut-être pour se procurer un peu decet argent si nécessaire au proscrit qui se cache ; non pasassurément pour s’indemniser des ravages commis sur les domaines deMaurever : Reine n’avait pas un écu vaillant, mais elle savaitoù prendre le pain qui soutenait l’existence du vieillard.

Non, pour rien de tout ce qui eût pudéterminer un homme à s’emparer du trésor, disons plus ; non,pas même dans le but de s’en servir.

Mais bien parce que cette escarcellecontenait, à son sens, l’odieuse récompense qui devait payer latrahison : les cinquante écus nantais promis à quiconquelivrerait monsieur Hue.

Elle voulait, – et c’était bien quelquechose que la volonté de cette blonde enfant, si mignonne et sifrêle !

Cette blonde enfant, si frêle et si mignonne,avait bravé naguères pendant dix nuits les balles et les traitsd’arbalètes pour aller porter du pain à Gilles de Bretagneprisonnier. Et Dieu sait que les archers de Jean de la Haiseavaient ordre de viser juste autour de la grille du cachot.

Cette blonde enfant, depuis dix autres jours,traversait chaque nuit les grèves, où tant d’hommes forts ontlaissé leurs os, pour porter encore du pain, – du pain à sonpère, cette fois.

Quand elle voulait, il fallait.

Méloir grondait dans son sommeil. Il sentaitconfusément l’effort de la jeune fille. Sa main se raidissait surl’escarcelle, bien qu’il ne fût point réveillé encore.

L’impatience prenait Reine, dont le petit piedfrappa le sol avec colère.

Puis, comme si ce n’était pas assezd’imprudence, la téméraire enfant, par un dernier mouvement brusqueet vigoureux, arracha l’escarcelle.

– Alarme ! cria Méloir, quis’éveilla en sursaut. En une seconde, toute l’escorte fut surpied.

Mais une seconde ! c’était dix fois plusqu’il n’en fallait à Reine de Maurever pour opérer sa retraite.

Leste comme un oiseau, elle bondit parmi lesdormeurs qui s’agitaient ; elle sauta d’un seul élan surl’appui de la fenêtre ouverte, et les soldats se frottaient encoreles yeux qu’elle avait déjà franchi le seuil de la cour.

En passant près de la table, elle avaitsoufflé les deux résines.

La lune était sous un nuage.

Ce fut, dans la salle, une scène de désordreinexprimable. Au milieu de l’obscurité complète, on se démenait, onse choquait. Les jambes engourdies des dormeurs s’embarrassaientdans le foin qui leur servait de lit, et plus d’un tombalourdement, mêlant aux cris confus un son retentissant deferraille.

On eût dit qu’une lutte acharnée avaitlieu.

– Allumez les résines ! commandaMéloir. Et chacun de répéter :

– Allumez les résines ! Mais quandtoute le monde commande, personne n’obéit. On continua de s’agiterà vide. Le sieur de Corson s’était remis en pal, comme ildisait quand il était de très joyeuse humeur. En pal, pourlui, signifiait debout.

Oh ! les sinistres joies de lascience !

Quand un docte homme plaisante, fuyez !Il n’y a qu’une plaisanterie de mathématicien, qui puisse être plusfuneste qu’une plaisanterie d’archiviste-paléographe !

Les autres cherchaient leurs armes, juraient,se bourraient, trébuchaient contre les flacons vides et donnaientleurs âmes au diable, qui ne s’en souciait point.

Le chevalier Méloir était comme ébahi.

Il fallut que la lune sortît de son nuage pourmettre fin à la mêlée. Un rayon argenté inonda un instant la salle,pour s’éteindre bientôt après. Mais on avait eu le temps de sereconnaître. Conan et Kervoz battaient déjà le briquet.

– Avez-vous vu ?… commençaMéloir.

– Un fantôme ? interrompitKéravel.

– Quelque chose, continua Fontebrault,qui a glissé dans la nuit comme un brouillard léger.

– Une vision…

– Un esprit…

– Quelque chose, s’écria Méloir, qui acoupé les cordons de ma bourse !

– En vérité ! fit-on de toutesparts.

– Quelque chose, ajouta Kéravel, ensoulevant une des résines allumées, qui a emporté deux de nospoules et notre dernier flacon.

– C’est pourtant vrai ! répéta-t-onà la ronde.

– Sarpebleu ! gronda Méloir, audiable les poules ! mon escarcelle contenait la rançon d’unchevalier ! On peut monter à cheval et le chercher. Ce quelquechose-là, mes compagnons, il me le faut !

Les hommes d’armes s’entre-regardèrent.

– Chercher, murmurèrent-ils, c’estpossible, mais trouver…

– Il faut trouver, mes compagnons !dit Méloir.

– Si c’est un voleur, répliqua Kéravel,il est adroit, messire, et il a de l’avance. Si c’est unesprit…

– Quand ce serait Satan, sarpebleu !On chuchota. Méloir poursuivait :

– Sellez les chevaux, Conan et lesautres. Notre nuit est finie. Vous, mes compères, écoutez, s’ilvous plaît, je vais vous donner le signalement du prétendufantôme.

– Vous l’avez donc bien vu,messire ?

– Pas trop, mais juste pour lereconnaître. De sa taille, je ne saurais rien dire, sinon qu’il estplus leste que les lévriers de Rieux. Sa figure, je ne l’ai pasaperçue, puisqu’il me tournait le dos en fuyant. Mais ses cheveuxblonds, bouclés et flottants…

– C’est une femme ?

– Peut-être. Vous souvenez-vous dugarçonnet qui nous a conduits jusqu’ici, messieurs ?

– Oh ! oh ! s’écria-t-on, c’estvrai ! il a des cheveux blonds.

– Et vous souvenez-vous comme il avaitenvie des cinquante écus nantais ?

– Oui ! Oui !

– Voilà la piste, mes compagnons. À vousde la suivre. Un bruit soudain se fit dehors.

– Sus ! sus ! criaient Conan,Merry, Kervez et les autres archers.

Et ils donnaient chasse dans la cour à un êtrequi fuyait avec une merveilleuse rapidité.

– Sus ! sus !

– Mon bon Seigneur, disait le pauvrediable perdant déjà le souffle, ayez pitié de moi. Je venais pourparler à votre maître, le noble chevalier Méloir.

– Au milieu de la nuit ? Attention,Conan ! Barre-lui la route, Merry ! Nous allons l’acollercontre le mur !… Les hommes d’armes et Méloir s’étaient misaux fenêtres.

– Oh ! mes bons seigneurs !oh ! criait le fugitif à bout de forces.

– Messire, dit Fontebrault, je crois quecet honnête gaillard va nous donner des nouvelles de votrebourse.

– Ne lui faites pas de mal, ordonnaMéloir aux archers. Le fuyard s’arrêta au son de cette voix.

– Merci, mon cher seigneur, dit-il, queDieu vous récompense !

– Amenez-le ! commanda Méloir.L’instant d’après, les archers poussaient dans la salle un individuqui ne ressemblait vraiment point au signalement donné par Méloir.Ce signalement, tout imparfait qu’il était, parlait du moins d’unetaille souple et de longs cheveux blonds soyeux. Notre fugitifavait au contraire tout ce qu’il fallait pour n’être confondu deprès ni de loin avec ce signalement. C’était un grand garçon d’unelaideur très avancée et pourvu d’une chevelure dont chaque crinétait rude comme la dent d’une étrille.

– Messire, dit l’archer Merry, nous avonssurpris ce vilain oiseau-là au moment où il se glissait hors de lacour.

– Que venais-tu faire dans la cour ?demanda Méloir qui avait repris place dans son fauteuil.

– Je venais vous parler, mon bonseigneur.

– Comment t’appelles-tu ?

– Vincent Gueffès, fidèle sujet du ducFrançois, et le plus humble de vos serviteurs, monseigneur.

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